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Dans la vallée de Binn par le sommet de l'Ofenhorn

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR WALTER SCHMID, BERNE

Avec 2 illustrations ( 68, 69 ) Un de mes amis, qui se considère, à juste titre du reste, comme bon connaisseur du Valais, et en qui, si ses connaissances ne s' arrêtaient pas à la limite des arbres, je verrais un sérieux rival, ne manque jamais, à chacune de nos rencontres, de célébrer les louanges de la haute vallée de Binn. Je soupçonne fort, bien qu' il soit fermement convaincu de la beauté de ce qu' il vante, que c' est pour lui une bonne plaisanterie de pouvoir mettre le doigt sur une grave lacune de ma connaissance du pays valaisan. Quoi qu' il en soit, une chose était depuis longtemps évidente: il me fallait mettre ordre à la fausse situation où je me trouvais, boucher ce trou dans mes connaissances en allant explorer les beautés de la vallée de Binn. Cela le plus tôt possible, car le remords de cette lacune devenait peu à peu intolérable à ma conscience touristique.

Il advint donc que par un beau jour d' été, je quittai en auto avec armes et bagages et un guide les montagnes de l' Oberland, passai le Grimsel pour descendre dans le Haut Valais et prendre logis à Ulrichen, avec l' intention d' aborder la vallée de Binn à son origine, l' Ofenhorn.

Vu notre départ hâtif pour la vallée de Conches, les préparatifs de notre course laissaient fort à désirer. C' est pourquoi, entre la chope du soir et le rôti de veau, nous dûmes apprendre que l' attaque de l' Ofenhorn devait se faire du côté italien, et que le refuge Cita di Busto était la meilleure base de départ. Il nous manquait pour cela les passeports et les lires indispensables. L' un de nous estimait que notre séjour dans un pays voisin et ami ne devant durer qu' une douzaine d' heures, ni les uns ni les autres n' étaient nécessaires. Toutefois, entre le deuxième et le troisième « demi », quelqu'un eut la bonne idée d' aller demander son avis au garde-frontière. Il fut rassurant: pour autant que nous ne pénétrerions pas en Italie plus avant que le refuge, pensait le douanier, nous n' avions pas à craindre une explication avec son collègue italien. Le garde-frontière sortait justement de sa cave, tenant à la main un magnifique quartier de fromage de Conches... Hélas non! Il n' advint pas ce que le lecteur pourrait supposer, et ce qui aurait pu arriver dans des circonstances particulièrement favorables, bien qu' en tant qu' amateur passionné de fromage mes regards fussent demeurés fixés durant toute l' entrevue sur le morceau que le douanier tenait à la main. Tout en nous assurant que l' aubergiste en servait de semblable, le jeune homme, par ailleurs fort sympathique, interrompit notre flirt avec son appétissant fromage et, nous souhaitant bon voyage, emporta précipitamment son trésor en sécurité dans sa cuisine.

Il faut dire ici que le fromage de Conches n' est pas un fromage quelconque. Ce qu' on lui reproche à l' occasion, l' inconstance dans la qualité, est une critique qu' on peut faire à toutes les variétés de fromage. La qualité dépend à la fois du soin apporté à la fabrication et surtout du moment où la denrée est consommée. Tout comme l' abricot et la tomate, le fromage de Conches doit avoir acquis la maturité voulue pour développer et montrer les qualités qui lui sont propres, en premier lieu son parfum. Il se trouva en effet que notre hôtesse possédait ce fromage exceptionnel qui avait passé tous les stades de la production - du pâturage luxuriant jusqu' à la cave fraîche - dans les conditions les plus favorables, ce qui justifie cette petite digression dans le domaine de l' industrie laitière et permet de tresser au fromage de Conches la couronne qu' il mérite en regard de ses rivaux, supérieurs à lui seulement par la grosseur de la meule et des trous.

