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Dans le Wilde Kaiser

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR WILLY VAN LAER, BERTHOUD

Avec 2 illustrations ( 133/134 ) L' amateur de varappe sent son cœur battre plus fort au nom de Wilde Kaiser. Il sait bien que ce massif des Alpes calcaires septentrionales, situé à mi-chemin environ entre Innsbruck et Salzbourg, a été de tous temps le terrain des grandes écoles d' escalade des Alpes orientales, fréquenté surtout par les alpinistes de Munich, mais aussi par ceux de Vienne et d' Innsbruck. Tous les alpinistes célèbres, de Winkler, Dülfer et Pfann à Maduschka, en passant par Nieberl, Aschenbrenner et Welzenbach, pour n' en citer que quelques-uns, ont gagné leurs éperons dans le Kaiser.

Aussi, quelques-uns de mes camarades de courses et moi caressions-nous depuis longtemps le rêve de connaître une fois cet eldorado des grimpeurs. Le guide Fritz Stadler d' Innsbruck, dont nous avions fait la connaissance au cours d' excursions précédentes, nous avait encouragés dans notre projet. Comme second guide nous avions engagé notre ami Fritz Gerber de Zweisimmen.

Le temps était encore passable lorsque nous avions traverse l' Arlberg. Mais après Innsbruck, tandis que nous remontions vers l' est, par la route de la vallée de l' Inn, nous arrivâmes dans une véritable buanderie. Des nuages de plomb, chassés du sud-ouest par-dessus le Brenner, fuyaient à toute vitesse au-dessus des crêtes des montagnes. Et déjà la pluie arrivait en rafales cinglantes et bouchait toute la vue. Nous poursuivîmes notre course dans la tempête par Rattenburg-Wörgl sur St. Johann i.T ., où le guide Stadler, qui venait de descendre du Grossglockner, se joignit à nous. Nous étions au complet. Le voyage continua sans arrêt sur Griesenau d' où l'on pénètre dans le Kaiserbachtal en suivant une petite route toujours plus étroite et plus pierreuse. Nous atteignîmes ainsi Fischbachalm, puis Griessneralm, à 1006 m d' altitude, où nous parquâmes la VW sous un toit. Nous étions déjà en plein dans le Kaiser et avions tout le loisir d' admirer l' en de ses flancs rocheux et abrupts. La pluie avait cessé. Sac au dos, nous mîmes le cap sur la cabane. Après une heure et quart de rude montée par un bon sentier, nous arrivons au Stripsenjochhaus, cabane de la section Kufstein du DÖAV, située à 1580 m. Le gardien Seissl nous souhaite aimablement la bienvenue et nous indique les chambrettes à deux qu' on nous avait réservées. Après un bon casse-croûte nous ne tardons pas à nous livrer au sommeil.

Au matin, nous pûmes découvrir ce que l' obscurité nous avait cache lors de notre arrivée tardive de la veille: toute la splendeur du massif du Kaiser, au cœur duquel nous nous trouvions transportés. Deux chaînes de montagnes parallèles s' étendent de l' ouest à l' est, sur une longueur de 20 km: une chaîne septentrionale, plus basse, le Zahme Kaiser, et une chaîne méridionale beaucoup plus puissante, le Wilde Kaiser. Un chaînon perpendiculaire, situé à peu près à mi-longueur des chaînes principales, détermine entre elles deux vallées: le Kaisertal à l' ouest, le Kaiserbachtal à l' est. Le Stripsenjoch forme la dépression la plus basse du chaînon perpendiculaire Le Wilde Kaiser, c'est-à-dire la chaîne méridionale, tombe vers le nord en bastions et en parois abrupts, parfois verticaux; les pentes sud, plus calmes et plus douces, s' élèvent au-dessus des pâturages verts et des sombres forêts du Sölland.

Du Stripsenjoch, l' œil découvre un paysage d' une sauvagerie inimaginable et qui semble nous reporter aux temps préhistoriques. Des parois rocheuses, tantôt polies comme des blocs de béton gigantesques, tantôt striées d' innombrables couloirs et cheminées, se dressent à une hauteur de six cents à mille mètres. De sombres abîmes où le soleil pénètre à peine se creusent entre les co- losses isolés de calcaire gris bleuâtre, qui, vers le nord, se détachent de la chaîne principale.Vus d' ici, ce sont le Predigtstuhl, la Fleischbank et le Totenkirchl qui paraissent les plus imposants.

