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Deux belles courses de l'Oberland bernois

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Marius Blanc. Traversée du Schreckhorn et du Lauteraarhorn.

Lorsque ma compagne de courses, Mlle Mottier, me proposa de faire la traversée du Schreckhorn et du Lauteraarhorn, je dus, bien que ces montagnes ne me fussent pas inconnues, prendre la carte pour connaître exactement leur situation. Cependant, ces deux sommets sont loin d' être insignifiants, puisqu' ils dépassent les 4000 m ., seulement, comme la plupart des Romands, j' ai longtemps ignore l' Oberland bernois; les causes en sont les longs trajets coûteux et l' éloignement des cabanes.

Nous avions rendez-vous le 29 juillet 1939 dans la ville fédérale.

Du petit « tortillard » qui nous monte à Grindelwald, nos regards vont souvent scruter le ciel; il est sans nuage et nous pouvons déjà espérer avoir un peu plus de chance que l' année précédente on un vrai déluge fit échouer notre projet.

C' est sous le signe de la bonne humeur, malgré les sacs imposants, que se fait la montée à la cabane Schwarzegg. De cette cabane, la traversée se fera du nord-ouest au sud-est.

Laissant derrière nous le souvenir d' une mauvaise nuit, souvent troublée par des arrivées tardives et des départs très matinaux, nous quittons notre refuge à 2 h. 15.

Le ciel tapissé de diamants donne la réplique aux montagnes qui, baignées dans la clarté lunaire, s' enveloppent d' une ombre mystérieuse.

L' accès à la base du grand couloir neigeux de la face ouest du Schreckhorn est dépourvu de charme, nous avançons en buttant à chaque pas contre des pierres obscures, trop hautes. Un soupir de soulagement accompagne la prise de contact avec le cône de déjection du couloir, mais dans ce dévaloir sans fin la neige est traître, elle donne confiance en portant deux pas pour mieux céder au troisième. Notre élévation en est un peu ralentie; il fait jour lorsque nous abandonnons le couloir pour passer sur le versant nord. Une courte marche de flanc sur un glacier nain, rapide, nous conduit à la base d' un second couloir qui, s' il est plus court avec ses 250 m ., est cependant plus redressé que le précédent; au centre, de grandes traînées grises révèlent la présence de la glace. Trop incliné pour être monté en ligne directe, nous zigzaguons entre la burine et les rochers de notre droite; puis, dans la partie supérieure, en forme d' éventail, nous le traversons pour atteindre peu après une dépression sur l' arête, on nous sommes reçus par les « guten Tag » de trois alpinistes partis plus tôt.

Le soleil a déjà commencé sa lente ascension, mais ses rayons sont sans effet sur le petit vent glacial qui nous oblige à la retraite derrière la crête.

Avant d' entreprendre le gros œuvre, nous vidons nos sacs de leur meilleur contenu, puis comme le veut l' impatience ou l' appréhension, le regard se pose toujours avec insistance sur la suite de l' itinéraire, au détriment de la vue si étendue et si belle soit-elle. C' est pourquoi je laisse jouer mes mâchoires tout en suivant des yeux l' arête Anderson. Notre position de face augmente sans doute de beaucoup la difficulté, mais je dois tout de même constater la présence d' un important ressaut vertical, de chaque côté un vide appréciable et une grande quantité de neige poudreuse où l'on chercherait vainement une trace, car personne n' est encore monté là cette année.

L' action reprend. Une arête de neige, courte et effilée, conduit aux premiers rochers; il faut alors dégager les prises et, pour ce faire, je dois bien reconnaître qu' un balai me serait plus utile qu' un piolet. Les crampons que nous avons aux pieds depuis des heures sont enlevés, puis la montée se poursuit sans grandes difficultés jusqu' à la base du ressaut. Le verglas fait son apparition, la progression devient plus lente; dans ces conditions, les passages moyens deviennent difficiles. Cependant, ce caprice hostile de l' arête prend fin, les rochers s' espacent pour céder finalement la place à une blanche crête avec peu de corniches et même de petits bouts de « trottoirs » qui assurent une montée de tout repos jusqu' au sommet ( 4080 m .) que nous atteignons à 8 h. 15.

Pour la première fois je vois le Lauteraarhorn; la forme en est toute différente de celle que mon imagination lui prêtait. Tandis que mes yeux scrutent les détails de son arête nord, ma main va gratter machinalement derrière l' oreille et je me surprends à murmurer: « Il y a encore du .boulot '! » La cordée suivante vient d' arriver, nous parlons beaucoup et fraternisons, chacun est heureux, il ne saurait en être autrement, puisque la journée est belle et qu' il est possible de voir d' aussi belles montagnes. Il faut de l' énergie pour échapper au charme du sommet.

La descente par l' arête est, la voie ordinaire d' ascension, nous donne l' occasion de palper du rocher tiède; les passages y sont si prenants et ma compagne est si pleine d' ardeur que je perds la notion du temps et des distances. Rapidement nous parvenons au Schrecksattel; encouragés par cet élan, nous continuons directement en direction des premiers rochers du Lauteraarhorn. Là, après avoir franchi quelques gendarmes, la griserie atteint son comble.