A partir d' Ulrichen, une demi-journée de marche vous porte au Tessin ou en Italie. Du côté valaisan, les deux passages suivent le même chemin jusque dans le voisinage de la frontière; ils ne deviennent indépendants qu' à la hauteur du col. L' un tourne à gauche vers l' est en direction du Val Bedretto; l' autre franchit la frontière italo-suisse et conduit aux chutes de la Tosa dans le Val Formazza. Tous deux, le Nufenen et le Gries, sont d' antiques voies commerciales. Depuis que les mulets de bat ne passent plus les cols, que le tourisme à la Toepffer et l' admiration des cascades sont passés de mode, l' Eginental, que suit la marche d' approche, est devenu désert. C' est un paysage austère de sapins et de mélèzes, animé par la chanson bruyante d' un torrent impétueux. De temps en temps le sifflet strident des marmottes vient se mêler à cette complainte monotone. Personne sur le chemin; de long en large on n' aperçoit pas une étable, encore moins une habitation. L' Eginental est une des dernières vallées perdues du Valais. Ce n' est que plus haut, au bout de deux heures de marche, qu' apparaissent quelques chalets, mais là encore nous ne rencontrons âme qui vive ou bétail.

Le ciel serein du matin s' est peu à peu chargé d' un couvercle de nuées grises qui pèse sur les sommets et accentue la tristesse du paysage. Aussi saluons-nous joyeusement, peu après les chalets de Lad, l' apparition d' un être vivant qui, lourdement chargé, descend la pente au pas de course. Notre première idée est qu' un contrebandier profite de l' assistance que lui prête le brouillard pour se livrer à son métier. En réalité, c' est un garçon d' une quinzaine d' années qui transporte un assortiment d' ustensiles de l' alpe supérieure d' Altstaffel aux chalets de Lad. Ce sont bien 30 kg que le « bouèbe » porte sur ses maigres épaules. Le fardeau comprime si fort ses poumons qu' il n' a ni le souffle ni l' envie de bavarder.

La grimpée jusqu' au glacier nous rappelle notre propre fardeau. Après le chemin agréable de l' Eginental, le sentier se cabre pour attaquer la pente très raide. Au bout d' une demi-heure, le glacier paraît à l' horizon. Voici une tente, avec d' étranges instruments, de longues perches, des lattes graduées. Allons! C' en est bientôt fini de l' eau vive du torrent dans le vallon solitaire. Des machines vont venir, un village de baraques, les jeeps chasseront les marmottes, les grues tendront leurs bras vers le ciel. Une fois de plus, la technique va faire violence à la nature, sitôt qu' elle aura prouvé au moyen de ses perches et jalons gradués que l' entreprise est rentable. Toutefois, nous sommes tous d' avis qu' il y a des circonstances atténuantes. De quoi s' agit? Noyer sous l' eau le palier supérieur du vallon, construire un mur de béton pour retenir les eaux de fonte du glacier de Gries et créer un lac artificiel. Durant ces travaux, il y aura il est vrai un effroyable remue-ménage dans l' Eginental et autour du glacier. Mais une fois l' œuvre achevée, le lac en place derrière le barrage, je suis persuadé qu' on ne pourra pas parler d' une profanation, même si l'on est corps et âme pour la protection de la nature. Si les amis de la nature font systématiquement campagne contre tout ce que l' homme du XXe siècle construit et entreprend qui modifie le site, leurs meilleures forces s' useront dans une résistance sans espoir. Notre devoir est d' inculquer aux techniciens le respect de la nature; puis de nous opposer avec une opiniâtreté irréductible à leurs projets lorsque ceux-ci profanent vraiment le paysage. Mais si nous déclarons la guerre pour chaque lac artificiel, chaque téléférique et chaque route de montagne, simplement parce qu' ils sont le fait de l' homme, notre voix ne sera pas écoutée lorsqu' il s' agira de mettre un veto contre l' assèchement vraiment sacrilège et sans remède des plus beaux torrents et cascades, ou contre une honteuse défiguration du paysage par des pylônes ou des bunkers de béton.

