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Dans la tourmente sur le glacier du Gorner

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Horst H. Ther, Ulm

Photos 25-2J Un matin blafard de juin s' était levé. Le ciel s' é incertain au-dessus des énormes masses glacées. Froids et inaccessibles, les géants de la montagne dans leur carapace de glace jaillissaient de ce paysage de création du monde.

Je me rappelais le soir précédent, parfait décor dantesque: la cime d' Edward Whymper se dressait comme un spectre, des faisceaux de rayons lumineux sortant du chaos des nuages frappaient la masse gris-bleu du glacier du Gorner, pareille au Styx, le fleuve des Enfers.

Etre partis dans ces conditions pour l' Adlerpass me paraît aujourd'hui peu raisonnable. Mais nous nous étions résolus à faire cette traversée malgré nos nombreux échecs précédents. Entreprise de deux skieurs amateurs dans ce paysage primitif qui ne nous imposait pas moins du respect, alors que les professionnels n' envisageaient pas le moins du monde un départ.

Il me semble connaître le chemin de l' Adler comme si je l' avais déjà parcouru cent fois. Je l' ai repéré du doigt sur la Carte nationale: il se faufile du Gornergrat et de la cabane Monte Rosa à travers les glaciers du Gorner et de Findelen pour monter tout droit la pente raide du glacier de l' Adler jusqu' au col. Je ne le manquerais pas, ce chemin à travers ce désert arctique, même si le brouillard, la tempête et la neige faisaient irruption sur cette dernière étape de la Haute-Route. Aussi étais-je certain que nous réussirions enfin à passer ce col tant désiré et, de là, à parvenir à la cabane Britannia par le glacier de l' Allalin.

Il était cinq heures du matin.

Les sacs se trouvaient déjà dehors sur le banc qui entoure le mur extérieur de la cabane Monte Rosa. Je me sentais mal dans ma peau et le petit déjeuner passait difficilement.

Hier déjà, nous avions renoncé à poursuivre un peu avant le Signalkuppe et avant-hier, au Jägerhorn. Nous avions tout simplement la poisse. C' est pourquoi mon subconscient me poussait à traverser au moins ce col de l' Adler à quelque prix que ce fût! Nous étions en somme au cœur du massif du Mont Rose, et Dieu seul savait si et quand nous aurions l' occasion d' y revenir. Quel sentiment exaltant d' être les seuls aujourd'hui dans ce monde de glace et de rochers, d' imprimer nos traces sur ces surfaces infinies des glaciers, de savoir que personne d' autre ne nous suivra, hormis le vent qui souffle la neige devant lui et effacera nos traces. Je connais le chemin qui monte au glacier du Mont Rose par Plattje et les gros blocs de la moraine escarpée recouverte d' une épaisse couche de neige.

On n' entendait aucun son et l' air était absolument immobile. Un silence menaçant planait là-haut sur le glacier du Mont Rose et sur ses puissantes crevasses aux reflets verdâtres.

Bien que, à l' ouest, le ciel s' assombrît toujours plus et que le Cervin et la Dent Blanche, ces géants bardés de glace, eussent déjà voile leurs cimes fières, j' étais assez téméraire pour croire que notre entreprise allait réussir.

C' est ainsi que nous sommes montés à travers ce désert silencieux et glacé jusqu' à l' arête qui sépare le glacier du Gorner de celui du Mont Rose. T' étais certain que nous pourrions vaincre aisément ce passage vers les vastes névés qui s' étendent à l' ouest du Weissgrat puisque, deux jours auparavant, nous avions traverse cette arête au cours de notre vaine tentative au Jägerhorn.

Notre trace s' imprimait sur la pente raide qui s' élevait sans un pli dans la masse du glacier du Mont Rose. Cela ne ressemblait pas du tout à un pèlerinage dans la clarté séduisante d' un matin lumineux, mais plutôt à un voyage aux Enfers. Car on ne pouvait pas qualifier de jour ce qui montait de l' horizon. Il régnait une pénombre présageant la tempête. Mes pressentiments étouffés semblèrent se réaliser lorsque nous atteignîmes le sommet de l' arête qui nous cachait jusqu' alors la vue sur le glacier supérieur du Gorner qui de- vait nous indiquer le chemin à suivre jusqu' à l' Adlerpass. On ne voyait plus rien de notre but tant convoité. Des tourbillons de neige galopaient sur l' immense glacier à la suite de lambeaux de nuages emportés à toute allure. Tout là-haut, à travers un voile, on ne distinguait plus que les bastions glacés et figés du Nordend. Alors la tempête, qui avait retenu jusqu' à présent son souffle glacé, nous assaillit avec une violence aveugle, comme pour nous dégoûter à tout jamais de continuer. Elle s' élança du fond du glacier du Gorner et nous enveloppa de nuages de neige granuleuse très fine à tel point que nous crûmes périr étouffés. La fixation des skis au sac de montagne fut une lutte contre les rafales qui faillirent emporter nos lattes de façon définitive. La corde à laquelle nous nous étions attachés se tendait dans l' espace comme un arc. Mais nous ne pouvions ni ne voulions rebrousser chemin. On pouvait encore reconnaître le profil noir du Stockhorn dont nous voulions en tout cas atteindre la station de téléphérique; ainsi, nous aurions au moins traverse le Stockhorn si l' Adlerpass devait encore une fois nous passer sous le nez. Alors nous gravîmes les rochers de l' arête recouverts de givre et descendîmes de l' autre côté où nous pûmes remettre nos skis pour traverser le glacier du Gorner. A cet endroit, au bord de la surface bombée du glacier, il semblait que la violence de la tempête déchaînée se calmait peu à peu. En revanche, il se mit à neiger silencieusement et toujours plus fort. Comme je n' avais pas perdu tout espoir, nous suivîmes la pente faible du glacier en direction de l' ouest, au nord de l' arête qui le délimite, jusqu' à une altitude de 3000 mètres environ. Je savais qu' il y avait à cet endroit des blocs de rocher grands comme des maison que le glacier avait déposés au cours des siècles. L' un de ceux-ci pourrait peut-être nous offrir un abri, tout au moins qu' à ce que nous puissions lancer notre dernière attaque au moment où faibliraient les éléments déchaînés. Et, en effet, comme si elle avait été réservée pour nous, une puissante masse de granite, déposée sur la glace morte au bord du glacier nous offrit un refuge tout à fait confortable eu égard à notre situation assez précaire. C' était une sorte de champignon de pierre difforme qui s' était quelque peu incrusté sournoisement dans la glace, et sous le chapeau ouvert duquel nous nous sentions maintenant accueillis assez aimablement. En vérité, on ne pouvait s' y tenir qu' assis ou couché mais on se trouvait quand même au sec et à l' abri du vent, et je fus alors d' avis que nous pourrions bien y rester un moment, emmitouflés dans tous les habits disponibles, car cette minuscule habitation n' était évidemment pas chauffée. Nous étions assis sur nos sacs de montagne, blottis l' un contre l' autre dans ce pavillon, attendant les événements qui, peut-être, devaient encore tourner à notre avantage. Dehors, il neigeait comme je ne l' avais jamais vu à cette saison, et un coup de vent s' éga parfois jusque dans notre abri. On pouvait observer scrupuleusement comment la neige s' a et s' accumulait de plus en plus sous l' in du vent, à tel point que mon optimisme encore réel se transforma peu à peu en une préoccupation: pourrions-nous simplement redescendre d' une façon ou d' une autre?

