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Dans les Alpes des Antipodes (Nouvelle-Zelande)

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

( Nouvelle-Zélande. ) Par Marcel Kurz.

Give me the sport which calls a man, To some far-off and lonely land, Where cold, unconquerable peaks And crevassed glaciers sternly guard Impenetrable forest land.

En 1925, après avoir, fort bêtement, manqué une exploration au Karakorum, je m' étais promis d' accepter sans discussion la première offre qui se présenterait. Elle ne tarda pas à venir. Au printemps 1926, je reçus de Mr. H. E. L. Porter, mon collègue de l' Alpine Club, une lettre me demandant si je serais disposé à l' accompagner en Nouvelle-Zélande pour une campagne de deux ou trois mois. Je ne connaissais Porter que de nom et la Nouvelle-Zélande ne m' attirait pas beaucoup, mais, comme aucune occasion ne se présentait d' aller dans l' Himalaya et que le Caucase était fermé par les Bolchéviks,, je répondis oui par retour du courrier. Nous eûmes une entrevue de trois heures à Ouchy ( terrain favorable aux ententes !) et le départ fut fixé au commencement d' octobre 1926. J' étais gracieusement invité, j' allais visiter les antipodes et faire le tour du monde: je me sentais revivre et la vie me semblait belle de nouveau...

La Nouvelle-Zélande? je cherchais dans mes souvenirs et je n' y trouvais pas grand chose... Ainsi, avec une nouvelle ardeur, je me mis à étudier cette île lointaine, tout comme j' avais étudié le Caucase ou l' Himalaya. Notre bibliothèque centrale du C.A.S., à Zurich, possède heureusement quelques ouvrages classiques relatifs à cette contrée: FitzGerald, Harper, Mannering, Ross, Turner, ouvrages en anglais bien entendu et c' est là un fameux entraînement pour celui qui se propose de faire le tour du monde — lisez de l' empire britannique.. .1 ).

On nous avait appris à l' école que la péninsule italique a la forme d' une botte — très bien! mais pourquoi ne pas dire d' emblée que cette botte a son antipode, renversé bien entendu, dans la Nouvelle-Zélande, chaque botte tendue vers l' équateur pour réchauffer sa semelle, et qu' elles sont presque identiques de contours et de superficie? Voilà un simple truc mnémotechnique qui faciliterait la tâche du pauvre écolier. En effet: renversez la botte italienne de façon que son talon s' enfonce vers l' orient, penchez son axe du sud-ouest au nord-est, rompez-la au-dessus de la cheville et vous obtiendrez, à très peu de chose près, les contours de la Nouvelle-Zélande, soit deux îles principales, séparées par le détroit de Cook et comprises entre l' Océan Pacifique et la mer de Tasmanie.

Les Alpes Méridionales dont je voudrais vous entretenir ici, ou Southern Alps comme les baptisa Cook l' explorateur, forment l' épine dorsale de l' île méridionale, la plus grande des deux. Dirigée du sud-ouest au nord-est, cette chaîne s' étire sur une longueur totale de 350 kilomètres et sous une latitude à peu près identique à celle des Apennins ( entre les 42e et 44e parallèles ), mais son altitude est bien supérieure, puisqu' elle culmine à près de 3800 mètres.

Ile fortunée que cette Nouvelle-Zélande et singulièrement favorisée par la nature: vous trouvez là tout à la fois et tellement rapprochés, les glaciers des Alpes, les forêts du Caucase et les fjords de la Norvège. Aussi ces montagnes tendent à devenir le playground de l' Australasie et du Pacifique, comme les nôtres ont été sacrées The Playground of Europe par l' heureuse formule de Leslie Stephen.

La chaîne centrale — la plus élevée des Alpes Méridionales — forme le Main Divide, c'est-à-dire qu' elle partage les eaux entre deux mers: le Pacifique à l' est et la mer de Tasmanie à l' ouest. Sa longueur égale à peu près celle des Alpes Pennines, du Mont Blanc au Gothard; ses sommets sont de beaucoup les plus intéressants de l' île. C' est là qu' enchâssé dans les glaces des antipodes, brille le plus beau joyau de l' hémisphère austral. Les indigènes maoris qui l' aperçurent un jour des rives de l' océan, l' appelèrent Aorangi ( le perceur de nuages ). Il porte aujourd'hui un nom banal, évoquant une idée de réclame: Mount Cook ( 3768 m .), en souvenir du navigateur anglais qui fut l' un des premiers à prendre pied sur les côtes de ces îles 1 ).

Le Main Divide sert de limite entre le Canterbury et le Westland, deux provinces et deux versants qui opposent un puissant contraste. Les collines blondes et les plaines du Canterbury évoquent assez bien l' image de l' Attique: contrée sèche, ouverte, aride, presque sans forêts, très favorable à l' élevage du mouton, dont les immenses troupeaux font la richesse du pays. De la mer, elle s' élève vers la montagne en douces ondulations et, dans sa haute région, les glaciers principaux courent parallèlement au Main Divide. Tout autre est le Westland: contrée abrupte, étranglée entre la mer et les neiges, humide, exubérante de végétation. Elle est couverte de forêts presque tropicales, où les glaciers s' écoulent dans des gorges profondes, à travers un bush 2 ) impénétrable et s' avancent jusqu' à 300 mètres du niveau de la mer. Cette contrée sauvage n' a guère changé depuis que les premiers explorateurs s' y aventurèrent, il y a trente ans à peine 3 ).

1 ) Latitude du Mont Cook: 43° 36 '. Au sujet du nom Aorangi les interprétations varient. On a suggéré également, Perceur des Cieux, Lumière du Jour, Pic des Giboulées, Grand Nuage Blanc, etc., etc.

2 ) En Nouvelle-Zélande, le bush équivaut à une véritable forêt, très dense et vierge le plus souvent; tandis que scrub correspond à peu près à shrub et désigne des buissons ou des arbrisseaux plus ou moins rampants: c' est un maquis.

3 ) Le faîte du Main Divide étant beaucoup plus rapproché des rives du Westland ( 30 km .) que de celles du Pacifique ( 130 km .), la pente moyenne du versant ouest est beaucoup plus forte que celle du Canterbury. Je dis la pente moyenne, car le Main Divide lui-même présente au contraire, sur son versant oriental, de formidables précipices.

