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Dans la paroi ouest du Cervin

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

17—20 août 1947 Par Carlo Taddei et Luigi Carrel Avec 1 illustration ( 46 ) Les auteurs alpins ont coutume de commencer leurs récits d' ascensions par un préambule volontiers sentimental, ou bien en rappelant une course antérieure, ou encore à l' arrivée du car sur la place du dernier village. Pour nous, nous commencerons beaucoup plus tard, par une brûlante après-midi d' un mois d' août qui avait été jusqu' alors presque toujours splendide. Je dis presque, car depuis près d' une semaine le temps se montrait d' une instabilité constante: matinées claires et fraîches, après-midi nuageux, avec un vent violent et des brouillards sur les hauteurs. Ce jour-là, 17 août, nous étions étendus au soleil sur de grandes dalles plates au bord du Glacier de Tiefmatten. Nous venions d' Oriondé, et une fois passé le Col Tournanche, nous n' avions pas cessé de regarder la grande paroi ouest, haute et sombre dans un ciel plein de vent. Le jour précédent, Luigi était monté au sommet par l' arête italienne, et il avait observé d' en haut et de flanc cette partie de la paroi qu' on appelle la Galerie. Le reste ne se voit pas, masqué par le grand bastion jaune qui la coupe transversalement de part en part.

Tout au fond, on ne distinguait le glacier qu' au travers d' une masse fumeuse de brumes, de moraines, de soleil et d' ombre.

Au début de son récit, Herrmann 2 raconte sa joie de se trouver seul, par une journée semblable, au pied du Cervin. Nous aussi nous étions heureux. La rumeur sourde des avalanches de pierres faisait comme un accompagnement à nos pensées et à nos projets, et, en fait, le tragique couloir Penhall était le plus favorisé à ce point de vue. Souvent de gros blocs isolés percu-taient le glacier à quelques dizaines de mètres de la berge. Détachés des crêtes sommitales, ils laissaient derrière eux la menue caillasse et rebondissaient en paraboles insensées par-dessus le grand ressaut. Le sommeil fut lent à venir, tandis que lentement se refroidissaient les roches. Nous avions déjà pris la décision de monter par l' arête de Zmutt; mais la trêve des pierres, à la dernière heure, nous poussa à revenir à notre premier projet. Nous laissons au bivouac un sac, les crampons et une bouteille avec un billet indiquant notre destination. J' avais écrit: « Depuis Fritz Herrmann nous sommes les premiers à tenter la paroi. » J' étais ému. Nous remontons rapidement le cône de déjections du Couloir Penhall et attaquons à droite. « Le Cervin ne me veut pas de mal, dit Luigi, je l' ai embrassé au front e, et peut-être suis-je 1 Nous remercions chaleureusement M. Adolfo Balliano, rédacteur de la Rivista mensile du C.A.I., de nous avoir autorisé à reproduire ce récit.

1 Le 17 juillet 1929, un jeune Autrichien, Fritz Herrmann, après avoir bivouaqué au pied de l' arête de Zmutt, s' engageait seul dans la paroi ouest. Le lendemain, il parvenait à rallier, très haut, la crête de Zmutt et par là le sommet. Voir le récit de cette ascension dans le beau livre de Giuseppe Mazzotti: Dernières victoires au Cervin.

Allusion à l' itinéraire tracé autour de la Tête du Cervin par L. Carrel, Albert Deffeyes et P. Maquignaz en 1941. ( Voir Les Alpes, février 1947. ) le seul... je l' ai piqué quelques fois, mais légèrement. Il faut savoir le prendre; tu verras qu' il nous sera favorable encore aujourd'hui... nous en reparlerons ce soir à Oriondé... Attention aux ponts de glace!... j' attaque la paroi ouest. » C' est ainsi que commença l' attaque, par cette belle aube d' août, tandis que le soleil donnait encore derrière le Mont Rose. Gravissant rapidement les premières cheminées à droite du Couloir Penhall, en trois quarts d' heure nous arrivons au-dessus du premier ressaut. Encore une montée raide à droite, puis droit en haut par des plaques lisses très redressées, encore en haut, puis à gauche par une traversée exposée mais belle. Parvenus sur la rive droite du grand couloir rocheux central, nous faisons une première halte. Pas une pierre ne siffle, l' air est calme, le ciel serein, pas froid du tout. Il y a à peine une heure et demie que nous sommes en route; déjà la lumière plus transparente permet de distinguer plus nettement les contours de la paroi. Là-bas la crête de Zmutt; le Couloir Penhall est caché; tout en bas, rond et minuscule, le bivouac abandonné. Nous sommes pleins d' ardeur à l' escalade, le sac ne pèse pas, la paroi ouest se perd dans la grisaille fumeuse des hauteurs. Nos espoirs sont couleur de rose.