Comme dans d' autres régions des Alpes, l' histoire de la conquête du Wilde Kaiser débute par des ascensions isolées de sommets d' accès facile, ascensions qu' aucune chronique ne relève. Chasseurs, cristalliers, pâtres ont peut-être gravi quelques sommets au moyen âge déjà. Puis vinrent, au milieu du siècle passé, les naturalistes et les topographes; enfin apparurent les premiers touristes, ceux pour qui l' escalade était un sport et un but en soi.

Mais c' est vers la fin du siècle dernier seulement que le Wilde Kaiser vit affluer les jeunes grimpeurs aventureux. C' étaient surtout des membres du Club Alpin Académique de Munich et de la Section Bavaroise du DÖAV. Les noms de nombreuses voies parmi les plus difficiles perpétueront le souvenir de bon nombre de ces pionniers ( Botzong, Winkler, Krafft, Leuchs, Dülfer ). Ils faisaient presque toujours leurs ascensions sans guides et se surpassaient à gagner par des itinéraires plus audacieux les uns que les autres des sommets déjà vaincus pour la plupart par d' autres voies. C' est là que fut fignolée et perfectionnée la technique d' escalade, c' est là probablement qu' on utilisa les premiers pitons qui rendirent possibles les ascensions par des voies toujours plus difficiles; c' est là que Dülfer a créé sa technique de traversées à la corde qui semble défier les lois de la gravitation. Entre 1900 et 1950, plus de 200 voies nouvelles furent ouvertes vers les quelque 40 sommets du massif du Wilde Kaiser.

Après chacune des deux guerres mondiales, les refuges du Kaiser - cabane du Stripsenjoch, Gaudeamushütte, Gruttenhütte - offrirent un gîte accueillant et pas cher à plus d' un « vagabond des montagnes » sans sou ni maille.Venus se terrer là avec leur corde, ils cherchaient dans l' appel des sommets un but provisoire pour ne pas désespérer du monde. Nombreux sont ceux d' entre eux qui ont payé de leur vie leur folle témérité dans les parois et les cheminées du Kaiser.

Au cours des 15 dernières années, on s' est attaqué à la solution des « derniers problèmes ». Des parois verticales, des surplombs considérés jusqu' ici comme impraticables ont été « ferrailles » à coups de pitons, attaqués à l' aide de mousquetons, de cordes doubles, d' étriers. Ainsi tombèrent les unes après les autres les parois du sixième degré: dièdre sud-est de la Fleischbank, paroi ouest du Bauernpredigtstuhl par la voie directe, paroi sud du Leuchsturm, paroi ouest du sommet nord du Predigtstuhl par la voie directe, pour n' en citer que quelques-unes.

Combien de ces « cracs », de ces acrobates du rocher, n' ont pas été attirés par la paroi nord de l' Eiger? Trop nombreux furent ceux qui y vinrent, sûrs de leurs moyens à l' excès, et dépourvus de l' expérience nécessaire de la glace. Restés lamentablement croches en pleine paroi, ils mirent en péril la vie de sauveteurs dévoués et ne purent, malgré tout, échapper à leur destin.

La littérature sur la région du Kaiser comprend jusqu' à maintenant près de 130 publications. La plus admirable est le vaste ouvrage, magnifiquement édité, de Fritz Schmitt: « Le livre du Wilde Kaiser. » On n' a pas l' habitude dans le Kaiser de quitter la cabane à 2 ou 3 heures du matin, à la lumière d' une lanterne, comme dans les Alpes occidentales. La marche d' approche et les ascensions elles-mêmes étant courtes, on peut se mettre en route beaucoup plus tard. Aussi est-ce à 7 h. 30 seulement que nous quittons la cabane du Stripsenjoch en ce troisième dimanche de juillet. Il a plu 3 Les Alpes- 1958 -Die Alpen33 encore pendant la nuit; maintenant, le ciel s' éclaircit, lentement mais pour de bon. Pendant un quart d' heure environ nous descendons vers le Kaiserbachtal, pour bifurquer ensuite en direction sud et suivre des traces de sentier sur de raides pentes rocheuses. Elles nous amènent au pied du versant ouest de la Fleischbank. Là, nous nous encordons et la varappe commence. Par un gradin de dalles lisses, puis par de raides pentes couvertes de pins rampants et coupées de cotes rocheuses, nous atteignons l' arête nord. Nous la suivons en varappe facile, par moments plus sérieuse. C' est là que survient le seul incident, pas bien grave du reste, de notre semaine d' escalade: une pierre atteint un de nos compagnons à la tête. Par bonheur, on a affaire à un crâne de Bernois, et tout se limite à une coupure saignante à panser; la victime accepte sa mésaventure avec bonne humeur. A 10 h. 20, nous nous serrons joyeusement les mains au sommet de la Fleischbank ( 2187 m ).