Au point de vue géologique, ces montagnes sont beaucoup plus vieilles que les nôtres. Dans la partie centrale du Main Divide, les arêtes actuelles sont parfois découpées dans Ile étroite, allongée entre deux océans, la Nouvelle-Zélande est soumise à des conditions climatiques toutes différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés dans nos Alpes. Sa dorsale, dressée le long d' une des mers les plus tempétueuses du monde, en reçoit d' énormes précipitations. Il en est de même de l' autre versant. Tous les ouragans qui ravagent le Pacifique ou la Tasmanie s' abattent sur le Main Divide et y déposent de la neige, cela plusieurs fois par semaine, mais elle s' accumule de préférence sur les immenses névés du Westland, où elle se mue rapidement en glace et s' écoule vers la côte par le chemin le plus court. De ces fréquentes précipitations résulte naturellement un abaissement considérable du niveau des neiges: leur limite inférieure atteint 1600 m. sur le versant occidental et 1800 m. environ sur le versant oriental, soit en moyenne mille mètres plus bas qu' en Europe, ce qui fausse complètement nos notions usuelles d' altitude. Ainsi, pour la traversée du Mont Cook, qui se dresse sous une latitude identique à celle de Florence, on aborde le glacier à 1000 m. environ, on bivouaque à 1800 m. et il reste 2000 m. à gravir pour atteindre le sommet, dont la hauteur équivaudrait à 4800 m. dans nos Alpes. L' écart entre la cote de l' Everest et celle du Mont Cook dépasse 5000 m ., mais certaines particularités tendent à compenser cet écart dans une certaine mesure. Ainsi, dans la région de l' Everest, on monte facilement à cheval jusqu' à 6000 m ., tandis qu' en Nouvelle-Zélande on peut chausser ses crampons à 300 m. au-dessus de la mer.

Le mauvais temps et la neige fraîche sont malheureusement la règle et non pas l' exception dans les Alpes Méridionales. Depuis vingt ans, on n' a guère enregistré que deux séries de beaux jours: l' une en 1907, l' autre en mars 1914! Nous qui nous plaignons si volontiers du mauvais temps dans nos montagnes, nous devrions, bien au contraire, nous considérer comme privilégiés, car ces Alpes qui nous semblent parfois frappées d' un mauvais sort, bénéficient d' un climat très favorable par comparaison avec d' autres chaînes montagneuses du globe. Le Main Divide connaît de brusques et fréquentes tempêtes, l' Himalaya a ses moussons, le Caucase ses cyclones; mais nos merveilleux sommets pennins sont bien, dans tout le monde, les montagnes que l'on gravira toujours avec le plus de chance de succès...

La rareté des beaux jours ( climbing days, comme disent les Anglais ) et la distance qui nous sépare des antipodes, sont deux raisons pour lesquelles ces montagnes sont encore si mal connues. Car l' alpinisme, en Nouvelle-Zélande, n est pas un sport national comme en Europe. Il ne le sera probablement jamais. La population est trop dispersée, trop jeune, trop moderne.

des synclinaux, tandis que les vallées sont creusées dans des anticlinaux. D' après von Haast on remarque deux formations principales: celle du Mont Torlesse et celle de Waïhoa, la première correspondant au Devonien, la seconde au Silurien. Ainsi, la chaîne du Malte Brun est constituée par les jeunes roches de la première formation; le Main Divide qui lui est parallèle, par les roches anciennes de la seconde; mais nulle part on n' a trouvé de roches antérieures à l' âge paléozoïque. Les couches courent du nord-est au sud-ouest, c'est-à-dire dans la mê:ne direction que la chaîne elle-même, et les têtes de ces couches sont parfaitement visibles à bien des endroits, sur les arêtes secondaires proéminentes. Les Alpes d' Europe sont donc jeunes, en comparaison de celles des antipodes.

Sur un million et demi d' habitants, vous trouverez si peu de véritables alpinistes qu' on les pourrait compter sur les doigts d' une seule main!

Au commencement de décembre 1926, Porter et moi étions arrivés à l' Ermitage ( The Hermitage ), le Zermatt des antipodes, mais un Zermatt composé uniquement de cet hôtel-là, situé à 765 m. et d' où, au lieu du Cervin, on admire l' Aorangi ou Mont Cook, trônant à trois mille mètres au-dessus, tout comme le Cervin domine la Capoue valaisanne. C' est là, tout près de l' Ermitage, que viennent confluer les glaciers Müller et Hooker, parallèles au Main Divide. Plus à l' est s' ouvre l' immense avenue du Tasman, le plus grand glacier des antipodes, dont les 28 km. dépassent la longueur de notre glacier d' Aletsch. Il court, lui aussi, parallèlement au Main Divide, dont il reçoit de nombreux tributaires, entre autres le Hochstetter Icefall, une des plus belles cascades de séracs du monde entier. C' est par cette avenue que s' aven la plupart des explorateurs et c' est aujourd'hui encore la route préférée des touristes.

