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Deux grandes premières

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 3 illustrations ( nos 20-22 ) et 3 dessins.

Par Charles Gos ' ).

Aiguille Verte par la Grande Rocheuse.

Robert Fowler avec les guides Michel Balmat et Michel-Ambroise Ducroz, 17 septembre 1865.

Vierge jusqu' à l' été de 1865, l' Aiguille Verte est escaladée trois fois coup sur coup par trois itinéraires différents: Whymper par le grand couloir de Talèfre, en juin; Hudson, Kennedy et Hodgkinson par l' arête du Moine, en juillet, et Robert Fowler, par la Grande Rocheuse en septembre, tous Anglais 2 ). Dans l' histoire de la conquête des Alpes, on pourrait presque dire que l' an 1865 exprime, par la valeur des « premières » et la qualité des conquérants, une manière de Grand Siècle, ramené à la durée d' une année. Quarante-trois sommets sont conquis: c' est l' apogée de cette longue marche aux cimes, commencée vers 1280 par l' escalade du Canigou ( 2785 m .) dans les Pyrénées, et jamais achevée...

Le 16 septembre 1865, l' Anglais Robert Fowler est au Mont Blanc avec le guide Michel Balmat. A la descente, tout en foulant les neiges où le soleil s' écrase, les deux hommes ont devant eux, redressés contre le ciel, les hauts escarpements de l' Aiguille Verte aux flancs patines de bronze et décorés de longs et souples couloirs blancs.

— Ça ne vous tenterait pas, cette montagne, M. Fowler Y insinue Balmat, elle est belle, et il y a du combat là, vous savez.

L' Anglais, pris au dépourvu, s' arrête, examine en silence la noble aiguille, puis dit en riant:

— Vous n' avez pas voulu croire à Chamonix que M. Whymper en avait réussi l' ascension, pourquoi?

— Parce que nous, on l' avait tentée et manquée tant de fois, pardi! Mais depuis que les autres messieurs vos compatriotes y sont montés avec Michel Croz, quelques jours après M. Whymper, on l' a bien cru, allez! même que Ducroz y était aussi.

— Ducroz Y Qui est Ducroz?

— Michel-Ambroise! Et avec lui, vous savez, on y arriverait du premier coup, puisqu' il y était, il connaît tout le chemin.

L' Aiguille Verte après le Mont Blanc, pense Fowler, un tel contraste serait intéressant! Cette fameuse montagne n' a été gravie que deux fois — deux fois seulement — deux grandes « premières » en huit jours, et aucun Chamoniard n' a osé s' y frotter depuis, bien qu' ils prétendent tous l' avoir essayée avant Whymper... Dix-neuf tentatives, si l'on en croit la légende. Et Whymper traité de menteur à son retour à Chamonix... Fowler songe à tout cela, et au fond, pourquoi écarter l' offre de Balmat? Il se laisse donc tenter.

Le même après-midi, les deux hommes du Mont Blanc passent au chalet de Ducroz et exposent au montagnard leur audacieux projet. « Un voyageur pour l' Aiguille Verte! », Ducroz n' en revient pas. Ça c' est l' aubaine inespérée: revoir de près ces rochers solitaires où Michel Croz l' entraîna il y a deux mois! Il accepte avec joie et à 4 heures, les trois hommes se mettent en route pour le Montenvers. Nulle hôtellerie ne déparait encore ce site romantique; seul, le petit temple de la Nature silhouettait sur le décor de fond des Grandes Jorasses sa gracieuse architecture, mais son rôle était déjà terminé: les promeneurs en franchissaient encore de loin en loin le palier sous l' arche élégante, les autres, les alpinistes, hommes des générations nouvelles, passaient sans entrer, se rendant plus haut... La nuit surprit la caravane sur la Mer de Glace; et vers les 9 heures, aux lanternes, elle atteignit la Pierre à Bérenger. Cet énorme bloc erratique oublié là par un glacier trop pressé, ancêtre des cabanes du Couvercle et de Leschaux qui l' en au loin, au nord et à l' est, n' était alors qu' un pauvre bivouac, un mur sous le surplomb et une litière de foin. Seuls, les « crystalliers », ou même les moutons qu' on abandonnait là l' été, en étaient les hôtes occasionnels 1 ).