Le grand bastion jaune, notre cauchemar pendant ces trois journées, se profile à gauche dans la clarté de l' aube. Encore des passages très raides, où l'on ne peut guère assurer. Silence, accentué de temps en temps par le heurt occasionnel du piolet de Luigi contre le rocher. Et tout à coup voici le verglas. D' abord discret et insidieux, il recouvre d' une laque traîtresse les prises des premières dalles, puis, omnipotent et tyrannique, il barre rigoureusement notre route. Du matin au soir. Trop chaude a été l' après d' hier; la galerie nous a trahis.

Ici commença la danse des « passages »; il y en eut une dizaine avant de pouvoir rejoindre le bastion jaune. Les heures passèrent, lentes, calmes, dans une tension angoissée. Cette fois le silence est définitivement rompu; le marteau ne cesse de frapper pour enfoncer et enlever les pitons, tandis que le soleil descend le long des flancs de la Dent d' Hérens et envahit lentement le glacier.

Je ne saurais redire où et comment nous avions passé. La roche était humide et froide, la corde déjà raidie par le gel, les mains engourdies par l' effort tenace et prolongé pour tenir. Seul le nombre des pitons est resté gravé dans ma mémoire, spécialement de ceux que nous dûmes abandonner. Sur une trentaine que nous avions plantés, quatre étaient restés dans la roche, quatre rétifs insolents et récalcitrants. On pourrait penser que c' était peu, pourtant c' était encore trop pour nous, car notre provision était insuffisante. Parvenus au milieu de la paroi, contre toute attente, il ne nous en restait que deux. Un petit, plat, déjà cassé à la pointe, et un grand vertical, bon et tendre. La plupart d' entre vous savent ce que cela veut dire: secouer désespérément un piton rétif, particulièrement en traversée, avec la terreur d' aller se rompre l' échiné sur les rochers au-dessous; et puis le triste moment où il faut l' abandonner.

— Luigi, il ne veut pas sortir.

— Laisse-le, et dépêche-toi.

La montée continue; une longueur de corde et puis encore une autre. Je connaissais tout cela. Je connaissais déjà cette petite secousse vers l' abîme, lorsque le piton ébranlé quitte la fissure; je connaissais les remontées à la brasse le long de la corde tendue, la recherche des prises plus haut sur la roche luisante de verglas, la respiration haletante lorsqu' on rejoint le compagnon, mais je n' avais jamais vu un travail aussi délicat pour le premier de cordée, sans cesse exposé à « vider » la prise visqueuse. Je ne puis plus aujourd'hui, tandis que j' écris, ressentir cette étrange sensation d' incertitude que j' éprouvais naguère en admirant la photographie de la traversée d' Hinter dans la paroi nord de l' Eiger. Je ne l' éprouve plus parce que le souvenir de notre récente ascension m' a fait surmonter cette impression. C' est pourtant l' une des meilleures et des plus impressionnantes photos de traversée sur le verglas que je connaisse.

Bref, nous sommes montés ainsi, de dix en dix mètres, sans un instant de relâche, toujours exposés, toujours hypertendus. Toutes les autres sensations étaient abolies. Ni le froid ni la faim ni les préoccupations quant à la suite de la grimpée. A peine avons-nous remarqué qu' une caravane suisse passait sur l' Epaule de Zmutt; tout de suite après, nous sommes de nouveau seuls. Et le bastion jaune se dresse toujours plus haut au-dessus de nos têtes, toujours plus jaune, si rébarbatif qu' il vous repousse avant même qu' on le touche, hostile, ennemi. Il est près de 1 heure lorsque nous en atteignons la base. Première halte; nous sommes satisfaits, mais soucieux de ce qui nous attend. Si tout le reste est ainsi, si le verglas ne cesse pas, peut-être serons-nous forcés de bivouaquer. C' est la première fois que nous pensons à la nuit, au lendemain. Au bout de dix minutes nous repartons. J' assure Luigi d' en haut, la corde lentement se déroule. Il m' assure à son tour, ancré sur un éperon rocheux. Les pierres commencent à tomber; elles passent au large à cent mètres de nos têtes, vrombissant comme des avions, et frappent les dalles inférieures que nous avons traversées tout à l' heure avec un bruit sec, irritant. Le verglas gicle; je ne le vois pas, mais je le sais. La roche affleure sous la glace pulvérisée, le bloc se brise et rejaillit en fusée. Où ira-t-il atterrir? Se peut-il qu' un fragment transporté par le glacier, puis par la moraine, soit entraîné finalement par le torrent impétueux et par le fleuve jusqu' à la mer?