J' avais vu bien des photographies de l' Ermitage, de sorte que je ne fus pas trop déçu en y arrivant. Malgré cela, je n' ai guère pu m' habituer au paysage environnant. Il est décidément trop différent de ce que nous avons l' habitude de voir et d' aimer dans nos Alpes. Immédiatement derrière l' hôtel, la pente rapide est couverte d' un bush touffu où croissent des arbres indigènes. Leur silhouette n' est pas rectiligne et monotone comme chez nous, mais arrondie en dômes, aux lignes enchevêtrées, sans style ni régularité. A leur abri, l'on goûte une ombre délicieuse, agrémentée de chants d' oiseaux inconnus. Un assez bon sentier y monte en lacets, mais comme il n' y a pas de vue, on n' y trouve pas le moindre banc pour s' asseoir et le sol rocailleux n' est guère avenant. Dans un rayon de deux à trois cents mètres, les environs de l' hôtel sont agrestes, parce que touffus et mamelonnés; mais au-delà, l' œil du montagnard est choqué dans bien des directions: par l' immense cône des déjections issues du Hooker, par les plaines caillouteuses du Tasman, d' une platitude désespérante; par l' amoncellement rocheux et difforme du Liebig Range qui, dès que la neige a disparu, devient d' une aride monotonie; par les pentes d' éboulis gris croûlant en face de vous, enfin par ces vols de mouettes noires et blanches ( sea-gulls ) qui envahissent l' air de leurs cris rauques, comme si l'on était ancré dans une rade, et qui vous ramènent brusquement au niveau de la mer. Dans tout ce paysage, il n' y a guère qu' un angle où les yeux du montagnard aiment à se réfugier et où ils puissent s' échapper enfin vers les neiges lumineuses: c' est la trouée du Hooker avec ses moraines, son glacier et, trônant très haut dans le ciel, la masse énorme du Mont Cook. La vue en est parfaitement harmonieuse, même plus qu' alpestre: cela sent l' exotique, je dirais même l' himalayen... Le Néo-Zélandais arrivant à Zermatt donnera évidemment la préférence à notre Cervin. Devant le Mont Cook, j' hésite sérieusement et je cherche en vain dans mes souvenirs une montagne des Alpes qui puisse avantageusement remplacer celle-ci. Il n' est du reste aucune comparaison possible entre le Cervin et le Mont Cook. Mais il semble que le Mont Blanc, vu des hauteurs du Val Ferret italien et auquel on aurait arraché les Aiguilles de Peuterey, donnerait une vague idée du Mont Cook vu de l' Ermitage. Son apparition est d' autant plus surprenante qu' elle se dresse sans transition, dans toute sa gloire, à l' extrémité des plaines du Tasman, grises et désolées, d' une platitude désespérante. Du Mont Cook, au long du Main Divide, rien n' arrête le regard avant la pyramide du Footstool. Là commence une formidable paroi, qui se prolonge loin dans les précipices du Sefton; les glaciers surplombants en débordent, jour et nuit les avalanches y roulent, et si les yeux s' attardent volontiers sur les formes aériennes du Mont Cook, ils ne se posent ici qu' avec un sentiment d' horreur, cherchant en vain quelque voie d' accès dans ce chaos de glaces et de roches luisantes. J' ai passé bien des heures à scruter à la jumelle les précipices du Sefton, mais jamais, durant tout notre séjour à l' Ermitage, je n' ai ressenti le désir de m' y aventurer. Le Footstool évoque assez bien l' image du Dammastock vu de la Gôscheneralp; le Sefton, au contraire, défie toute comparaison. Il domine ces parages de sa face la plus terrible et le continuel grondement de ses avalanches, l' inaccessibilité apparente de ses abîmes, intimide les plus hardis. Vue sous un autre angle, cette horrible montagne peut devenir très belle. Ainsi, du sud, elle apparaît comme le Finsteraarhorn vu de l' Oberaar; du nord, comme ce même Finsteraarhorn vu des Fiescherhörner. Elle charme le regard, mais n' a jamais réussi à m' attirer. Peut-être que, comme pour maître renard, les raisins étaient trop verts... pour moi, ces rochers étaient décidément trop blancs.

En arrivant à l' Ermitage, Porter me présenta le guide-chef, Clem Williams, un sympathique jeune homme de vingt-cinq à trente ans, qui tuait le temps à jouer au billard avec son frère Vic, guide également. La question des guides est actuellement brûlante à l' Ermitage — et pour cause! La Nouvelle-Zélande ne possède pas, comme la Suisse par exemple, une population montagnarde qui puisse fournir des professionnels. Comment les guides d' ici se sont-ils formés à l' origine? Je me l' étais souvent demandé et voici ce que j' appris. Les indigènes maoris qui peuplaient l' île avant l' arrivée des Européens ne parcouraient pas la haute montagne. Nulle nécessité ne les y attirait, ils la craignaient, l' évitaient prudemment, vivant de chasse et de pêche dans les régions les plus douces de leurs îles. Parmi les colons, presque tous Anglais d' origine, nul sans doute ne s' est consacré à la haute montagne par goût inné, par instinct héréditaire. La plupart commencèrent par être guides d' occasion, tentés par l' appât d' un sport nouveau, mais plus ou moins qualifiés au point de vue physique. Mannering et Dixon, par exemple, qui furent les premiers Européens pratiquant la montagne en Nouvelle-Zélande, durent se passer de guide et même de porteur, parce qu' il n' en existait point à cette époque. Eux-mêmes n' étaient jamais allés dans les Alpes: ils avaient lu Whymper, s' étaient peut-être inspirés de la Badminton Library et avaient cherché à en tirer quelque enseignement pratique. Or, en 1894, la première ascension complète du Mont Cook fut réussie par Fyfe, Graham et Clarke, et cela par une voie nouvelle, entièrement différente de celle de Green. Quels étaient donc ces gens? A vrai dire, nous n' en savons pas grand' chose: Fyfe et Clarke étaient deux jeunes téméraires, sans grande expérience. Leur aîné, Geo Graham, fut probablement le premier homme qui se soit intitulé guide en Nouvelle-Zélande. Mais on n' arrive pas à comprendre comment ces coloniaux réussirent leurs exploits, aucun d' entre eux n' ayant participé à l' expédition de Green en 1882 et celle de Fyfe au Mont Cook ayant précédé l' arrivée du maître Zurbriggen. Il faut donc admettre ( et nous l' admettons volontiers ) que les Néo-Zélandais, particulièrement doués pour le sport, comme tous les Anglo-Saxons, surent vite s' adapter aux difficultés de la montagne et qu' ils arrivent à les vaincre aisément. Sans posséder l' instinct naturel, inné, des montagnards d' Europe, ils sont souvent doués d' aptitudes physiques incontestables, sinon peut-être de toute la prudence qu' engendre une longue pratique. Malcolm Ross, un des plus fervents montagnards des antipodes, ne peut assez vanter les qualités de Fyfe, qui devint un guide audacieux et, malgré les coups d' épingle de FitzGerald, grâce surtout à l' exemple de son maître Zurbriggen, J. M. Clarke fut plus tard un excellent professionnel. Il accompagna FitzGerald dans presque toutes ses courses et c' est ainsi qu' il fut « lancé ». Puis ce fut la boule de neige... Les frères Graham marquent l' apogée de la technique alpine professionnelle en Nouvelle-Zélande. Ils ont à leur actif les plus brillants exploits.