Bientôt dans les ténèbres massives où la pâleur des glaciers flottait, pareille à une écharpe de fumée, un petit feu devant l' abri épanouit sa corolle ardente, trois ombres humaines accroupies l' entouraient. Tout un monde de cimes vierges, invisibles pour l' instant, mais qu' on savait là, peuplaient le ciel sans lune de leurs présences redoutables. Le vent du nord, dans la nuit, se leva et hurla sa farandole plaintive aux fentes du mur. Et il y eut un brisement de séracs au glacier de Talèfre, dont la nappe précipite sa chute immobile juste au-dessous de la Pierre à Bérenger.

Le 17, à 3 heures du matin, les grimpeurs sortirent de dessous leur bloc. Nulle aube encore ne diluait sa grisaille dans la nuit finissante. Il faisait trop sombre pour partir, aussi les Chamoniards rallumèrent-ils le feu. A 4 heures 10 la caravane se mit en route pour le Jardin. Le ciel s' éclaircissait et les formes des montagnes se dégageaient lentement des limbes ténébreuses. La coupole neigeuse du Mont Blanc flamba dans la pureté céleste; l' aurore courut de cime en cime, strophes éblouissantes d' un cantique muet. Dans ce prodigieux royaume de glace et de granit où seul le silence est dieu, quatre cimes seulement jusqu' alors avaient été conquises: le Mont Blanc, l' Aiguille du Midi, les Grandes Jorasses et l' Aiguille Verte. Partout ailleurs, c' était le mystère de terres inconnues... Les hommes avaient atteint maintenant les névés supérieurs du glacier de Talèfre, au pied même de l' Aiguille Verte. Ils avaient fait halte et contemplaient, muets, l' étrange paysage vertical où ils allaient s' engager. En ce même endroit, deux mois et demi auparavant, Whymper et ses deux guides, s' étaient, eux aussi, arrêtés là, et Christian Aimer, apostrophant la cime vierge, grommelait, menaçant, dans son patois guttural de Grindelwald: « 0h! Aiguille Verte, vous êtes morte et bien morte! » Très haut, le sommet s' épanouissait dans une flambée de soleil; l' ombre d' un bleu léger de vitrail retombait en larges pans dans l' abîme, comme suspendus à cette barre d' or posée en oblique sur la neige contre le ciel. Ils burent un coup de rouge tout en continuant de scruter les murailles aux granits enchâssés de glace. Deux couloirs creusaient la montagne. Leur perspective fuyante en diminuait la longueur et en altérait l' inclinaison. Eiucroz, la bouteille à la main, tendit le bras vers l' arête du Moine qui les dominait sur leur gauche; ses élans saccadés filaient vers la cime.

— Nous, avec Michel Croz et les Anglais, dit-il, c' est la qu' on est passé. Si tu veux, Monsu, on y passera aussi, c' est du beau rocher, ça, et la neige, sur l' arête, c' est aussi du tout bon!

Mais Fowler a son idée. Il s' obstine à examiner les deux couloirs devant lui, celui de Whymper, et, un peu sur la droite, confluent de ce dernier et opérant sa jonction à mi-hauteur, un repli secondaire, moins; nettement formé et obliquant à l' est; vers le haut, une petite aiguille de rocher ( la Grande Rocheuse ), dernier ressaut de la crête culminante, le domine. En cheminant dans cette direction aucun éboulement de pierres n' est à craindre, semble-t-il. Et alors il se demande si, après avoir remonté la partie inférieure du couloir Whymper et en le quittant pour s' élever vers ce couloir secondaire, pour traverser ensuite toute la face et rallier l' arête du Moine, ce ne serait pas là un itinéraire intéressant? En attendant, ils repartent, Ducroz en tête portant en sautoir la corde soigneusement roulée.