C' est un sentiment étrange que de se trouver pour la première fois sur l' un de ces créneaux et de regarder en bas, vers les parois sombres et les gouffres effrayants. En face de nous, dans la paroi ouest du Predigtstuhl, nous distinguons deux varappeurs, collés comme des mouches à la paroi et ferraillant dur pour vaincre un surplomb. Durant une heure au moins, ils restent presque à la même place. Notons ici que le Kaiser présente des itinéraires d' escalade de tous les degrés de difficulté et que nous nous

ff^W^J^Wf¥jrjsommes contentés de voies plus faciles, du premier,

deuxième, tout au plus troisième degré. De 10 h. 30 à 11 h. 30 nous jouissons de la solitude du sommet. Puis nous suivons l' arête en direction sud, où deux fiers gendarmes, situés tout près, nous attirent; ce sont le Christa- turm ( 2170 m ) et la Hintere Karlspitze ( 2283 m ). Tantôt montant, tantôt descendant en une varappe variée, nous effectuons aussi la traversée de ces pointes.

Une descente facile nous amène ensuite dans la gorge inhospitalière de la Steinerne Rinne. Par un sentier muni de câbles et de fiches de fer et rendu ici ou là plus facile par des marches taillées dans le rocher, nous revenons au Stripsenjoch. Il est 15 h. 30.

Après un repas copieux, nous passons une sympathique soirée musicale tyrolo-suisse en chantant dans la cuisine de la cabane. Entre les chansons, faisant honneur à un vin généreux du Tyrol méridional, nous trinquons à la liberté récemment acquise de l' Autriche. Un vieillard aux chevaux blancs comme neige est assis entre nous, fumant une imposante pipe en corne de cerf. A ma question sur l' origine des noms bizarres des sommets, il donne des renseignements d' une précision extraordinaire. Qui était-il donc, ce connaisseur étonnantFranz Nieberl, le pionnier de la varappe et de l' exploration du Kaiser. C' est une grande joie pour nous que de faire la connaissance de cet homme vénérable. En dépit de ses 82 ans, il est encore d' une robustesse incroyable. Il est venu au Stripsenjoch pour établir une petite statistique sur la base du livre de cabane, et les 5 Y2 heures de montée de Kufstein jusqu' ici n' ont été pour lui qu' une bagatelle. Il est heureux d' apprendre que, il y a 40 ans, son livre « L' escalade dans les rochers » m' avait guidé dans mon premier apprentissage d' alpiniste. Par la suite, nous eûmes encore le plaisir d' avoir des conversations intéressantes avec lui et nous pûmes un peu plus tard obtenir par son intermédiaire la nouvelle édition du guide du Kaiser de Leuchs, revue par lui, et qu' il avait agrémentée de dédicaces aimables.

Lundi. Aujourd'hui notre but est de gravir le Totenkirchl par la voie Herold. On lit dans le guide: voie de montée la plus directe et la plus naturelle, difficile et très aérienne dans sa partie médiane ( III ), mais ailleurs relativement facile.