Il n' y a plus actuellement à l' Ermitage de véritables guides, pas même ce que nous considérons à Zermatt comme des guides de second ordre. Du reste, le brevet de guide n' existe pas. Lorsque le guide-chef juge un homme capable, il lui épingle une cocarde et c' est tout. Ils sont là, six ou sept, presque tous de beaux gaillards, aimables et sympathiques, mais sans la moindre expérience de haute montagne. Et pourtant, j' en connais plus d' un qui ne demanderait pas mieux que de s' illustrer, mais ce sont les occasions qui manquent. Les vrais alpinistes sont rarissimes et les touristes s' en vont toujours vers les mêmes buts. Ainsi les pauvres guides en sont réduits à un métier de simples porteurs 1 ).

1 ) Il faut dire aussi qu' au point de vue financier, ils n' ont aucun intérêt à faire des ascensions: engagés à forfait par la compagnie qui loue l' hôtel, ils ne retirent aucun bénéfice supplémentaire en conduisant une caravane. C' est une des raisons pour lesquelles l' alpinisme va périclitant en Nouvelle-Zélande, car, si les guides y voyaient un avantage, ils pousseraient leurs touristes vers les sommets. Mais c' est un cercle vicieux et l'on ne sait vraiment pas par quel bout commencer pour améliorer la situation. Pour les touristes dont la troupe moutonnière hante l' Ermitage, les guides actuels sont parfaitement suffisants. Arriverait-on, en améliorant le corps des guides, à augmenter le nombre des touristes et à relever le niveau de l' alpinisme? C' est fort douteux et cela exigerait en tout cas bien des années. Dans une colonie aussi neuve que la Nouvelle-Zélande, la jeunesse d' après ne pratique guère l' alpinisme. C' est beaucoup trop pénible, trop décevant. Elle préfère le tennis, le golf, les courses de chevaux — ou tout simplement l' automobile, le grand ennemi de la montagne.

Je crois cependant que le gouvernement, dans son propre intérêt, cherchera à résoudre cette question des guides. On m' a demandé à Wellington à quelles conditions on pourrait se procurer un professionel suisse comme instructeur. Mais franchement, je ne puis conseiller à l' un de nos guides d' aller là-bas tout seul, même si le gouvernement consentait à lui payer un salaire suffisant. Il serait, je crois, préférable pour l' Ermitage de conclure un arrangement avec les guides suisses de Banff ( Canada ) qui, au lieu de végéter en hiver, viendraient pour la saison d' été en Nouvelle-Zélande. Us réussiraient probablement à entraîner Thousands of feet about worry level, telle est l' ingénieuse réclame qui orne le papier à lettre et les enveloppes de l' Ermitage. Comme indication d' altitude, c' est un peu vague... et j' eus quelque peine à régler mon anéroïde, personne n' étant d' accord à ce sujet, le nouvel hôtel n' étant pas marqué sur les cartes. Finalement j' adoptai la cote 765 m. ( 2510 pieds ) qui, à peu de chose près, doit correspondre à la réalité et je tablai sur cette donnée initiale pour toutes mes observations subséquentes. Les cartes topographiques de la région étant très rudimentaires et très pauvres en cotes, un anéroïde est tout à fait indispensable pour compléter l' altimétrie, tout comme pour faciliter les observations à la boussole en cas de mauvais temps. Pour la prévision du temps, par contre, le baromètre en lui-même est moins utile qu' on ne pourrait croire 1 ).

à leur suite quelques clients et il s' établirait peut-être ainsi un courant touristique entre le Canada et la Nouvelle-Zélande.

Actuellement donc, l' alpiniste qui vient s' attaquer aux montagnes difficiles du Main Divide, ne trouve pas sur place d' aide professionnelle suffisante: il lui faut amener avec lui un compagnon ou un guide.

1 ) Dans une île aussi étroite que la Nouvelle-Zélande, allongée entre deux océans, le problème est autrement compliqué qu' en Suisse par exemple. Les dépressions se déplacent généralement de l' ouest à l' est, c'est-à-dire de l' Australie vers le Pacifique et cela à une allure telle, que la pluie peut tomber avant même que le baromètre ait commencé à fléchir.

Nos Alpes, elles, se dressent au milieu d' un continent et ce continent est jalonné de stations météorologiques. Il est donc facile de prévoir l' arrivée des dépressions vingt-quatre à quarante-huit heures à l' avance. En Nouvelle-Zélande il n' en va pas de même. Cette île compte tout au plus une demi-douzaine d' observatoires, et chacun a sa climatologie particulière. Des dépressions, locales pour la plupart, peuvent se former dans la mer de Tasmanie sans qu' on en soit averti, ni en Australie ni en Nouvelle-Zélande, et les pluies s' abattent sur le Main Divide avec une telle soudaineté qu' il est impossible de les prévoir.

Dans les Alpes Méridionales, les vents du nord-ouest sont généralement précurseurs du mauvais temps. Car bien des choses sont renversées aux antipodes et l' alpiniste qui arrive à l' Ermitage fera mieux d' oublier tout ce qu' il a appris dans les Alpes en fait de météorologie.

Les stations du Westland sont généralement les premières à enregistrer l' arrivée des dépressions. C' est pourquoi il serait fort désirable que l' Ermitage fut pourvu d' un poste de télégraphie sans fil pour recevoir instantanément les prévisions de Waïho par exemple, ou mieux encore celles d' Hokitika qui possède un véritable observatoire. L' une ou l' autre de ces stations pourrait ainsi annoncer la pluie six à douze heures à l' avance à l' Ermitage, ce qui est primordial pour les alpinistes qui vont se mettre en route.

Le temps, le ciel, la direction du vent et des nuages, voilà de quoi occuper les loisirs de l' alpiniste, en Nouvelle-Zélande plus que partout ailleurs, et c' est bien le métier le plus décevant qu' il soit. Cependant, je voudrais faire profiter mes lecteurs de quelques observations personnelles. De l' Ermitage, on voit d' habitude des nuages venant du nord-ouest, qui traversent le Main Divide et s' écrasent comme des paquets de plumes au moment où ils débordent le faîte, ou bien qui s' évaporent dans l' azur aussitôt qu' ils sortent du Westland. Derrière vous, dans la trouée du Mackenzie, le ciel immaculé est d' un bleu oriental, aussi loin que, vous puissiez voir.