Cependant, après deux heures d' efforts, cette griserie fait place à de l' impatience. Nous avons déjà surmonté de nombreux gendarmes, car il est impossible de les tourner et, comme pour les précédents, le dernier que je viens d' escalader me laisse voir la suite sans changement, c'est-à-dire qu' il faut descendre dans une encoche pour se trouver à nouveau devant un mur vertical. Heureusement, la pierre est bonne, les prises abondent, les passages difficiles ne sont pas nombreux. Cette escalade est de toute beauté, mais ce qui provoque en moi de l' impatience, c' est de voir le sommet toujours à la même distance; une main géante doit le reculer à mesure que nous avançons et le maître de cette main ricane sans doute quelque part au fond d' un des gouffres profonds qui nous tiennent fidèlement compagnie, il s' amuse du bon tour qu' il nous joue.

La fatigue commence à se faire sentir lorsque nous arrivons au pied d' une grande tour marquant à peu près le deuxième tiers de l' arête; le morceau paraît de taille. En cherchant, une possibilité de tourner l' obstacle apparaît sur la droite; sans tarder nous nous y engageons. Un couloir de glace est descendu une dizaine de mètres, puis traverse; je prends pied sur des blocs instables et je suis une vire étroite à l' extrémité de laquelle un mur branlant doit être escalade. Toute cette traversée est délicate, nous n' avançons qu' après nous être assurés, des blocs bondissent dans le vide pour avoir seulement été effleurés, notre situation n' est pas gaie; je commence à regretter de ne pas avoir monté la grande tour. Enfin, d' un éperon agréable, l' arête, formée de neige à cet endroit, apparaît juste à notre hauteur. Je fais remarquer à ma compagne l' étrange ressemblance de ce lieu avec le Croissant de Lune des Blaitières.

Dès lors, nous ne rencontrons plus qu' un passage difficile, et à 14 heures nous prenons possession du sommet fuyant du Lauteraarhorn ( 4043 m. ).

La descente par la voie ordinaire est sans histoire, quoique un peu longue pour des gens fatigués; mais lorsque du Strahleggfirn le regard s' élève jusqu' au Col Strahlegg 300 mètres plus haut, on a l' impression de ne jamais pouvoir y arriver. Nous abordons ce calvaire tête baissée, les pieds baignant dans des souliers pleins d' eau, la gorge en feu.

Sur l' autre versant, la descente connaît de fréquents arrêts pour arriver finalement à la cabane Schwarzegg à 19 h. 15.

Nous avons donc fermé la boucle en dix-sept heures.

Vainement j' ai cherché à savoir si cette traversée, telle que nous l' avons réussie, avait déjà été faite. Je suis étonné d' apprendre que l' arête nord du Lauteraarhorn se fasse rarement, car cette course, à elle seule, ne décevra jamais de bons alpinistes.

Jungfrau arête Nord-Est.

Proche du Jungfraujoch, sur la trace qui monte de Concordia, nous sommes deux assis sur nos sacs. En face de nous, la reine de POberland se dresse mystérieuse; oui, c' est bien juste, il y a du mystère pour nous sur cette longue arête qui descend vers le Joch. Comme des enfants qui vont passer un examen, on éprouve le besoin d' être rassuré. Ma compagne me communique ses impressions, je lui fais part des miennes et nous tombons d' accord pour diviser notre course du lendemain en quatre tronçons bien distincts: le premier, du Jungfraujoch au point 3788; le second, de ce point à un éperon nettement marqué; le troisième, de cet éperon à la Jungfrau de Wengen, puis le quatrième, de là au sommet. La fin du premier tronçon, soit la montée de l' im ressaut vertical du point 3788 paraît bien être la plus grosse difficulté. Cette partie de l' arête a été modifiée lors de l' éboulement de 1937; d' après les renseignements que ma compagne a pris à bonne source, personne ne serait monté depuis lors. La seconde partie, dont la ligne de faîte est peu accidentée, inquiète moins que la troisième où des jeux d' ombres décèlent la présence de plusieurs échancrures et gendarmes. Quant au numéro quatre, l' épaisse tranche de glace qui forme l' arête laisse supposer la présence d' un petit glacier, donc peu ou pas de difficulté.

Le jeudi 3 août, à 3 h. 30, nous quittons le trop somptueux Berghaus.

Sur un fond d' encre, derrière les Alpes Valaisannes, des éclairs sillonnent le ciel.

Allègrement nous franchissons la première bosse de neige ( 3560 m .) et touchons les premiers rochers de l' arête avec le jour naissant. Ce premier contact est savoureux, facile, il permet une mise en action des muscles sans secousse.