En présence du glacier à la surface grisâtre, l' un de nous se souvint du conseil du garde-frontière: ne pas le tourner par la gauche, mais plutôt le traverser directement à droite pour gagner un bon quart d' heure. Ayant un guide avec nous, il nous parut qu' une petite promenade sur le glacier était tout indiquée. Il s' avéra bientôt toutefois que l' homme au fromage nous avait donne un mauvais conseil. La traversée sur la glace fut tout qu' une promenade et rien moins qu' un raccourci. Ce fut une vraie danse sur les œufs, car l' orage de la veille avait recouvert la glace d' une pellicule de verglas lisse comme un miroir. La moindre inclinaison rendait la marche normale impossible. Nous nous glissions tant bien que mal le long des rainures incrustées de débris rocheux, non sans brandir occasionnellement le piolet, ni retenir quelques méchants jurons lorsque le verglas menaçait de nous plaquer sur nos fonds de culottes. Une fois de plus se vérifiait l' adage, qu' à la montagne le chemin direct n' est pas toujours le plus court.

Je ne puis, en bonne conscience, décrire l' aspect du col, car des nuées grises bouchaient la vue dans toutes les directions. Mon seul souvenir est celui de la borne-frontière que nous aperçûmes pendant quelques secondes. Il eut été grand temps de faire les « dix heures »; mais nous jugeâmes bon de quitter sans délai ces lieux inhospitaliers pour pénétrer en Italie.

Pour approcher l' Ofenhorn, il nous faut maintenant descendre de 300 m jusqu' au premier alpage, dont les misérables chalets et les maigres gazons ont bien mérité le nom de Bettelmatt ( alpe du mendiant ), et de là remonter pour regagner toute l' altitude perdue. La zone-frontière où nous nous trouvons maintenant fut colonisée au 13e siècle par les Hauts Valaisans. Pendant plus de six siècles, ils réussirent à conserver une remarquable originalité. Malheureusement, l' existence de cette population « Walser », vrai miracle ethnographique et folklorique, gênait les conceptions nationalistes exacerbées du sieur Mussolini: vingt années de fascisme ont été plus fatales à la langue et civilisation alémaniques qui s' étaient maintenues au sud de l' Ofenhorn et du Mont Rose que les six siècles précédents. Les noms valaisans ont disparu des registres d' état. Il n' y a plus de Zumstein, de Jordan, de Zurbriggen; ils s' appellent maintenant Della Pietra, Giordani, Del Ponte. Les toponymes familiers du Val Pomatt, qui est devenu Val Formazza, ont été rayés d' abord de la carte italienne, puis progressivement de celles de toute l' Europe et remplacés par des noms italiens. Seul Bettelmatt, le pauvre alpage au nom mélancolique, loins des préfets et des bureaux officiels, est demeuré fidèle au passé.

Je me donnai beaucoup de peine, entre Bettelmatt et le refuge, pour faire à mes compagnons une savante conférence sur cette intéressante émigration des « Walser ». Malheureusement, leur attention se relâchait à mesure que la raideur de la pente me privait du souffle nécessaire pour faire un exposé cohérent de la question. A ce moment les nuées se mirent à déverser sur nous leur humidité, et notre principal souci fut de gagner notre gîte au plus vite.

A part celles qui sont équipées luxueusement avec bar, eau courante dans les chambres et sommeliers en veste blanche, les cabanes du Club alpin italien sont quelque chose d' intermédiaire entre un hôtel et une cabane alpine de chez nous. Le service est généralement assuré par une famille plus ou moins nombreuse, bambini compris. Dans ce pays, où le vin n' est pas regardé comme un luxe, ni l' apéritif comme un vice, il est naturel qu' on y consomme plus de Chianti et de Valpolicella que de thé - ce qui ne doit pas être pris comme une critique. De même faut-il considérer les nombreuses bouteilles et leur contenu multicolore comme le décor naturel de la salle du réfectoire. Tout aussi naturelle est la présence de la radio qui, du soir au matin, ne cesse de déverser dans l' air épais, avec une vigueur méridionale, alternativement des chansons sentimentales mélancoliques et des airs stridents de jazz. Nous fûmes donc, en entrant dans le Rifugio Città du Busto, instantanément plongés dans une ambiance authentiquement italienne, créée par une société de jeunes gens. Un peu bruyants à notre gré, il est vrai, mais de cette gaieté enjouée et expansive qui caractérise nos voisins du sud et qui nous les rend, comparés à nous-mêmes et aux autres peuples, si sympathiques.