La rimaie, mystérieux propylée des hautes altitudes — et celle de l' Ai Verte est en général redoutablela rimaie, ce matin-là, dormait, si l'on peut dire. Une avalanche, la veille, l' avait pontée. La caravane passa sans encombre, se hissant au milieu de ces gigantesques débris qui enjambaient d' une arche cimentée de gel l' abîme verdâtre, et débarqua au pied de la muraille glacée. Elle entreprend aussitôt de remonter le couloir Whymper en ligne verticale, puis, s' en dégageant insensiblement, elle gagne Son bord gauche, sorte de bombement sans crête définie. Mais au fur et à mesure qu' on s' écarte du couloir, la pente s' accentue et l'on pénètre en terrain terriblement dangereux: des panneaux de glace et de dalles granitiques s' emboîtent en manière de damier.

A 8 heures, les grimpeurs s' arrêtèrent de nouveau. N' était pas temps d' opérer le changement de direction? Ils s' asseoient sur un bloc, cassent la croûte et examinent attentivement le trajet qu' ils se proposent de parcourir. Entre eux et l' arête du Moine l' abîme formait une sorte de moitié d' entonnoir glacé et allait s' incurvant jusqu' au goulet de la rimaie où convergeaient toutes les parallèles des glissements de neige et de pierres. La descente dans l' entonnoir apparaissait d' emblée terriblement osée... Alors peut-être que plus haut?... Ils repartent. Mais quand, pour la deuxième fois, ils envisagent l' éventualité de procéder à leur traversée à l' ouest, ils constatent que l' intervalle qui les sépare du couloir s' est considérablement élargi et que la pente a pris une raideur inquiétante. Droit au-dessus d' eux la « petite aiguille de rocher » repérée de la rimaie, les dominait: il ne restait donc qu' à pousser dans sa direction, l' escalader et rejoindre l' arête de neige de l' Aiguille Verte au haut du couloir. Mais comment atteindre ce piton rocheux? Par la face semblait chose impossible1 ). Fowler avise alors à sa droite les pentes de neige qui indiquent l' embouchure du couloir secondaire; la caravane s' y engage, et, surprise de trouver là un cheminement relativement aisé après les précipices d' où elle sort, elle rejoint bientôt le faîte de la longue échine qui s' allonge de l' Aiguille Verte aux Droites 2 ), entre la Grande Rocheuse et l' Aiguille du Jardin ( escarpements à cette époque sans nom ). Sous eux l' abîme du versant nord s' enfonçait dans des flamboiements de soleil et se soudait tiès bas au glacier d' Argentière aux larges flots sereins glissant vers la vallée. La « petite aiguille de rocher » se dressait maintenant à leur gauche; elle leur paraissait si roide en son brutal raccourci qu' ils hésitèrent à en suivre la crête. L' attaquer de flanc? Les deux versants sont affreusement rapides. Ils essaient le sud qui les rejette au nord; ils tentent le nord qui les repousse au sud. Ducroz, toujours devant, repart ( dire qu' il marchait « en tête de cordée » serait inexact, car, notons-le, jusqu' alors, la corde n' a pas été déroulée ); une fois encore, il täte les deux versants; s' y hasarder en traversée horizontale semble décidément exclu. Il s' arrête, hèle Balmat qui le rejoint; les deux Michel se consultent, puis font signe à leur « monsieur » de venir. Fowler part à son tour. « C' était, écrit-il, une arête de grandes lames de roc projetées dans l' espace et dominant les glaciers très bas d' où ils jaillissaient. » Après un bref conciliabule, on avise un névé au sud qui prend en écharpe le pinacle; ils s' y engagent et parviennent alors au sommet de la « petite aiguille de rocher » 3 )... Ciselée dans l' azur, la cime éblouissante de l' Aiguille Verte apparut dans une symétrie blanche et pure de montagne de blason. Mais entre eux et l' arête qui y conduisait, un abrupt ressaut se dérobait. Infatigable, Ducroz, est déjà loin. Il disparaît sur la muraille descendante et, bientôt, engage ses compagnons à le suivre. « Ça va très bien, les rochers sont bons! » Et assez rapidement, les trois hommes se regroupent au pied du mur sur une langue de neige, extrême point d' attache du couloir Whymper à l' est4 ). « C' était si sûr, dit Fowler, que la corde n' était DEUX GRANDES PREMIÈRES.