Cette situation peut se prolonger un ou deux jours. C' est la situation normale et elle n' annonce généralement rien de bon. Elle correspond au fœhn dans notre Tessin et suppose un vent violent sur les arêtes. Là-haut, sur la crête du Mont Cook, une aigrette caractéristique flotte parallèlement à la pente du Hooker et retombe en panache dans le vide.

La pluie subséquente durera de un à cinq jours consécutifs. Cependant le vent tourne, lentement ou brusquement, au sud-ouest, ce qui peut entraîner une éclaircie passagère, avec des trouées de ciel bleu de Prusse qui ne trompent pas. Les montagnes, saupoudrées de Porter venait pour la troisième fois en Nouvelle-Zélande. Il avait gravi le Mont Cook durant sa campagne précédente et toutes ses ambitions devaient maintenant se concentrer sur le Mont Tasman ( 3498 m .), la plus belle pyramide de glace de l' hémisphère austral. Nous avions quinze jours pour nous en rendre maîtres. Quinze jours seulement, parce que Porter, détestant la foule, ne voulait à aucun prix passer les fêtes de Noël à l' Ermitage, toujours bondé à cette époque. Décembre fut malheureusement très pluvieux. Il correspond au mois de juin dans nos Alpes, mais les amas de neige étaient si considérables qu' on aurait pu se croire en mai. Nous comptions du reste sur cette neige pour nous faciliter l' ascension. Après quelques courses d' entraînement, nous nous mîmes en route pour la Ballhut, cabane située sur la rive droite du glacier Tasman.

Pour aller coucher à la Ballhut ( 1120 m.* ) 1 ), on ne part généralement qu' après le lunch, vers 2 heures, après avoir remis sac et piolet au « guide », qui précède la caravane et va préparer le souper au refuge. Ce guide ne s' appelle ni Crettez, ni Gaudin, ni Lochmatter: il s' appelle tout simplement Tom Sheeram; il monte un assez bon cheval et disparaît bientôt à notre vue. Nous aurions pu en faire autant, mais mon compagnon n' aime pas les chevaux de l' Ermitage et nous désirons surtout nous entraîner. Rien de tel qu' une trotte de vingt kilomètres pour se faire les jambes. On suit la route de Pukaki pendant un quart d' heure environ, puis on prend à gauche un chemin qui traverse une plaine caillouteuse et brûlante dans la direction du Hooker-bridge. Quand je dis caillouteuse, c' est qu' il me semble encore entendre nos bottines ferrées grincer sur les galets du chemin, mais on trouve dans cette plaine de vastes étendues de tussock ( Poa caespilosa ) et des buissons dont chacun abrite quelque lièvre. Dans la chaleur de l' après, l' air surchauffé tremble sur ces plaines d' alluvions et lorsque le temps devient menaçant, on voit des colonnes de poussière s' élever et tourbillonner vers le ciel. Des troupeaux de vaches à demi-sauvages détalent effarouchées, neige, se découvrent momentanément. Enfin la pluie reprend, puis le vent saute au sud-est et monte du Mackenzie où le ciel est maintenant très noir. La température fraîchit. A ce moment, le montagnard avisé fera bien de ne pas attendre plus longtemps pour se mettre en route vers la cabane ou le bivouac. Le beau temps se prépare, mais ne durera pas longtemps.

Tel est le cycle normal, mais il peut se corser d' une infinité de variantes, toutes plus décevantes les unes que les autres. En règle générale, il vaut mieux quitter l' Ermitage par la pluie que par le beau temps, de façon à se trouver à pied d' ceuvre au bon moment et saisir l' occasion par les cheveux.

Et surtout, ici plus que partout ailleurs, restez souple, excessivement souple et ne vous mettez pas en route avec des plans trop rigides — ce serait le meilleur moyen de ne rien faire.

soulevant elles aussi des nuages de poussière qu' emporte le vent. Dans ce décor étrange et nouveau, j' avais peine à m' imaginer que j' étais en montagne, en route pour un refuge alpin...

Une fois seulement, je suis parti de bonne heure le matin et c' est bien la seule fois que j' aie trouvé un charme réel dans ce paysage. Il avait le calme et la limpide clarté d' une aube orientale, un ciel d' acier, immaculé, sur lequel les collines se découpaient avec une netteté presque factice. Frappées en plein par le soleil levant, elles perdaient tout relief et semblaient suspendues dans l' air comme d' énormes gerbes de paille blonde. Sur l' autre versant, tout était plongé dans l' ombre, une ombre mauve qui coulait sur les pentes, s' épaississait dans les gorges et s' épanchait doucement vers les plaines. Dans l' air montait cette fine senteur de terre détrempée par la rosée nocturne, un parfum d' herbe, de sable et de véronique. J' étais grisé par la fraîcheur matinale qui caressait la peau; par cette limpidité de l' air qui promettait plus qu' elle ne pourrait tenir; par ces teintes toutes nouvelles à mes yeux: chaque phase de cette aube évoquait en moi le souvenir d' autres départs, à cheval, dans les plaines brûlées de l' Orient. Je savais que ce temps ne durerait pas et j' aurais voulu être déjà bien haut dans la montagne, pour être sûr de gagner le sommet.

Tout à coup, perforant l' atmosphère de son vol, une alouette pointe tout droit dans le ciel; son chant s' égrenant joyeux dans l' azur! Est-il un cri plus entraînant que le sien? Il vibre éperduement. Petite créature ailée, que l'on trouve tout autour du monde, elle lance ses notes comme un encouragement, répétant toujours et partout son vaillant appel: Excelsior!