La longue après-midi fut placée sous le signe d' une pluie diluvienne. Chacun tua le temps à sa manière; les jeunes à l' aide de la radio, nous-mêmes en face d' un flacon pansu enrobé de paille.Vers le soir, le déluge semblant faire relâche, la bande des jeunes se précipita dans la vallée; à part la patronne et deux couples plus ou moins mariés, nous eûmes la maison toute à nous. Mais comme nous étions encore en minorité, nous n' étions pas maîtres de faire taire la tonitruante radio. Enfin, au moment où la minestra paraissait sur la table, un formidable coup de tonnerre secoua la cabane, éteignit la lumière et réduisit au silence la diabolique invention de M. Marconi. La patronne fut à tous égards à la hauteur de la situation: elle arriva aussitôt avec deux chandeliers, si bien que nous pûmes déguster en paix la succulente minestra...

De même qu' il avait été précédé d' une pluie régulière, l' orage se noya finalement dans des ondées normales. Avec la perspective déprimante de devoir probablement filer au plus court le lendemain matin pour rejoindre la voiture à Ulrichen, nous prîmes congé de la compagnie d' un morose « Buona notte » et montâmes dans notre chambre.

Toute la longue nuit, l' averse monotone martela obstinément le toit de tôle qui recouvrait la « camera n° 5 ». L' aube se glissait déjà dans la pièce lorsque le tambourinage de la pluie cessa subitement. Quelques instants plus tard, mettant le nez à la lucarne, nous constatons un changement radical du temps. Aussitôt nous voilà enfilant nos culottes avec une telle hâte qu' on pourrait croire que la maison est en feu. Une demi-heure plus tard, après avoir indemnisé la gardienne pour son excellent chianti, sa délicieuse minestra et ses lits branlants, nous partons d' un pas conquérant dans la fraîcheur du matin.

La pluie de la veille et la nuit orageuse nous avaient épargné la constatation que toute cette région est fortement industrialisée. A quelques pas du refuge il y a une station de téléférique. Un autre câble-porteur est tendu à travers la vallée en direction d' un barrage derrière lequel se cache un lac artificiel. Le haut de la vallée est barré par un magnifique glacier qui va s' appuyer à une cime aux larges épaules qui doit être l' Ofenhorn, bien que les cartes postales la nomment Punta d' Arbola. On peut juger d' ici qu' elle ne nous présentera aucun obstacle sérieux.

Ce fut le cas en effet. Un sentier nous conduisit à la moraine. Comme toujours, la traversée des éboulis fut ennuyeuse, mais elle ne dura qu' une demi-heure. La partie inférieure du glacier était lisse comme une peau d' anguille, d' où répétition de la scène du glacier de Gries. Cela aussi eut une fin. Une fois atteinte la limite des neiges, vers 3000 m, la marche devint facile. On nous avait recommandé au refuge de gravir la montagne par la gauche, mais notre guide ne fit pas tant de façons. Après nous avoir liés à la corde, il attaqua la montagnette, comme il l' appelait, par la voie la plus directe. Je suis persuadé que notre itinéraire était tout à fait inédit; mais je dois ajouter, en toute justice et honnêteté, qu' il n' y a pas la moindre raison de nous en glorifier, non plus que de tirer le chapeau devant notre exploit alpin. Par contre, il y a lieu de noter que le sommet fut atteint en moins de 3 heures depuis le refuge.