Vu du Stripsenjoch, le versant nord de la montagne semble avoir été taillé à grands coups en terrasses inclinées et en parois escarpées. La montée se révèle très variée. Comme de juste, nous attendons avec impatience la partie aérienne du milieu. Nous nous trouvons au milieu d' un décor de rochers extraordinaire où la verticale domine, coupée seulement de corniches étroites; on se croirait parmi des cathédrales gothiques. Là des piliers, séparés par des cheminées profondes, s' élancent, pareils à des tuyaux d' orgue; ici, notre arête va se perdre dans une paroi surplombante. Il faut prendre cette paroi par la ruse, en surmontant le passage-clé difficile déjà mentionné. Profitant des bonnes possibilités d' assurage, nous effectuons la traversée délicate, passons avec précaution et sans incident le balcon déversé et la dalle lisse et atteignons bientôt les rochers faciles du toit sommital, puis le sommet du Totenkirchl ( 2193 m ). Cette pointe, escaladée au cours des ans par des milliers et des milliers de varappeurs, est devenue une montagne en vogue. Elle n' a pas moins de 80 ( je dis bien 80 !) itinéraires d' ascensions. « Il n' y a plus guère de couloir, de cheminée, de crête, de vire, de corniche que le pied de l' homme n' ait foulés, que la main de l' homme n' ait touchés », dit Leuchs dans son guide. Notre escalade a duré de 8 h. 15 à 11 h.45, mais là-haut l' air est frais et nous devons renoncer à la sieste prévue sur le gazon moelleux de la pente sommitale. Nous descendons par le couloir Schmitt et la cheminée Führer. Les averses qui tombent de temps en temps ne contribuent guère à accroître l' adhérence des rochers polis des couloirs; il faut varapper avec prudence et assurer soigneusement. Mais nous arrivons en bas sains et saufs. A peine la porte de la cabane s' est refermée derrière nous que la pluie se met à tomber à flots, et nous sommes heureux d' être à l' abri.

A 20 heures on entend des appels au secours, venant de la région du Schneeloch, entre le Totenkirchl et la Fleischbank. Le gardien de la cabane se met immédiatement en route; le guide Stadler et un troisième collègue le suivent bientôt avec des flambeaux. Vers 23 heures ils reviennent avec quatre jeunes gens qui nous avaient suivis le matin à la montée du Kirchl, mais que nous avions ensuite perdus de vue. Ils s' étaient égarés à la descente, étaient complètement trempés et passablement épuisés. Mais maintenant ils étaient à l' abri pour la nuit, plus heureux en cela que deux autres alpinistes, dont le signal de détresse atteignit la cabane à l' aube, après une nuit très pluvieuse et fraîche. Les guides durent encore une fois se mettre en route; il s' agissait de nouveau de deux touristes égarés qui, venant du Christaturm, n' avaient pas trouvé d' issue et avaient passé une dure nuit de bivouac. Ils paraissaient sains et saufs, mais quelques jours plus tard nous apprenions que l' un d' eux était à l' hôpital de Kufstein avec une pneumonie. A notre grand étonnement, les guides ne reçoivent aucune indemnité de la part des touristes qu' ils sauvent ainsi; il arrive parfois, paraît-il, que ceux-ci ne leur disent même pas merci! Lorsqu' ils ont présenté un rapport, et alors seulement, les sauveteurs reçoivent une rétribution fort modeste du service de secours en montagne. On prélève de chaque visiteur de cabane le « sou des colonnes de secours ».

Mardi. Il a plu de grand matin et il continue à pleuviner sous un ciel gris. Nous restons bien tranquillement assis dans la chambre chaude et confortable. La matinée s' écoule en conversations avec M. Nieberl; on fait des parties de yass; on écrit des cartes; on fait des croquis. Le brouillard et la pluie ne cessent pas pendant presque toute cette journée qui, par la force des choses, devient une journée de repos anticipé. Au cours de l' après, Fritz Stadler nous entretient de théories subtiles sur la technique de la corde. Le soir nous trouve de nouveau réunis autour de la table, en bonne harmonie avec les occupants tyroliens de la cabane. Les rudes mélodies helvétiques alternent avec les airs sentimentaux autrichiens; un excellent vin de Gumpoldskirch nous fait passer aux improvisations comiques ( Schnadahüpfeln1 ), et ce ne sont pas les célibataires seulement qui échangent des coups d' œil amourachés avec la jolie Maria et la charmante Jutta! Soudain, la lumière électrique s' éteint; il est minuit. A tâtons, guides par des torches électriques et des allumettes, nous rejoignons nos couchettes.