pas du tout nécessaire. » Ils suivent quelques mètres ce palier neigeux, lequel, brusquement, se soude à l' arête de glace. « La glace était dure et bleue. Ducroz avait toujours le rouleau de corde à l' épaule, écrit Fowler, „ As-tu peur, Monsume demanda-t-il. En même temps, il sauta en avant et se mit en besogne de couper des encoches sur le côté nord, se tenant sur un pied, tandis que son poids reposait sur l' autre, le fil de l' arête entre eux. Mais la glace était si dure à entamer que, très vite, Ducroz proposa d' avancer à cheval. » Fowler, un peu impressionné par cet étrange spectacle presque d' acrobatie au-dessus d' abîmes aériens aux neiges polies d' azur, propose « deux fois aux guides de s' at, mais ils ne répondirent même pas... Du reste, Ducroz avait toujours la corde en bandoulière et c' aurait été trop difficile pour lui de s' en dessaisir et de nous la jeter pour nous lier. Il montrait le plus grand courage. Il avait guidé durant toute l' ascension, mais d' après son désir de connaître les noms des montagnes autour de nous, je dirais qu' il n' avait pas servi de guide depuis très longtemps. Je crois même qu' il n' avait jamais guidé auparavant dans aucune expédition difficile. » L' arête glacée s' effilait de plus en plus. « Ducroz et noi, et Balmat aussi, je crois, mais je ne me suis pas retourné pour voir ce qu' il faisait, nous avancions à cheval, nous tirant aux aspérités de notre arête et nous aidant de nos bâtons. Cependant, je changeais bientôt ma manière de cheminer pour adopter la position allongée, c'est-à-dire celle du marin sur une vergue, mes coudes, mes genoux et mes pieds cramponnés à l' arête, laquelle se trouvait être extrêmement mince. A notre gauche, le grand couloir ( le Whymper ) s' abattait d' un jet de glace jusqu' au glacier de Talèfre, tandis qu' à notre droite, la pente de glace, parsemée de rochers, s' arrondissait en dos d' âne: on la perdait de vue pour la revoir tout en bas rejoindre le glacier d' Argentière1 ). » La caravane à califourchon, les deux Michel bien en selle, si l'on peut dire, et entre eux, le « monsu » à plat ventre faisant le marin sur sa vergue, avance lentement. Au delà de l' évasement du couloir, l' arête se redressait et les trois hommes vinrent y buter. Nouveau conciliabule. Ducroz indique à gauche une pente neigeuse parsemée d' archipels caillouteux et propose d' y descendre. L' accord se fait et en taillant une dizaine de marches, nos gens arrivent à se faufiler au-dessous de l' arête ( versant sud ); ils suivent cette allée de neige, la quittent bientôt pour se hisser de nouveau sur la crête et parviennent enfin au sommet... « Là, écrit Fowler, il y avait deux bâtons plantés dans la neige, auxquels étaient noué des lambeaux de ruban rouge, et abandonnés par ce pauvre M. Hudson et son équipe, en juillet; nous avions ramassé en montant un mouchoir de poche bleu, je le fixai à l' un des bâtons. » Il était midi et demie. Les grimpeurs prenant la corde pour siège ( elle servait enfin à quelque chose !) contemplent en silence le déploiement des cimes, une image vaporeuse aux touches blanches scintillantes, ponctuée de bleus sombres et d' ombres estompées; une douceur infinie noyait les horizons les plus reculés. Ducroz, qui se trouvait là pour la seconde fois en deux mois, continuait avidement à se faire désigner les montagnes par Balmat. Inter-rompant soudain son camarade, il s' écrie glorieusement: « Celle-là devant nous, et qu' on voit de court c' est l' Aiguille d' Argentière, Michel Croz me l' a montrée quand on était ici ensemble avec M. Hudson... c' est lui qui y a conduit M. Whymper l' année dernièrel ). Mais à côté, je sais pas ce que c' est. » « C' est l' Aiguille du Chardonnet que tu vois d' Argentière, dit Balmat, personne n' y est encore jamais monté... » Fowler, lui, est heureux de sa belle escalade; il écoute ses guides bavarder et songe. Un souffle de vent agitait faiblement les rubans rouges et le mouchoir bleu. Du passage de Whymper, il ne restait rien. Kennedy avait en vain fouillé la neige pour y retrouver le lambeau de corde enfoui par Almer. « Tu 1e trouveras pas, Monsu, nous aussi, on l' avait cherché, il l' a trop bien caché, M. Whymper... Et puis, que vous auriez ri de voir le chien de M. Kennedy, quand c' est qu' on l' a sorti du sac... il aboyait comme un perdu, puis il s' est couché sur la corde et s' est endormi tout heureux2 ). » Au sommet du Cervin, dont la flèche noire trempait, là-bas, dans cette buée argentée, la blouse bleue de Croz pendait à une hampe de fortune, comme ici les rubans rouges de Hudson. Au cimetière de Zermatt cependant Hudson et Croz sont étendus côte à côte...