L' Ofenhorn est célèbre pour sa vue. Les vedettes du panorama sont les géants de l' Oberland bernois qui se présentent dans toute leur majesté, le Finsteraarhorn au premier plan. A l' ouest brille la blanche couronne des Mischabels, flanqués du Mont Rose à gauche. Au loin la coupole neigeuse du Mont Blanc, avec lequel le Weisshorn rivalise de grandeur et d' élégance. L' orient est encore voilé des restes de l' orage de la veille; seul le Basodino s' est dégagé des brumes qui flottent autour de lui. Avec ses 3000 m, il a l' air bien plus important que son rang véritable.

De retour au pied de l' Ofenhorn, notre guide obéit de nouveau à son génie d' improvisation. Au lieu de faire agréablement quelques centaines de mètres vers le nord pour gagner le Hohsandjoch et de là descendre dans la vallée de Binn, il nous fait descendre directement les assises rocheuses de la montagne. C' est l' affaire d' une demi-heure, mais qui met pieds et genoux à l' épreuve bien plus que nos capacités de grimpeurs. Il faut toutefois dire à sa décharge que grâce à son œil de faucon et à son sens de l' orientation, nous eûmes bientôt derrière nous la combe de gros éboulis, après quoi le glacier voisin de Tälli nous parut un tapis moelleux. Du fait d' avoir ignoré le Hohsandjoch, nous nous sommes trouvés beaucoup trop au sud du glacier pour tomber du premier coup sur la piste qui prend naissance sur la moraine de la rive droite. Si ce récit devait engager quelqu'un à suivre nos traces et faire la traversée du Col du Gries—Vallée de Binn, nous nous permettons de lui conseiller de viser sans faute le Hohsandjoch, et de traverser tout droit à l' ouest le glacier de Tälli, aussi bénin que celui de Hohsand. Sur la rive opposée, il trouvera le sentier qui conduit dans la vallée de Binn.

Nous touchions maintenant au point essentiel de notre course, car notre but n' était pas seulement de passer le Col du Gries et de gravir l' Ofenhorn, mais de faire connaissance avec le Val de Binn dans toute sa longueur. Comme nous étions encore à la limite de la végétation, là où elle lutte avec les éboulis, nous scrutions attentivement le terrain dans l' espoir de mettre la main sur quelque brillant cristal. On sait que la vallée de Binn était jadis célèbre pour sa richesse en cristaux. Jusqu' à la première guerre mondiale, ces minéraux donnaient lieu à Binn à une véritable industrie. Le commerce était à ce point florissant qu' il fallut édicter des défenses pour protéger les pâturages que les prospecteurs fouillaient avec la fièvre des chercheurs d' or. Le curé passait des nuits blanches en pensant à l' influence néfaste que l' esprit lucratif exerçait sur ses ouailles. Avec un peu de chance, un cristallier pouvait tirer jusqu' à 200 fr. d' une seule trouvaille. On a payé 400 et 500 fr. de très beaux groupes, et même 800 fr. pour un seul cristal fumé pesant 34 kg. Le meurtre de Serajevo, en juin 1914, donna le coup de mort à la prospérité des cristalliers de Binn; elle ne s' en releva jamais. Il n' est plus nécessaire de protéger les pâturages, et les gamins du village ne tirent plus un cristal de leur poche lorsqu' un touriste vient à passer.