Le couloir se redresse, plus étroit, puis s' élargit derechef vers le haut. Nous gravissons une trentaine de mètres dans la glace et la neige, presque sans assurage. Une heure a passé. Nous traversons à gauche deux plaques qui, au prix de deux heures et de trois pitons, nous font gagner une dizaine de mètres au plus.

Du haut d' un bloc encastré entre la glace et le rocher, nous cherchons le passage qui doit nous amener au-dessus de la paroi jaune. Nous essayons d' abord à droite. Luigi avance lentement pour tâcher de rejoindre un gros couloir qui va se perdre dans la neige. La pénurie de pitons — il ne nous en reste que deux que nous planterons et arracherons une trentaine de fois encore — l' oblige à rebrousser. « Ici on ne passe pas; Herrmann n' a pu passer par là; c' est tout en surplombs », dit Luigi.

Une pluie s' égoutte maintenant du toit. L' eau provenant des « Galeries » glisse rapide le long de la paroi jaune. Nous voudrions traverser à gauche, sur une nervure de glace longue d' une soixantaine de mètres et haute d' autant; là-bas, le ressaut jaune est moins haut, tout au plus une trentaine de mètres. Mais la glace, formée par la pluie qui tombe d' en haut, est vive, dure, vitreuse; elle saute en grosses écailles qui vont se briser sur les dalles inférieures, et dont les fragments étincellent au soleil qui nous a rejoints, mais ne nous éclaire pas et ne nous éclairera plus dans la paroi ouest, sombre, déserte, triste et froide. Nous nous regardons. « Saloperie, dit Luigi, une vraie saloperie. C' est tout vilain par ici. Regarde, on ne voit plus le glacier, tout embrumé de nuées; regarde comme elles grimpent, fines et légères, elles envahissent les couloirs, assiègent les crêtes, s' étirent sur les dalles; regarde comme elles bouillonnent au soleil qui les illumine, mais dessous tout est sombre, terriblement sombre; qu' allons faire?

— Abandonnons, dit Luigi après un silence.

— Abandonnons 1 Nous redescendons dans le couloir par les plaques qui nous ont coûté tant de peine il y a un moment, moi à la corde double, Luigi de même qu' au milieu, ensuite en varappe libre. Quelques mètres plus bas, une véritable cascade nous barre le passage; oh! non pas triste et lugubre, tout au contraire. D' où elle prenait le soleil, je n' en sais rien, car déjà le brouillard nous avait rejoints, et les roches de quarzite s' irradiaient de teintes féeriques. Le soleil cependant avait déjà rongé les marches taillées à la montée dans la neige durcie qui plaquait le fond de la fissure. Puis la lumière s' éteignit, et nous restâmes seuls avec un grand désir d' aller vite et l' impossibilité d' avancer sans être arrosés. Mais il n' y avait pas d' autre moyen. Je fus bientôt de l' autre côté, complètement trempé. Luigi fut protégé des dieux. Pendant qu' il descendait, un coup de vent dévia le jet de quelques mètres, et il s' en tira à bon compte.

Le souci de trouver un bon gîte pour la nuit hâtait notre descente. A 8 heures nous sortîmes du couloir 60 mètres plus bas, exactement à la base de la paroi jaune. Le passage de sortie, reconnu à la montée, fut rapidement franchi.