A notre gauche, dans la paroi sud-est, les rochers gris sombre font brusquement place à de belles dalles jaunes toutes neuves; à juger par l' étendue de ces dalles, l' éboulement que les journaux ont mentionné il y a deux ans a dû être considérable. L' arête devient très effilée et va butter 50 mètres plus haut contre le ressaut. Je me hasarde avec précaution sur son tranchant où, vainement, je cherche une prise solide; tout est branlant. Alors je commence un travail de démolition en précipitant dans le vide tous les blocs susceptibles de céder sous mon poids. Il reste à franchir une bonne dizaine de mètres; je prends quelque minutes pour mettre à profit mon recul à observer ce terrible ressaut qui a gêne mon sommeil. A gauche, dans la face ensoleillée, les dalles jaunes restent réservées aux mouches; en face, l' arête formée d' une lame de rasoir verticale de 25 à 30 mètres est si audacieuse que les yeux osent à peine s' y arrêter. C' est donc dans le versant nord, masque à la vue par un éperon, qu' il faut tenter de vaincre cet obstacle.

Bien placée sur l' éperon, ma compagne m' assure dans ma lente progression. Du piolet je dégage les prises baignées dans la glace, en exécutant une montée oblique en direction d' une saillie qu' il ne doit pas être aisé d' at, mais cette première intention est abandonnée, lorsque je vois en dessus de moi une cheminée verticale qui doit permettre d' accéder à l' arête dans une étroite encoche à la fin du rasoir. La corde risquant de me manquer dans ce passage d' une douzaine de mètres, ma partenaire avance un peu en dessous de moi. Maintenant l' assurage n' est plus qu' une figure. Je prends quelques minutes d' un repos problématique, car il y a près d' une demi-heure que je supporte le poids de mon corps sur le bout de mes pieds. Je fais une première tentative où, dans un pas surplombant, mon sac oblige à la retraite. Cependant, j' ai eu le temps de voir un peu plus à droite une dalle fissurée, sur laquelle je vais tenter ma chance. Avec lenteur et délicatesse, je me hisse sur cette planche de salut, puis, à la suite d' un mouvement de pendule, j' exécute un rétablissement pénible, après quoi la cheminée me reçoit terriblement essoufflé. Cette cheminée est moins difficile qu' elle ne le paraissait. De l' encoche, une méchante fissure permet de franchir un mur de 6 à 7 mètres, nous arrivons ainsi sur un joli balcon où un anneau de corde achève de pourrir. De là, il faut aller à nouveau se promener dans les rochers verglacés du nord, au-dessus d' un vide qui ne laisse pas de doute sur les suites d' une chute. Ainsi nous parvenons à tourner un mur lisse de 25 mètres, au haut duquel un piton et deux anneaux sont autant de vestiges d' anciens passages. A présent, il est permis de se laisser détendre les muscles sur une arête large et facile, jusqu' au faîte du point 3788; il est 7 heures.

En bas, le Joch a disparu sous les brouillards qui tentent de nous rattraper. Il doit y avoir lessive générale en plaine, car seuls les hauts sommets sortent des vapeurs.

Comme prévu, le deuxième tronçon, assez long, ne s' avère difficile que dans sa partie supérieure, où un couloir orienté à l' est ne laisse pas beaucoup de prises sortir de la glace.

En débouchant au sommet de l' éperon, le regard se pose sur une élégante crête de neige; une deuxième et dernière occasion se présente de sortir l' appareil, car, peu après, le brouillard accaparait la vue pour le reste de la journée.Voulant profiter des derniers rayons du soleil, nous prenons les « neuf heures » sur une agréable plateforme.

Cette détente d' un bon quart d' heure était nécessaire. Sur cette troisième partie de l' arête, les difficultés se suivent et augmentent à un rythme décevant. Nous quittons une crête de neige aérienne pour nous trouver devant un mur luisant de verglas. Ce mur escalade, il faut descendre sur des corniches qui peuvent céder d' un instant à l' autre, puis c' est de nouveau un mur presque sans prises d' une dizaine de mètres qu' un piton rouillé aide bien à franchir; alors il faut redescendre sur des dalles peu engageantes et remonter un gendarme très difficile; de là, passer dans une encoche sous une tour rocheuse de 40 mètres qu' une seule fissure, hérissée de glaçons à la base, permet d' escalader, non sans avoir pendule délicatement au-dessus d' un vide sans précédent. Pour corser le tout, un vent violent se met de la partie; il vient compromettre notre équilibre déjà précaire. Enfin, nous arrivons au pied d' une grande dalle très redressée. Cette dalle, je la reconnais, ce médaillon de neige aussi, j' ai déjà vu ça juste sous le sommet de la Jungfrau de Wengen avant que le brouillard s' empare de l' arête. Sentant la fin des difficultés, je monte ce dernier obstacle en hâte, faisant activer ma compagne qui, agrippée sur des petites prises, doit résister à deux coups de vent particulièrement violents. Quelques minutes plus tard, nous sommes sur cette première Jungfrau.

Par une déchirure du brouillard, nous voyons le sommet principal avec des traces. Certains de la réussite, nous paressons quelques minutes dans un endroit pas trop balayé par le vent.

A 12 h. 15, le signal du sommet ( 4166 ) est le seul témoin de notre cordiale poignée de mains.

De retour au Jungfraujoch, nous nous réconfortons, puis nous prenons la trace qui conduit à la cabane Concordia.

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