Ducroz se lève, tape sa pipe, se tourne vers l' arête du Moine, puis regarde le grand couloir. « On était descendu par là, nous, avec Michel... » Balmat déroulait la corde... ( sans blague!... ), réglait les intervalles et l' Anglais, en contemplant cette montagne vierge, le Chardonnet, se disait que, après tout, il avait encore quelques jours devant lui...

Cette fois-ci, c' est une cordée régulière qui descend et non plus trois grimpeurs aux ébats fantaisistes individuels. Ducroz est en tête et mène son équipe par la diagonale entre les deux arêtes — le Moine et l' Est — itinéraires de descente approximatifs des caravanes Whymper et Hudson. Décidément le trio FowJer n' aime pas la ficelle. A peine touche-t-il aux roches qui bordent le couloir Whymper qu' on la roule. Déjà! C' est à ce moment que deux violentes chutes de pierres surprennent les hommes, lesquels s' abritent de justesse derrière un rocher; puis, c' est Balmat qui, en pratiquant des fouilles dans un four à cristaux, bascule un caillou sur la tête de son « voyageur »; sa blessure est peu grave... mais tout de même! Ils traversent le couloir dans le bas; Ducroz y taille rapidement une " vingtaine de pas, et, à cause des lapidations toujours menaçantes, ses deux compagnons décordés, traversent aussi vite que faire se peut. La caravane repasse la rimaie sur son pont toujours aussi solide que celui d' Avignon, rejoint le glacier, patauge dans la neige fondante, parvient à 5 heures au Jardin, à 8 au Montenvers et à 10 heures rentrait à Chamonix, soit dix-huit heures après avoir quitté le bivouac de la Pierre à Bérenger. L' expédition Hudson-Croz avait duré vingt-six heures et demie ( Couvercle-Aiguille Verte-Chamonix ) et celle de Whymper-Almer dix-sept heures. Fowler note encore que Whymper, à la montée, avait quitté le grand couloir aux deux tiers environ de sa hauteur pour obliquer en direction de l' arête du Moine non loin du sommet. Il semblerait que ce fut aussi dans l' intention de Fowler, mais en septembre, quand il se trouvait là, la montagne était caparaçonnée de glace verdâtre et la voie du couloir impossible. L' alpiniste britannique estime que son itinéraire par la traversée de la « petite aiguille de rocher » ( la Grande. Rocheuse ) rallonge l' ascension; pris à la descente, par contre, il serait peu1-être plus court que les autres.