Ainsi, après une demi-heure de trajet, on arrive au large torrent du Hooker, qui arrêta autrefois tant d' explorateurs. Ses eaux toujours rapides et troubles, roulent vers la mer d' énormes blocs. Le bac aérien n' existe plus: il a été avantageusement remplacé par un pont de bois. En une minute on franchit aujourd'hui l' obstacle qui fit perdre des heures autrefois et coûta des bains glacés. Ici viennent mourir les derniers contreforts d' une chaîne qui se détache du Mont Cook et sépare le Tasman du Hooker. L' endroit est marqué par le trait rectiligne de ce pont et par un bouquet de pins dont l' ombre serait tentante si l'on ne venait de se mettre en route. On découvre alors ce qui restait caché depuis l' Ermitage: une autre plaine, un autre bout de chemin qui s' insinue en méandres dans les pierres, de minuscules oasis ouatées de tendre, où l'on rafraîchit ses semelles brûlantes; puis on double un nouveau cap et l'on aperçoit enfin le glacier Tasman. Il faut être montagnard pour distinguer, dans cet amoncellement de pierres grises, un glacier — ou du moins le front d' un glacier. Comme une digue, il semble barrer toute la largeur de la vallée. A droite, le Liebig Range, aussi désolé qu' un Sinaï, s' enfonce dans les profondeurs du Murchison. On devine l' endroit où cette vallée débouche dans le Tasman, puis la montagne se redresse: ce sont les derniers contreforts de la chaîne du Malte Brun qui n' ont rien d' attrayant non plus. Enfin, là-bas, tout là-bas, au fond du Tasman, voilà de véritables montagnes, montagnes de neige et glace, pointant à l' horizon leurs cônes de crème fouettée, creusés de fossettes, sertis d' ombres bleues, toute une famille de pics, formant un magnifique cortège et qui me font rêver au fond du Baltoro avec ses géants de huit mille mètres. Tout cela semble relativement près, mais se trouve au contraire, très loin. Rien ne trompe l' œil comme les plaines d' alluvions, et celle qui nous sépare du glacier est d' une longueur désespérante. Le chemin, à peine tracé, suit le pied de la montagne, puis il bifurque. Si l'on est à cheval, on prend à droite et l'on poursuit sa route dans la plaine, à travers les ruisseaux dérivés du Tasman, sans crainte de se mouiller les pieds. Mais le piéton, lui, est tout heureux d' abandonner l' horizontale pour suivre le petit sentier qui, après une faible montée, prend en écharpe le flanc de la montagne et court, comme une courbe de niveau, à cinquante mètres au-dessus des alluvions.

Des touffes de snow-grass ( Danthonia flavescens ), des buissons de véronique, quelques ruisseaux et quelques fleurs agrémentent le chemin. La vue n' est pas belle, mais elle devient de plus en plus captivante; on domine la plaine du Tasman où d' innombrables filets d' argent s' enchevêtrent et semblent folâtrer dans l' uniformité grise. Enfin, le sentier descend brusquement dans la plaine, taillé dans une marne jaunâtre et boueuse, à l' endroit où Green planta son premier camp. Il y a là quelques buissons, une passerelle jetée sur un ruisseau; puis le sentier traverse des gazons et semble conduire directement au glacier, mais il tourne bientôt à gauche dans la direction d' un bush touffu qui, du temps de Green et de Lendenfeld, était presque inextricable. Une haute moraine, toute couverte d' herbe, masque le glacier à la vue. Le pied de cette moraine est à 718 m. d' altitude et correspond à peu près à celle de la langue terminale. C' est par elle que les premiers explorateurs gagnaient le niveau de la glace pour en suivre les rives et éviter ainsi les buissons qui barraient leur route. On a maintenant taillé dans le bush même un assez bon sentier. Il traverse une petite clairière où paissent quelques vaches brunes et où l'on s' arrête volontiers pour écouter les trilles amusants du riroriro, l' oiseau de la pluie, qui se trompe rarement dans cette contrée.

Nous sommes à mi-chemin de la Ballhut et c' est ici halte officielle ou half-way halt. L' endroit a son charme, mais il est malheureusement gâté par les traces de fréquents pique-nique. Il n' y a même pas un banc pour s' asseoir et comme le terrain est humide nous préférons chercher un endroit plus confortable que cette station prosaïque.Voici deux heures que nous marchons et le baromètre indique maintenant 755 m ., soit dix mètres de moins qu' à l' Ermitage... Ah! parlez-moi des sentiers de nos Alpes! En voilà qui grimpent au moins, et la vue s' étend à mesure que l'on monte; mais ici, nous sommes dans une combe encaissée, comprise entre la moraine et les pentes rapides de la montagne. Imaginez la combe de Panossière, ou bien celle qui longe la rive gauche du glacier de Zmutt, mais une combe de dix kilomètres, pierreuse, interminable, et vous comprendrez qu' on soit las avant d' arriver au bout.

Un torrent s' échappe entre les blocs de la moraine et déploie ici les méandres gracieux de ses eaux bleues. Il s' étale dans une végétation qui semble exubérante à proximité de ce glacier et forme des marécages où bar-bottent d' énormes canards ( paradise duck; Casarca variegata ). Seraient-ce les descendants de ceux que Boss chassait si volontiers et dont Green était si friand? Chaque fois que nous passions là, un couple dérangé dans ses ébats s' envolait en jetant des cris grêles, errait un instant sur le glacier et revenait se poser sur l' eau bleue. Rien n' est plus disparate que ces lourds palmipèdes, au plumage bigarré, errant à l' aventure dans une contrée que l'on croyait montagneuse. Je dis rien — et pourtant les mouettes de l' Ermitage le sont tout autant. Il semble que jamais on n' arrivera au cœur de ces montagnes.

Nous voici donc engagés dans cette combe pour une éternité. La vue latérale est à peu près nulle: à droite c' est le mur gris et croûlant de la moraine, à gauche les pentes herbeuses et ravinées de la montagne. Par contre de belles échappées s' ouvrent vers le haut du glacier, vers ces sommets baltoréens dont j' ai parlé déjà, et bientôt apparaît en haute perspective verticale le trapèze blanc du Mont Haidinger, tout crépi de séracs et raviné par les avalanches. Il évoque assez bien l' aspect du Breithorn de Lauterbrunnen lorsqu' on monte à l' Obersteinberg. Beau spectacle, surtout le soir, dans l' ombre, lorsque cette ombre bleue, épaisse, baigne toute la montagne, ne ménageant qu' un filet d' ocre sur les arêtes qui flambent dans l' azur.