Ce fut un bivouac passable. Assis sur une vire très étroite, épaule contre épaule, assurés à un solide piton et au manche d' un piolet enfoncé dans une fissure. La nuit descendit sur nous d' un coup, tandis que nous achevions nos maigres provisions. L' orage ne nous inquiéta pas, heureusement; mais il y eut de la grêle et de la neige, de sorte que, par moments, j' entendais à la fois la respiration de Luigi et le bruissement de la neige. Dès que le corps perd la chaleur emmagasinée à la montée et qu' il est pénétré par le froid ambiant, on commence à trembler. C' est d' abord une secousse légère, mais qui gagne et ébranle bientôt tout le corps, torturante, et que seul un effort de volonté peut interrompre. Grelottant, sommeillant de temps en temps, et surtout regrettant un bon sac de couchage, nous attendîmes l' aube.

Silence. Devant nous, seulement le ciel. Plus bas et plus loin, les Dents des Bouquetins et la Dent Blanche reçoivent la première lumière. Froid, un froid opiniâtre et pénétrant qui engourdit les jambes et les mains. J' assure Luigi qui descend une dizaine de mètres pour reconnaître le terrain. Jusque là, pas une paroles pas même un regard. Nous savions déjà qu' il ne serait pas possible, avec notre petite corde, très peu de pitons et d' anneaux d' amar, de descendre des centaines de mètres de dalles lisses et luisantes dont l' ascension avait été difficile et périlleuse. Nous ne parlions pas parce que nous n' aurions pas su que nous dire. Silence. Luigi me rejoint de nouveau. Chacun se prépare de son côté, dénoue la corde raidie, renfonce la chemise et le maillot dans les pantalons, tire sur les bas, s' assouplit les bras par un peu de gymnastique, puis vivement départ.

Nous reprenons l' ascension, dit Luigi. Ma proposition de rallier l' Epaule de Zmutt a été écartée; bien que plus courte, cette traversée est trop exposée et trop verglassée. Nous sommes donc forcés de monter, pour la simple raison que nous ne pouvons ni traverser ni descendre. Nous sommes prisonniers de la paroi ouest, la sombre muraille ouest du Cervin, des flancs de laquelle on n' aperçoit rien d' autre, je dis rien d' autre, que des glaciers courroucés et des séracs chancelants, ni une prairie étalée dans les profondeurs, ni un toit de chalet brillant au soleil du matin. C' est la paroi la plus sauvage et la plus inhospitalière que je connaisse. » Ainsi, pour la troisième fois nous gravissons le couloir, traversons les plaques de glace vive au pied de la cascade, et, après une tentative infructueuse à droite, nous nous retrouvons sur le gros bloc encastré entre la paroi jaune et la face où, la veille, nous avions pris la décision de renoncer. Nous en sommes exactement au même point que le jour précédent, mais en moins bonne posture. Le jour précédent, nous avions besogné de 5 heures du matin à 8 heures du soir pour gravir environ 500—600 mètres de la paroi. d' hui — il est 8 heures — avec toute la journée devant nous, avec la volonté déterminée de réussir qui nous anime et l' instinct de conservation tendu au maximum, nous devons à toute force sortir de la paroi, nous devons résoudre le problème du bastion jaune qu' Herrmann a évité en se portant à gauche vers les galeries où il a rejoint la voie normale de Zmutt. Nous aussi nous aurions fait comme lui si ce n' était l' impossibilité de traverser.