Aiguille du Chardonnet.

La même caravane que ci-dessus, 20 septembre 1865.

Ce Chardonnet où personne encore n' était monté et que, du sommet de l' Aiguille Verte, Fowler et ses guides dévisageaient, ne gardera plus longtemps sa virginité.

Le 20 septembre, soit trois jours après la « première » de l' Aiguille Verte par la Grande Rocheuse, Fowler et ses deux fidèles Chsmoniards en réussissaient sans coup férir l' escalade en partant de Lognan. Leur ascension sans histoire fixait à peu de chose près l' itinéraire normalx ). De cette longue journée sur les granits et les neiges, deux épisodes seulement sont à retenir. Notons d' abord que, comme à la Verte, les grimpeurs — bien entendune s' at pas; Michel Ducroz, le guide de tête, celui qui ignore le nom des montagnes mais leur voue une passion profonde et enfantine, s' obstine à porter la corde sur son sac.

Pour gravir la petite arête de neige près du sommet, Fowler réclame cependant la corde — tiens, tiensDucroz s' arrête alors et se met en devoir de dérouler son chanvre, une longue corde de l' Alpine Club. Mais il l' em, s' y embrouille, plus ses efforts pour en démêler les anneaux deviennent passionnés, plus aussi les nœuds se font plus extraordinaires et plus le mon- DEUX GRANDES PREMIERES.

tagnard s' y empêtre et s' y perd... Dépité soudain, il jette avec violence la corde à terre, ôte son veston, le lance sur la corde qu' il commence de piétiner en l' insultant, jurant et sacrant comme un païen. « Il criait, note courtoisement Fowler, ce que je suppose être des jurons dans son patois savoyard. » Témoins de cette scène ahurissante, I' Anglais et Balmat sont secoués d' un rire homérique, ce qui calme sur-le-champ le pétulant Chamoniard. Pour une fois qu' on voulait employer cette sacrée corde, on aurait parié qu' elle faisait exprès de s' embrouiller, histoire d' embêter tout le monde... Ils ,. durent se mettre à trois pour enretrouver les bouts et la débrouiller. Le second épisode est moins drôle. A la descente, Fowler demande de nouveau la corde pour traverser un étroit couloir de glace, désir aussitôt exaucé par les guides. Mais si le « voyageur », lui, est attaché, le filin étant noué à sa ceinture, les deux guides, eux, ne sont pas encordés, ils ne font que tenir leur « monsieur », les mains serrées sur le chanvre. C' est exactement la méthode employée par les Chamoniards au col du Géant, l' année précét dente; glissade tragique qui envoya les participants au cimetière de Cour- mayeur... x ). Mais ici pourtant, ces trois forts grimpeurs... Alors?... Fowler ne perdit pas pied, mais l' heureux retour de la caravane victorieuse à Argentière ne justifie tout de même pas cette technique singulière2 ).

Bibliographie.

Alpine Journal, vol. II et IV.

A. L. Mumm, Alpine Club Register, vol. I, London, Arnold, 1923.

Cunningham and Abney, The Pioneers of the Alps. London, 1888.

Charles Gos, Alpinisme Anecdotique ( Collection « Montagne » ), Editions Victor Attinger, Neuchâtel ( 3e mille ). Louis Kurz, Guide de la chaîne du Mont-Blanc. Lausanne, Payot, 4e éd.

* ) Cf. Charles Gos, Tragédies Alpestres, ch. II, « Le désastre du col du Géant ». Paris, les Editions de France, 1940 ( 3e mille ).

2 ) Les trois dessins à la plume sont de Fowler lui-même et nous les reproduisons avec l' aimable autorisation du rédacteur de l' Alpine Journal, à Londres.

Die Alpen - 1943 - Les Alpes.

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