Interminable, cette combe; d' autant plus qu' elle présente plusieurs endroits qui se ressemblent à s' y méprendre et qu' on les confond à chaque coup: une petite plaine, un large cône d' éboulis transversal, Un creux; plaine, cône, creux; plaine, cône, creux. Cela se répète ainsi, je ne sais combien de fois. Je préfère les creux. Ce sont généralement de fraîches oasis, où l' humidité fait croître quelques buissons de véronique qui sentent le miel, des spaniards ( Aciphylla colensoi ) aux bayonnettes effilées, des éricacées, tandis que dans l' ombre s' épanouissent les belles fleurs blanches du Ranunculus Lyalli dont les coupes vertes sont toujours emplies de rosée. Une fois sorti des creux, le sentier ne monte plus guère. Deux fois seulement il emprunte la moraine, non pas sa crête comme chez nous, mais son flanc. La seconde fois, on découvre enfin une petite plaine gazonnée, où paissent généralement quelques chevaux et l'on sait que le but n' est plus très éloigné. On franchit enfin un mur qui barre la combe et qui, avec la moraine d' un côté et la montagne de l' autre, forme une sort d' enclos, au milieu duquel se dresse l' ancienne Ballhut, sur l' emplace même du cinquième camp de Green ( 1037 m. ). La cabane est placée juste au pied d' une pente herbeuse et rapide qui doit être fertile en avalanches durant l' hiver. Aussi n' est pas étonné d' apprendre qu' elle fut emportée il y a quelques années et que la construction actuelle, très misérable, a été édifiée tant bien que mal avec les débris de l' ancienne. Elle ne sert plus, du reste, qu' à héberger le trop-plein éventuel de la nouvelle cabane, située vingt minutes plus haut, dans une position qui ne semble pas très favorable non plus. Il ne reste plus qu' à traverser la petite plaine, puis à remonter, d' un dernier effort, les éboulis et la moraine pour arriver à la New Ballhui(1120 m.* ). Toute grise dans sa robe de tôle, elle ne tranche guère dans la grisaille des éboulis. Le guide qui nous précédait à cheval, a préparé le repas et, à notre arrivée, nous avons juste le temps de changer de linge avant de nous mettre à table 1 ).

Le Club Alpin de Nouvelle-Zélande n' étant pas riche, tous les refuges de cette région ont été construits aux frais du gouvernement, dès avant la guerre, à une époque où la main d' œuvre et les matérieux étaient encore à bon marché. Vous allez rire quand je vous dirai qu' un refuge de ce genre coûte en moyenne trois mille francs tout meublé! Certes, il ne sera pas comparable à nos somptueux palaces de Moiry ou de la Chaux, mais il suffit amplement aux besoins de l' alpiniste. Comme l' Ermitage, toutes ces cabanes appartiennent au gouvernement et ne sont en somme que des dépendances de l' hôtel. Le gérant de cet hôtel est chargé de les approvisionner et de les tenir à la disposition des touristes. Elles restent toujours ouvertes, mais seuls les pensionnaires de l' Ermitage ont le droit d' en faire usage. Qu' ils couchent à l' hôtel ou à la cabane, le prix de pension est le même, avec un supplément de 5 sh. par jour dans les refuges, pour couvrir les frais de transport.

Ces cabanes n' étant ni fermées, ni gardées, vous vous demanderez comment se contrôle le passage des touristes? Mais rappellez-vous qu' il s' agit ici d' une reserve officielle, d' une sorte de parc national et que tous ceux qui y pénètrent sont tenus de passer par l' Ermitage, sorte de conciergerie à l' entrée du parc. Certes, il y a d' autres entrées et d' autres issues, mais ce sont toutes des cols glaciaires, que seuls des alpinistes pourraient franchir. Comme ceux-ci sont aussi honnêtes que rarissimes, il n' y a pas le moindre coulage. Quant aux touristes, ils arrivent en auto jusqu' à l' hôtel et, comme les moutons de Panurge, ils emboîtent le pas, tous sur le même sentier, sous la conduite de leurs guides. A l' Ermitage, le prix de pension est en moyenne de 25 sh. par jour. Un séjour de vingt-quatre heures dans une cabane coûte donc 30 sh., soit 37. 50 fr. Le touriste y trouvera tout ce dont il a besoin et il peut se servir à volonté: on compte sur sa discrétion et sur son tact. Evidemment, chacun ne peut payer 30 sh. par jour et l'on comprend fort bien qu' un sport aussi cher ne soit pas populaire, surtout pas parmi la jeunesse. Cependant, il est avec l' Ermitage certains accommodements. Ainsi, au lieu de prendre une chambre à l' hôtel, on peut aussi coucher sous la tente à proximité immédiate. Mais ceux qui salle à manger et cuisine au centre, dortoirs aux extrémités. En entrant dans le hall central, l' alpiniste habitué au confort intime de nos refuges, est saisi par une impression de vide et de place perdue. Les parois de bois sont nues, sans une patère; le plafond n' existe pas et la hauteur de la salle est inconfortable. Le mobilier de ce hall, qui sert de salle à manger, n' est pas compliqué: il comprend une table étroite, deux bancs, un gramophone et un baromètre. Chaque dortoir compte douze couchettes indépendantes comme sur les navires, munies d' excellentes paillasses à ressorts, où l'on est vraiment très au tendre. L' un est réservé aux dames, l' autre aux messieurs. Chez nous, une cabane de telles dimensions compterait au moins quarante places. Ici il y a beaucoup d' espace perdu, mais ces vingt-quatre couchettes sont amplement suffisantes pour les visiteurs de la Ballhut. Au gros de la saison, nous n' avons jamais été plus de huit personnes à y passer la nuit.

La cuisine est petite, mais ne laisse rien à désirer; la vaisselle proprette et les buffets bondés de provisions. Le bois étant rarissime dans ces montagne, la popotte se fait sur un réchaud d' un modèle américain ( New Perfection Stove U. S. A. ) dans lequel on brûle de la Kerosine, produit américain également. Lorsqu' ils sont bien entretenus, ces réchauds fonctionnent merveilleusement et remplacent avantageusement le bois. Evidement cela n' a pas le charme d' un feu de cheminée, mais, comme il fait rarement froid, on s' en console facilement.

couchent sous la tente sont néanmoins tenus de prendre leurs repas à l' hôtel, tant qu' ils ne sont pas en course. C' est ainsi que de modestes jeunes gens, astreints à une table luxueuse et trop chère pour leur bourse, souffrent des exigences mondaines et leur préféreraient beaucoup la solitude et la paix. Vous me direz qu' ils n' ont qu' à rester dans les refuges. Oui, tant qu' il fait beau, mais quand il pleut et que l'on paye 5 sh. de surtaxe, on est bien tenté de revenir à la table d' hôte. Si donc le gouvernement tient à propager l' al en Nouvelle-Zélande, il lui faudra songer à la jeunesse avant tout et commencer par changer ses tarifs et ses règlements 1 ).