Mercredi. Nous ressentons un besoin accru d' activité. Les sommets sont encore enfouis dans des tourbillons de nuages, mais nous décidons tout de même de changer de domicile et de nous transporter à la Gruttenhütte. Nous voulons aussi reprendre notre voiture, déposée à la Griessneralm. Nous nous divisons donc en deux groupes, l' un qui passe « par les hauts » et l' autre « par les bas ». Nous faisons des adieux émouvants aux aimables gardiens de la cabane. Les motorisés descendent à la Griessneralm et, par St. Johann, se rendent en voiture à Ellmau. Là, on birfurque pour remonter, tant qu' elle est praticable, une petite route cahoteuse. Près d' une ferme, dénommée Kalkgrube, nous parquons de nouveau le véhicule et marchons à travers des forêts clairsemées en direction de la Gaudeamushütte et de la Gruttenhütte. Notre petit chemin serpente tout le long d' un torrent, bien pacifique aujourd'hui, parmi les pins rampants et les rhododendrons en pleine floraison. Il monte toujours plus haut, passe par la petite gorge de Klamml et fait une grimpée rapide vers une brèche d' où nous atteignons en quelques minutes la Gruttenhütte ( 1620 m ), notre chez-nous pour quelques jours. Le hasard veut qu' exactement au même instant arrive le groupe qui a passé « par les hauts ». Au lieu de prendre le chemin le plus court de Stripsen à Grutten, par la Steinerne Rinne et l' Ellmauer Tor, comme prévu, ils se sont laissé séduire par le ciel de plus en plus bleu et sont allés présenter leurs hommages au Predigtstuhl et à la Goinger Hait. Ils nous l' avouent un peu timidement, mais il ne nous vient même pas à l' idée de le prendre en mauvaise part; tout au contraire, nous nous réjouissons avec eux et les félicitons de leur exploit.

La Gruttenhütte, propriété de la section de l' Alpenverein Turneralpenkränzchen, est composée d' un bâtiment abritant le restaurant et de deux maisons avec des dortoirs. Elle est magnifiquement située sur un pâturage en pente douce, au pied sud de la chaîne du Kaiser. Elle est très fréquentée, apparemment, par des touristes venant de la station de St. Johann, qui n' est pas éloignée, et des autres villages de la vallée. Nous la trouvons bondée. Les bons génies de la cuisine, dont le nombre est réduit par la maladie, arrivent à peine à satisfaire toutes les demandes et le souper est un peu maigre pour nos appétits aiguisés par l' air embaumé de la montagne.

Jeudi. Soleil resplendissant! Au programme, le fameux Kopftörlgrat !Pleins d' une attente joyeuse, nous suivons le sentier du Kopftörl, brèche entre l' Ellmauer Hait et la Vordere Karlspitze, conduisant à la Stripsenalm par le Hoher Winkel. Nous voici au point d' attaque. Il est 8 h. 50. Une traversée par de raides pentes herbeuses nous amène à l' arête qui se défend par six gendarmes imposants. Et c' est une varappe de choix dans un rocher solide réchauffé par le soleil, une varappe variée comme on en rencontre rarement. Les petites parois, les fissures et les cheminées se succèdent en une suite divertissante. Montées et descentes se font à un tempo suivi, l' humeur est excellente. Le quatrième gendarme, appelé Tour de Leuchs, représente le bastion le plus difficile de l' arête. Nous le surmonterons lui aussi. Sans nous en apercevoir, nous nous trouvons au sommet de l' Ellmauer Hait, après trois heures d' escalade d' arête. Nous regrettons presque d' être arrivés, tant nous avons joui de la varappe. Avec ses 2344 m, l' Ellmauer Hait représente le point le plus élevé des montagnes du Kaiser. C' est aussi le sommet le plus fréquenté, car on peut l' atteindre facilement par le sentier du versant ouest. Nous nous trouvons donc sur les rochers du sommet 1 Schnadahüpfeln - concours de chansons improvisées en usage en Autriche et en Bavière. ( N. du T. ) 36 en compagnie d' autres petits groupes qui jouissent du chaud soleil et admirent la vue. Nous sommes tombés sur une journée d' une limpidité cristalline; les montagnes ne s' estompent pas dans l' éclat du soleil de midi, mais se dressent presque aussi nettes que ce matin, lorsque nous quittions la cabane. Elles rappellent un peu la couronne de nos Alpes, vue du Jura par une claire journée d' automne ou d' hiver. En direction sud, les glaces des sommets des Hohe Tauern, avec les Wies-bachhörner, le Grossglockner et le Venediger étincellent à l' horizon. Plus à l' ouest viennent des dizaines et des dizaines de sommets des Alpes de Stubai et des Alpes d' Ötztal. Au centre, émergeant du bleu des vallées, apparaissent les montagnes moins hautes du Zillertal, dont le point le plus haut, le Grosse Rettenstein, rappelle le Stockhorn. Vers l' est, c' est le Kitzbiihelerhorn, paradis des skieurs, et, tout à l' extrémité, les rochers de Leobener Steinberg et de Leoganger Steinberg.