Non, ce n' était pas de la neige qui tombait du ciel, mais un rideau blanc qui s' abaissait. Il n' était pourtant que neuf heures du matin, mais j' avais abandonné l' idée de l' Adlerpass et je n' étais même plus très sûr de pouvoir traverser du Stockhorn au Gornergrat quoiqu' il n' y eût depuis l' endroit où nous étions que cinq cents mètres environ de différence d' altitude à surmonter, ce qui, par un temps meilleur, n' aurait posé évidemment aucun problème. Sans un mot, nous regardions fixement la tourmente et attendions des accalmies qui pourraient donner à notre enthousiasme des impulsions roboratives. De temps à autre, je quittais notre toit protecteur que l'on ne pouvait plus qualifier d' étanche, tant il dégouttait silencieusement de partout. Mais cela ne servait à rien, la neige tombait inlassablement et, dans la direction probable du glacier du Gorner, se dressait la paroi impénétrable de nuages et de neige. Nous ne pouvions même plus chasser cette idée de notre tête tant cet enfer blanc nous hypnotisait. Alors je m' accroupis à nouveau sous ce champignon de pierre que je commençais à haïr peu à peu, pour attendre et attendre encore. Le temps s' écoulait inexorablement: dix heures, onze heures, midi. Dehors, tout semblait s' enfoncer dans la neige, et il ne nous restait rien d' autre que la fuite vers la vallée afin de sauver au moins nos vies. La seule possibilité de descente que je voyais dans ces conditions était de suivre la moraine latérale du glacier du Gorner qui jetait en quelque sorte un pont entre nous et la vallée sécurisante. Car ni le retour par l' arête délimitant les deux glaciers, ni la descente par les séracs du glacier supérieur du Gorner n' était concevable. Alors nous nous dirigeâmes en tâtonnant vers l' ouest, autour de gros blocs erratiques silencieux et coiffés d' épais capuchons blancs. Il fallait posséder l' instinct d' un fin limier pour se faufiler parmi ce chaos de roches mal recouvert par la neige, car les 50 centimètres de neige fraîche n' étaient pas suffisants pour estom-per toutes les inégalités de ce terrain.

Comme des bonshommes de neige chancelants, nous nous frayâmes un chemin vers la moraine qui se dégageait, irréelle, du brouillard, semblable au faîte d' un toit, et dont les flancs se perdaient dans des profondeurs remplies de nuages et de neige. Un essai de progression en biais sur le versant abrupt de la moraine fut abandonné aussitôt. Nous brassions la neige profonde jusqu' au sol rocheux qui craquait sous nos pas et je trébuchai plusieurs fois sur des débris de roche cachés. Parfois, il me semble encore sentir tous les bleus et toutes les écorchures que je me suis faits là-bas. Il ne nous restait qu' une solution: enlever les skis et progresser avec précaution en gardant l' équilibre sur l' arête étroite qui, bientôt, s' enfonça de façon rapide et dangereuse dans le brouillard.

Comment nous sommes parvenus au pied du glacier du Gorner à travers la tempête, les tourbillons de neige et le brouillard, sans nous être cassé bras et jambes, cela reste pour nous, aujourd'hui encore, une énigme. Pourtant, contre toute attente, le sol devint moins raide. La tempête s' était transformée en un souffle léger, la neige ne nous assaillait plus à l' horizontale, mais tombait verticalement du ciel en lourds flocons mouillés. Soulagés, nous jetâmes à terre nos skis et nos sacs et nous nous assîmes sur un bloc de rocher. Comme par dérision, le rideau de nuages s' ouvrit quelque peu et nous vîmes là-haut le glacier du Gorner tout crevasse et qui se détachait à perte de vue dans la vallée comme un fleuve de lave figée...

Adapté de l' allemand par C. Aubert

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