* Parmi les touristes qui s' aventurent dans la région du Tasman, il faut distinguer trois catégories: celle qui s' arrête définitivement à la Ballhut, celle qui pousse jusqu' à la Malte Brun, celle enfin qui grimpe à la Haasthut, ou même parfois jusqu' au Glacier Dome. Cela représente trois échelons de difficultés et, comme on pense bien, le nombre des touristes est inversement proportionnel à celui des difficultés.

Quinze kilomètres de glacier séparent les cabanes Ball et Malte Brun. Bien que cette distance soit plus courte que celle que nous avions parcourue la veille, il faut compter le même temps, soit quatre heures et demie environ. Une piste s' insinue à travers les éboulis jusqu' à l' angle de la moraine qui domine le confluent des glaciers Ball et Tasman. Avec le sable et les pierres, on se laisse couler jusqu' au fond d' un vaste clapier, où la trace se perd peu à peu, parmi les débris mouvants qui recouvrent la glace. Il faut ensuite prendre d' assaut les flancs rapides d' une deuxième moraine dont les blocs instables s' écroulent à chaque pas, traverser sa crête et descendre de l' autre côté. Que ce soit le matin à la lanterne, ou l' après sous le soleil brûlant, cette marche dans les pierres manque complètement de charme. Mais nous n' en avons pas encore fini avec les pierres! La glace forme une longue bande, large de quelques centaines de mètres, que l'on traverse obliquement pour aller rallier une troisième moraine, médiane du Tasman. Celle-ci est plus large et moins abrupte que la précédente, les blocs y sont plus stables, semblent plus petits, 1 ) Pas de règle sans exception: en janvier 1927, une tente était dressée à proximité de la vieille Ballhut et abritait trois alpinistes sans guide, les seuls que j' aie vu dans les Alpes Méridionales durant tout mon séjour. Ils étaient arrivés en auto jusqu' au pied du Tasman avec des provisions pour trois semaines. Je ne pus m' empêcher de les admirer et je leur demandai comment, en dépit de tous les règlements, ils avaient réussi à s' introduire dans cette reserve. Mais ils étaient parfaitement en règle: une requête avait été adressée à la compagnie locataire de l' Ermitage aux fins d' obtenir l' autorisation de bivouaquer dans la région et, grâce à une recommandation, elle leur fut accordée. Par contre, il leur était formellement interdit de faire usage des cabanes, même par le mauvais temps.

Ces braves sont malheureusement trop rares. Débutants tous les trois, ils se firent battre au. Mont Cook, mais réussirent, malgré la neige fraîche, de fort jolies ascensions qui sont tout à leur honneur. D' autres, lassés par les restrictions et les prix exorbitants de ces reserves, préfèrent aller ailleurs, dans des régions plus retirées et moins connues, dans le Godley par exemple, où les pics sont moins hauts, moins tentants sans doute, mais où l'on peut jouir de la nature en pleine liberté et sans contrainte.

bref, on s' en tire assez facilement et lorsqu' on est arrivé de l' autre côté on regrette presque d' en avoir fini...

Ah! ces moraines! parlez-moi de ces moraines! Je croyais avoir trouvé à la Neuvaz les plus beaux pierriers des Alpes, mais ceux-ci les battent tous. On se demande quelle tête les touristes de l' Ermitage doivent faire en arrivant ici, privés de leurs dociles montures! J' ai suggéré à Mr. Wigley, le directeur de la Mount Cook Motor Company, d' organiser un service d' auto pour remonter le Tasman. Ce sympathique géant, dont les idées sont aussi larges que les épaules, va certainement étudier la question de près... Une fois passée cette moraine, l' immense avenue blanche s' étend devant vous, ininterrompue, à perte de vue. Elle semble absolument plate et rappelle la Mer de Glace de Chamonix, entre l' Angle et les Egralets.

C' était naturellement la première fois que mes clous mordaient dans la glace des antipodes et ils semblaient la trouver à leur goût. En me baissant, je pus constater que cette glace n' était ni dure, ni compacte, comme celle des Alpes, mais qu' elle formait un conglomerat de grains blancs et sphériques, une sorte de pudding de grêlons plus ou moins soudés les uns aux autres et qui se détachaient au moindre coup de piolet. Elle est évidemment beaucoup plus jeune, plus fluide que celle de nos Alpes; aussi les glaciers de la Nouvelle-Zélande avancent beaucoup plus vite que les nôtres, la température étant proportionnelle à l' altitude et la glace n' ayant pas le temps de subir une transformation complète. Elle représente ainsi un stade intermédiaire entre le névé et la glace noire.

Sous le soleil matinal, les cascades du Hochstetter rutilent de lumière et font plaisir à voir, crachant à tout instant une bordée de séracs dont les blocs se pulvérisent en quelques secondes. Mais là-haut, au-dessus des créneaux opalins, deux lames blanches tranchent sur l' azur immaculé du ciel: le Silberhorn à gauche, le Tasman à droite et c' est là-haut que mes yeux se portent constamment, cherchant à se familiariser avec cette nouvelle apparition. C' est là-haut que demain, dès l' aube, nous monterons à l' assaut... D' ici, l' arête blanche semble tout en neige. Avec nos crampons nous pourrons probablement la suivre sans tailler une marche. Pourvu que le beau temps continue... Plus à droite, la courbe du Grand Plateau masque la base du Mont Tasman, puis s' élève lentement et forme le Glacier Dome, large coupole de neige qui plonge dans notre direction une longue arête rocheuse, le Haastridge, sur lequel est perchée la cabane. Cette cabane, on devrait la voir d' ici, mais à l' œil nu, il est difficile de la distinguer. Le Haastridge vient s' enfoncer sous le glacier parmi un dédale de moraines; c' est là que nous allons l' aborder pour le remonter dans toute sa longueur. Imaginez le Feegletscher arrivant à Saas et le Distelgrat conduisant à la Mischabelhûtte. La différence de niveau est toutefois moins grande: nous sommes ici à 1100 m ., la cabane se dresse à 2030 m.A suivre.

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