Enthousiasmés par les fortes impressions de cette journée, nous descendons le sentier qui mène à la cabane. Avant d' aller nous coucher, nous restons longtemps assis sur la terrasse et admirons une lumière du soir féerique. Puis,nous commençons à échafauder des plans " /. pour la journée suivante. Nous allons attaquer le Predigtstuhl, et cela par deux voies. _ différentes: par la gorge ouest et par le couloir appelé Mi-Rinne.

Le vendredi s' annonce de nouveau magnifique. L' humeur radieuse, nous prenons la direction de l' EllmauerTor par le « Jubiläumsweg ». Ce sentier intéressant, équipé de nombreux câbles, est tracé à travers un cirque d' érosion encaissé comme une gorge.

De l' Ellmauer Tor, nous descendons de 100 m environ en direction du Stripsenjoch, où nos chemins se séparent. Trois d' entre nous escaladent le sommet par une voie facile, dite de la Mi-Rinne, et à 10 h. 15 déjà nous atteignons le sommet du Predigtstuhl ( 2115 m ), où nous avons à attendre assez longtemps nos camarades. Installés parmi les rochers du sommet, nous passons une belle heure méditative dans un silence complet, suivant des yeux les traînées argentées des nuages qui passent dans le ciel bleu, jetant de temps en temps un coup d' œil en bas, vers les forêts et les prairies, vers les maisons du Griessneralm qui semblent des jouets, vers les minuscules bonshommes qui remuent là-bas. Je me sens pénétré d' un sentiment de bonheur et de plénitude et, comme cela m' arrive parfois, je saisis mon crayon pour fixer sur le papier le Lärcheck et les Gamsfluchten.

Peu après 12 heures, nous apercevons nos camarades en train de franchir avec brio un passage difficile et de gagner le sommet nord. Bientôt nous nous serrons les mains, heureux de nous retrouver. Ils ont eu une montée longue et difficile par la gorge ouest. Ils prennent eux aussi un repos bien mérité, puis nous nous dirigeons vers l' ouest. Tout d' abord il y a un passage très raide et aérien pour descendre à la brèche du Predigtstuhl, puis en une varappe de grand style on remonte à la Hintere Goinger Hait ( 2195 m ). De là, un sentier tout à fait facile conduit à travers un cône d' éboulis vers l' Ellmauer Tor, où nous avons déposé notre pitance. Le guide Stadler a donné ici rendez-vous à une dame de sa connaissance, et nous assistons en spectateurs à l' ascension de l' arête sud-est du Christaturm, d' une raideur effrayante, que cette cordée d' élite gravit en une heure. Nous leur crions en cœur notre bravo et les parois répètent le cri de victoire de Fritz.

Par le Jubiläumsweg nous atteignons en quelques minutes l' hospitalière Gruttenhütte.

Un spectacle unique et splendide s' offre à nos yeux au coucher du soleil: un amoncellement de nuages aux reflets rouge et or se forme dans le ciel et, tel un château de conte médiéval, reste suspendu quelques instants au-dessus des pointes du Kitzbiihelerhorn, pour disparaître ensuite silencieusement. Après le souper, nous invitons dans notre petite chambre du fond un couple munichois, dont le chant harmonieux nous avait charmés la veille, et c' est de nouveau une soirée de chant digne des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Peu de temps après, on entend frapper à la vitre: deux charmantes jeunes filles d' Innsbruck voudraient écouter en « resquilleuses ». Discussions, hésitations. Pour mettre fin à cette « fréquentation » par la fenêtre, nous faisons entrer l' une d' elles par le chemin le plus direct, tandis que l' autre fait le détour par la porte. La soirée se termine très joyeusement, par un concours de chant helvético-bavaro-tyrolien.

Au milieu de la nuit, nous sommes éveillés par les roulements d' un orage. Mais blottis dans nos couvertures, nous regardons, à moitié endormis, briller les éclairs, en jouissant de nous sentir à l' abri.

Samedi, dernier jour de notre expédition. Rassemblé devant la porte, notre petit groupe jette des regards inquiets du côté des Torlspitzen, entourées de lambeaux de brouillard aux formes étranges. Le temps n' a pas l' air très sûr, mais nous nous consolons à l' idée qu' à chaque instant nous pouvons faire demi-tour. Nous projetons une traversée de Y Ostkaiser dont les aiguilles et les gendarmes aux formes variées nous tentent beaucoup.