Vous savez sans doute ce que c' est que la glace, une pente de glace vive très inclinée, et combien peuvent être raides les plaques de ces petits névés qui vont mourir contre la roche. La cravate de glace que nous devions traverser à gauche pour atteindre l' endroit où la hauteur du bastion jaune ne dépassait guère une dizaine de mètres n' était pas très longue, 60 mètres peut-être, et haute d' autant, mais elle était dure et vitreuse; en outre Luigi devait tailler les marches avec le bras gauche, toujours dans une position incommode, et, le premier toujours en équilibre instable, le second gêné par le sac, l' assurage était très précaire. Les écailles de glace détachées par le piolet volaient sans bruit dans les profondeurs et disparaissaient sous le renflement de la bosse. Cette traversée dura trois heures, et nous pensions que c' était fini, que le plus dur était derrière nous. Illusions. Le moment le plus délicat fut de quitter la glace pour prendre le rocher. On se rappelle que tous les névés s' étaient beaucoup rétrécis en 1947. On entrevoyait une vire assez accueillante à mi-hauteur du ressaut jaune; mais comment y parvenir si l' oli ne pouvait attaquer le rocher que la glace, en se retirant, avait laissé lisse et compact? A la hauteur de deux mètres, il y avait une fissure avec quelques prises, et Luigi monta sur mes épaules pour planter un piton; mais la rainure était superficielle et le piton n' entrait pas. Il fallait pourtant forcer le passage. Il essaye une fois et atterrit de nouveau sur mes épaules. J' étais perché sur la glace dans une position plutôt instable; mais, et cela a l' air d' un paradoxe, le poids du corps de Luigi semblait améliorer ma sécurité. Il s' y reprend une deuxième, puis une troisième fois, et réussit enfin à faire chanter un piton dans une fente. Nous sommes bientôt sur la vire, étroite, inconfortable, où l'on a de la peine à se maintenir accroupi. Dix à douze mètres nous séparent du sommet du ressaut; nous apercevons la neige au-dessus, de couleur plus chaude, car elle reçoit la lumière réfléchie par les parois inférieures; tandis que nous sommes dans l' ombre. Ces dix ou douze mètres seront les plus pénibles, les plus difficiles de toute l' ascension. Imaginez la tâche de forcer un surplomb aussi haut et aussi marqué avec deux pitons seulement. On en plante un, puis il faut se baisser pour enlever l' autre, et ainsi de suite durant des heures et des heures, tandis que les jambes gigotent pour leur compte et que les mains crispées par la crampe ne peuvent plus s' ouvrir pour la manœuvre des mousquetons.

Luigi fut d' une habileté merveilleuse; la perfection de sa technique dépasse toute description; et il fit preuve d' une résistance étonnante. Il s' élève rapidement de trois mètres sous le surplomb encore peu prononcé; au-dessus, un éperon permet de s' écarter un peu de la roche. J' enlève les pitons qu' il a plantés et les lui passe au moyen de la corde, puis, assuré d' en haut, je redescends jusqu' à la vire. Luigi s' élève encore de trois mètres et réussit à passer la corde sur un bec de rocher. Je tire et il monte; je tire encore... mais il ne monte plus. Il est parvenu à l' éperon; il plante un piton un demi-mètre au-dessus, puis redescend, car il est fatigué. Il repart et réussit à faire passer corde et mousqueton dans le piton. Il redescend à l' éperon et remonte encore, place un étrier à plusieurs boucles. Encore un piton et un autre étrier. Ne parvenant pas à libérer la corde du mousqueton inférieur, il reste suspendu au piton comme un panier au plafond d' une cave. Enfin il y réussit; un dernier étrier et le voilà définitivement au-dessus du ressaut. Il disparaît, tandis que les pierres commencent à siffler; mais nous sommes en sécurité, lui derrière une bosse, moi accroupi sous le bastion jaune. C' est maintenant le tour du sac, des piolets, puis le mien. Luigi a laissé un étrier; la corde pend dans le vide; elle ne m' est d' aucun secours pour monter; tout au plus peut-elle m' assurer pendant que je me repose. J' ai donc l' aide d' une corde fixe qui descend d' en haut; mais comment faire pour la saisir: le surplomb l' écarté trop loin de moi. Enfin, à la troisième tentative, je réussis à l' attraper et me hisse à la force des bras. Luigi me soutient pendant que je me repose. Je ne touche absolument pas la paroi, et tournant sur moi-même je vois tantôt le ciel, tantôt le rocher. J' atteins enfin les boucles de l' étrier dont je puis me servir. Un seul des deux pitons peut être récupéré; l' autre est trop bien planté. Me voici en haut à mon tour, tout heureux et haletant. Il est 17 heures. A l' abri des pierres dont le grondement sauvage remplit maintenant toute la paroi, nous considérons avec satisfaction le ressaut sur- monté, le verglas vaincu, le couloir maintenant rempli par une cascade qui entraîne dans l' abîme pierres et glaçons. Nous sommes plus tranquilles et très heureux.

Un troisième bivouac nous attend; nous le savons, car les pierres qui ronflent ne nous permettront pas de quitter notre abri pour nous aventurer le long des galeries; mais demain, en quatre ou cinq heures, nous serons au sommet et pourrons nous étendre sur la crête et jouir du bon soleil. Nous décidons de monter encore d' une vingtaine de mètres jusqu' à un petit balcon d' aspect assez confortable vu d' en bas. A la course nous franchissons les dalles mitraillées par les pierres et en un clin d' œil sommes en sécurité. Cependant le balcon s' avère extrêmement étroit et incommode, et ce troisième bivouac sera le pire et le plus pénible de tous. Nous n' avons rien mangé depuis la veille; rien bu depuis le matin, et sauf une cuillerée de confiture nous ne mangerons rien; nous n' avons d' ailleurs pas grand' faim. Nous boirons seulement un verre d' eau recueillie sur les roches de la bosse qui nous abrite des pierres.