Le Val de Binn proprement dit, celui qui mérite les louanges, ne commence qu' au de l' alpe de Blatt. Il s' offre à nos yeux dans toute son étendue, profondément encaissé entre les montagnes de ses deux versants. Du fond du sillon monte la chanson sonore de la Binna. Le chemin serpente le plus souvent à travers la forêt clairsemée de mélèzes. ca et là une prairie s' inscrit dans le décor sylvestre. Un mulet pesamment chargé nous pousse à l' écart du chemin et, en guise de salut, nous envoie un essaim de mouches au visage. Les deux lieues du trajet se déroulent dans un site des plus romantiques. Pas un poteau de téléphone, pas un pylône, pas une jeep, c' est vraiment une vallée alpine que le 20e siècle n' a pas encore touchée. Point non plus de ces coups de théâtre que ménage parfois la nature. La montagne qui barre en aval la perspective est même franchement laide, avec les deux grosses cicatrices des couloirs qui rayent ses flancs. Et pourtant il plane sur le chemin je ne sais quoi qui vous touche profondément. Des forêts et des clairières, des arbres et des buissons, du mulet avec sa lourde charge, du gamin ébouriffé dans la prairie parmi les mélèzes - de tout cela émane comme le fluide mystérieux d' un lointain passé. Avec un peu de fantaisie, on croirait entendre les claquements de fouet du muletier qui poussait ses bêtes le long de la vallée et par-dessus l' Albrun, jusqu' au moment où le Simplon devint route carrossable sur l' ordre de Napoléon. Devant cette concurrence, les vieux passages voisins furent peu à peu délaissés, leur importance commerciale ne cessa de décliner; ils ne servirent plus guère qu' aux contrebandiers. Mais même ce dernier élément de romantisme leur échappe; de nos jours cette activité est exercée par d' autres hommes sur une échelle plus vaste et avec moins de fatigue.

Le hameau supérieur de la vallée, Imfeld ou Feld comme l' écrivent les topographes de la nouvelle carte, est en parfaite harmonie avec le romantisme du lieu. Oui, le pavé raboteux vous rappelle que le chemin de Binn et de l' Albrun fut une voie commerciale utilisée dès le moyen âge. Les tombeaux découverts près de Ernen, les ustensiles et vases de terre mis au j our, ont laissé supposer que YAragnum de l' antiquité était l' étape septentrionale d' une voie romaine passant par l' Albrun. Toutefois, il n' est pas seulement improbable, mais à peu près exclu que les Romains aient aménagé un chemin à travers les gorges sauvages qui séparent Binn d' Ernen et dont les abruptes parois n' ont été aménagées 9 Les Alpes - 1961 - Die Alpen129 qu' à grand-peine au moyen âge, et cela pour un passage qui, au nord, débouche sur le vide. Le fait que l'on a trouvé des monnaies romaines à Binn et, lors de la construction de l' hôtel Ofenhorn, des tombes datant d' avant l' ère chrétienne, ne prouve nullement l' existence d' un passage romain entre la région de Domodossola et le Haut Rhône, mais simplement ceci: que le Val de Binn a été colonisé jadis par des populations venues du sud par l' Albrun.

A un quart d' heure en aval d' Imfeld, quelques maisons groupées autour d' une chapelle blanchie à la chaux forment le hameau de Giessen. De là, le chemin s' en va de conserve avec la Binna bouillonnante vers l' auberge qui depuis longtemps joue à cache-cache parmi la pointe des arbres et nous permet enfin d' étancher notre soif, après dix heures de marche.

A flâner dans les ruelles du village, on ne rencontre à vrai dire rien d' extraordinaire. Ce que la vallée contient de rare se trouve à l' écart de la route et du jardin de l' hôtel, dans l' église paroissiale de Willeren, sur la rive gauche. Nous ne pûmes malheureusement pas donner suite à la recommandation bien intentionnée de l' aimable hôtelier d' aller voir cette église dont les autels sont célèbres, étant donné que nous avions devant nous une longue route pour rentrer en pays bernois. Il fallut remettre à une autre fois ce petit crochet d' une demi-heure dans le champ de l' histoire de l' art. Aussi mon cher ami et rival, à qui je dois cette belle course à l' Ofenhorn, pourra continuer à mettre le doigt sur une lacune de mes connaissances de la vallée de Binn, pour autant toutefois- ce qui reste à éclaircir - que ce ne soit pas mon présent récit qui l' informe de l' existence des vieux autels de l' église de Willeren.Adaptépar L. S. )

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