Aujourd'hui, la marche d' approche dure presque trois heures. Par le Jubiläumssteig nous devons monter de nouveau à mi-chemin de l' Ellmauer Tor, traversant les rochers déchiquetés du « Wilde Geschloss », puis descendre obliquement par un cône de pierrier jusqu' au voisinage de la Gaudeamushütte. De là on remonte par de jolies pentes couvertes de pins rampants. Une vipère rampe paresseusement dans une combe, parmi les buissons nains, sans se soucier de nos regards curieux. Les pentes gazonnées où luit le bleu des gentianes deviennent toujours plus raides; au pied d' un mur de pierre dénudé nous mettons la corde. Entre temps, le soleil a percé les nuages et darde sur nous des rayons brûlants, trop brûlants, qui nous font ruisseler de sueur. Nous traversons successivement la Regalpwand ( 2227 m ) et la Regalpspitze ( 2249 m ). Il y a beaucoup de cailloux détachés; ce n' est plus la belle varappe propre dont nous avons joui les jours précédents. En montées et descentes monotones sur du mauvais rocher, nous traversons la Westliche Hochgrubachspitze Q21A m ) et la Östliche Hochgrubachspitze ( 2284 m ). Par malheur, nous n' avons rien pris à boire; la soif tourmente de plus en plus nos gorges desséchées, et avec elle croissent la fatigue et la mauvaise humeur. Encore une descente dans une brèche profonde, et une dernière fois nous remontons vers un sommet délabré, l' Ackerlspitze ( 2331 m ). Un vaste panorama s' ouvre là, découvrant vers l' ouest le massif du Kaiser dans toute sa variété, et vers le nord les montagnes de Berchtesgaden et le lac de Chiem. Mais nous sommes heureux de nous cacher dans des niches, à l' ombre, et nous envions presque un essaim de papillons blancs qui voltigent et jouent, légers, au-dessus du sommet.

Bientôt nous entamons la descente. Par les combes d' éboulis du Hochsessel et du Niedersessel, elle nous mène sans difficulté à la Ackerlhütte. Un gradin raide exige une manœuvre de rappel de corde, le seul de toute la semaine. Cette paroi aboutit à un névé. Brides de soif, nous enfreignons honteusement la stricte défense de manger de la neige. Après une heure de marche de flanc, nous trouvons la première fontaine et nous nous désaltérons à cœur joie. La fin de l' après apporte ce dont nous menaçait la matinée: un puissant orage. Des éclairs sillonnent le ciel, le tonnerre gronde, se répercutant mille fois dans les parois du Wilde Geschloss que nous traversons en hâte.

Après quelques minutes, de petits ruisseaux et même des torrents se mettent à descendre des rochers tout alentour, et le danger des chutes de pierres nous oblige à nous arrêter. Pressés les uns contre les autres, nous attendons dans un petit tunnel qui s' offre à nous comme un abri bienvenu. Par bonheur, le mauvais temps n' est que passager. Aussitôt que les cascades s' amincissent, nous sortons de l' abri et, après une course de onze heures, nous atteignons, à 18 h. 30, la Gruttenhütte. Nous nous refraîchissons alternativement avec une bière excellente et un exquis mélange de sirops, baptisé « Skiwasser ». Puis, avec une légère mélancolie, nous élaborons les plans du voyage de retour, décidant de faire un crochet par Munich.

Dimanche. Après une nuit de repos, nous sortons dans la matinée fraîche et pleine de rosée. Traversant la Wochenbrunner Alm, nous descendons en flânant vers la plaine, jetant des regards reconnaissants et heureux en arrière, vers les arêtes sauvages et les fiers créneaux qui ont patiemment supporté notre présence, à nous parasites éphémères grouillant pour quelques jours sur ces montagnes qui ont survécu à des millénaires. Nous ne cherchons ni à lutter contre elles ni à les maîtriser. Nous ne voulons que les approcher avec un humble amour, et nous rendre s' il se peut dignes de leur beauté et de leur grandeur. Leur souvenir ineffaçable rehausse notre sentiment de la vie, l' enrichit au-delà de ce que peut soupçonner le profane, nous comble d' un bonheur qui illuminera longtemps la vie de tous les jours.,„„„,, ( Traduit de l allemand par Nina Ppster-Alschwang )

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