Le soir est vite là; avec lui vient le brouillard... et l' orage qui éclate sur la Dent Blanche. Accrochés à un bon piton d' assurage, nous voyons s' ap la troisième nuit que nous savons devoir être dure, très dure. Nous souffrirons cruellement du froid; nous serons de nouveau, pendant d' inter heures, secoués de frissons; l' esprit aussi sera engourdi par la fatigue et le sommeil. L' orage déchaîné sur la Dent Blanche se rapproche rapidement; à 10 heures nous sommes blancs de neige; à minuit le ciel est redevenu serein; à 2 heures il neige de nouveau et cette fois abondamment; à 3 h. et demie, fatigués de la nuit, nous commençons nos préparatifs et peu après quittons le bivouac. Dans les nuées qui nous enveloppent, nous devons redescendre les vingt mètres gravis hier soir pour nous mettre à l' abri des cailloux; mais ces dalles escaladées hier à toute allure, ces vingt mètres surmontés en peu d' instants, nous prendront aujourd'hui une à deux heures. Je ne puis me rappeler exactement la succession des passages. Luigi montait de quatre à cinq mètres, je le rejoignais et il repartait. Entre lui et moi, parfois l' assurage d' un piton, parfois rien. Impossible de retrouver la fissure sous la neige et le verglas qui tour à tour tapissaient la roche. Le couloir dans lequel nous montions, recouvert de cinq centimètres de neige, assumait une verticalité impressionnante; le brouillard effaçait nos traces à mesure que nous montions. Nous avions l' impression de ne pas avancer, de piétiner sur place, de dégager toujours la même prise sous la neige, de planter le même piton au même endroit, de lancer les mêmes imprécations, et nous ne nous apercevions pas que le temps passait rapidement. Le soleil avait envahi le couloir et dissipait les brumes. A droite et à gauche se profilaient les arêtes du Lion et de Zmutt. Pas faim, mais froid. Luigi toujours calme et sûr. On sentait et on savait qu' il fallait tenir bon. Le cauchemar de ces 200 mètres de couloir se prolongea jusqu' à 11 heures. Après une dernière traversée sur la droite, nous sortîmes de la partie difficile pour rallier les galeries supérieures, moins inclinées. A 100 mètres à notre droite, la Crête du Coq. Tout à coup, un cri, un appel lointain et modulé. En amont du point où aboutit la grande corde, trois silhouettes se détachent sur le brouillard. C' est Hosquet, Pession et Bich qui sont montés pour examiner la paroi. Quelques huchées pour les rassurer; ils laissent des vivres et des liquides sur la crête italienne. Nous continuons à monter par des couloirs plus faciles; la vue de nos amis nous a redonné forces et vigueur. A 1 heure nous sommes à l' Enjambée du Pic Tyndall, tandis que 100 mètres plus haut la tête rouge et embrasée du Cervin fume sous les nuées qui montent lentement de la paroi sud.RMsta Mensile Traduit par L. S.

A ski à la Dent de Mordes

Avec 4 illustrations ( 47—50Par Hans Flotron Lors de mes randonnées en partant d' Anzeinde pour le Pacheu, la Tête aux Veillon ou la traversée Anzeinde-cabane Rambert par le Col de la Forclaz, j' avais découvert les magnifiques terrains et les multiples possibilités pour le ski des belles pentes sud du massif des Muverans, des Hauts de Cry, de la Dent Favre et autres. L' idée me hantait de faire la jonction entre les villages de Mordes ou des Plans et la cabane Rambert, en passant par la Grande Dent de Mordes, pour descendre par le Lac Rouge et le Col de la Forclaz sur Ovronne ou Chamoson directement. Par cette traversée, je voulais réaliser ce que l'on pourrait appeler « La Haute Route vaudoise », bien que les itinéraires soient en majeure partie sur le versant valaisan des Alpes vaudoises. Depuis, j' ai parcouru souvent ces régions dans un sens ou dans l' autre, et chaque fois j' y découvre de nouvelles possibilités.

Le jour pointe à peine; sitôt hors du village de Mordes, nous chaussons nos skis. Pleins de bonne humeur à la perspective de passer quelques jours en nos Alpes, nous montons par monts et vaux en direction des Hauts d' Arbignon et du Creux de Dzéman pour atteindre le Col du Demècre entre le Pic du Diabley et le Six Trembloz. Ce col relie le haut plateau de Dailly-Morcles au vallon de Fully et est à peu près le seul chemin praticable pour faire l' ascension des Dents de Mordes à ski en partant de St-Maurice ou des Plans s/Bex. ( Nous avons fait la même course en partant des Plans, par la nouvelle cabane C.A.S. de la Tourche, où nous avons couché, Rionda et les Hauts d' Arbignon; mais cette traversée n' est réalisable que lorsque la neige est absolument sûre. Avalanches 1 ) II fait bon parcourir ces régions si peu connues en hiver, aux vues toujours changeantes sur les Dents du Midi, le massif du Mont Blanc et le Grand Combin. La neige, poudreuse et légère, est parfaite. En trois heures et demie nous atteignons le col. De là nous descendons environ 100 mètres à pied, pour longer ensuite une large vire sous l' arête du Six Trembloz et atteindre sans trop perdre d' altitude le milieu du vallon de Fully, au-dessus du lac. Une gentille promenade en montant par les belles pentes immaculées du Grand Coor nous conduit au sommet de la Grande Dent de Mordes en deux heures et demie depuis le Col du Demècre.

Il est 2 heures, le soleil tape dur. Un avion passe bas et son équipage nous fait des signaux amicaux. Tout est paix et silence. Nous contemplons l' ad mirable panorama qui, du Mont Blanc à la Forêt Noire et du Jura au Gothard, s' étend sur tout le pays.

La descente est une féerie. Nous filons en direction de la Tête Noire que nous gravissons en passant, puis par le Grand Pré, entre le Six des Armays et le Châtillon, nous descendons presque trop vite vers l' alpage de Saille. Laissant les chalets de Saille au-dessous de nous, nous passons par la Luy Fleu-riaz pour remonter, par Pessoz et Coppet, ,à la cabane Rambert.

( On peut aussi remonter depuis Saille le vallon d' Aufalle et faire l' ascen de la Pointe du même nom, pour gagner ensuite la cabane Rambert en passant devant le Petit Muveran, côté Nant, comme par le chemin d' été. L' ascension de la Dent Favre à ski peut se faire en remontant le vallon de Bougnonne. ) Le soleil illumine encore les sommets comme un feu de Bengale lorsque nous arrivons à la cabane, après huit heures de traversée, haltes comprises.

Nous quittons Rambert le lendemain vers 8 heures. Notre but pour cette journée du 15 mars est l' ascension de la Dent de Chamosentse, pic imposant et majestueux de 2727 mètres, dont la paroi sud dresse un à-pic de quelque mille mètres au-dessus du vallon de Champ Riond, puis de descendre sur Chamoson par le Col de la Forclaz. Nous atteignons ce col en deux heures sans difficulté et sans dangers. De là nous longeons le flanc est de la Dent de Chamosentse pour arriver, sans perdre de hauteur, aux pentes raides mais très praticables menant du Petit Lac à quelque 30 mètres du sommet. Plantant solidement nos skis, nous grimpons au sommet par une jolie arête rocheuse, voie aérienne sans grandes difficultés. Il est 11 heures, toujours pas un nuage sur toutes nos Alpes. Il nous vient des souvenirs: nous pensons à notre camarade MUe Philipa de Courten, morte depuis dans ses montagnes qu' elle aimait tant, avec qui nous avions fait cette ascension à ski pour la première fois en juin 1946.

La descente de ce sommet est de toute beauté. A chaque virage au bord du précipice on a l' impression de partir dans le vide, sensation qui doit être celle des premiers loopings et autres acrobaties en avion. Du Col de la Forclaz on descend sur Chamoson en passant par Chamosentse-Loutse-Grugnay.

Il va de soi que cette randonnée peut être continuée en descendant par le Val Derbon sur Derborence, on peut aussi rejoindre Anzeinde par le Col du Brotset.

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