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Encore Tchiffaz

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec I illustration ( 53Par L. Saudran

II y a deux ansl, nous avions laissé le problème de Tchiffaz à moitié résolu.

Rappelons en quelques mots la configuration des lieux. Entre le sommet sud du Diableret et la Quille du Diable la grande muraille méridionale 1 Voir Les Alpes 1945, p. 309; 1946, p. 25. Die Alpen - 1948 - Les Alpes17 s' incurve en un vaste cirque que surplombe la lisière des Glaciers du Diableret et de Tsanfleuron. A mi-hauteur un large palier, une niche où se blottit le Glacier de Tchiffaz. Nos précédentes explorations nous y avaient amenés par les Toulards ( à l' ouest ), puis par les gazons de Fenage et les vires des Bannes Noires ( à l' est ). Mais la question de l' accès direct depuis Derborence restait en suspens. En effet, la terrasse de Tchiffaz est soutenue par un banc rocheux d' une centaine de mètres, un soubassement abrupt que les montagnards de Derborence, tous plus ou moins chasseurs, disaient être infranchissable. Il restait à démontrer le contraire. En septembre 1945, une reconnaissance solitaire m' avait amené jusqu' au pied de cette muraille. Sans trop de peine, zigzaguant le long des vires superposées; j' en avais gravi les premières assises et j' avais été arrêté littéralement au pied d' un mur. Seul, non assuré, je n' avais pas osé risquer un pas délicat, d' autant moins que le renflement de la roche ne me permettait pas de voir si je trouverais au-dessus la prise indispensable et salvatrice. Encore une course manquée, et pourtant cette tentative avortée n' a pas été tout à fait inutile: elle a permis de préciser les données du problème. C' est là que se trouve la clé du passage; à moins qu' il ne faille la chercher quelques mètres plus à droite ( E ), sur la lèvre d' une profonde faille où gronde un des torrents-émissaires du Glacier de Tchiffaz. Il n' y aura plus qu' à revenir avec un ou deux compagnons bien décidés pour mettre le point final à cette longue quête.

J' en parlai à Pierre Vittoz, un des plus ardents grimpeurs de la jeune génération et des plus curieux de voies inédites, qui d' emblée s' enthousiasma pour ce projet. Mais tandis qu' accaparé par des besognes plus urgentes je laissais passer les mois et les saisons, Vittoz trouva au début de l' été dernier l' occasion et le compagnon favorables. Le 27 juin 1947, avec son ami G. Matthey, ils enlevaient le morceau du premier coup. Néanmoins, de savoir le problème résolu et d' avoir été devancé sur cette voie, ne diminuèrent en rien mon désir d' y passer à mon tour. Toutes proportions gardées, j' étais aussi curieux de voir et de tâter ce passage que l' était Guido Rev de se cogner le nez contre les derniers rochers de l' arête de Furggen. Un point autour duquel on a tourniqué durant des années finit par devenir une hantise dont il faut coûte que coûte se libérer.

Voilà pourquoi, en cette aube livide du 21 septembre, G. de Rham, Robert Mercier et moi nous prenons à Anzeinde le sentier de la guerre, ce jour-là plus pénible que glorieux. Des paquets de brume grise et froide s' accrochent aux parois des Diablerets et collent tenacement sur le plateau de Cheville. Nous avons brièvement discuté l' itinéraire d' approche: descendre jusqu' au Lac de Derborence pour remonter par les mayens de la Tour, cela représente six cents mètres de dénivellation dans chaque sens. J' opine pour la traversée en écharpe par le Dérotchieu, où j' ai pourtant maintes fois peiné et pesté; mais aujourd'hui je suis optimiste.

C' est la quatrième fois que je me retrouve dans ce site infernal, avec ses longs couloirs de débris, ses raides talus de boue durcie pareille à du ciment, ses graviers mouvants, ses blocs instables et basculants. Aujourd'hui, pas le moindre bout de névé pour faciliter la traversée, et jamais les ravines ENCORE TCHIFFAZ n' ont été si profondes, leurs berges si abruptes, le mastic si intraitable. Chacun de nous, naturellement, choisit le cheminement qui lui semble être le moins mauvais, pour regretter bientôt de n' avoir pas passé ailleurs. Aussi est-ce tout suant et haletant que j' atteins la pointe des gazons de Vozé. Le répit est de courte durée, nous entrons dans une zone de décombres profondément labourée par les éboulements de 1944 et où les blocs sont plus traîtres et plus hostiles que jamais. Dans un brouillard opaque, guidés par le bruit des cascades, nous franchissons une première ceinture facile de plaques mouchetées d' herbe et, toujours suants, gravissons la dernière pente d' éboulis pour gagner le pied du ressaut principal. Avec cette brume j' ai quelque peine à m' y reconnaître d' autant plus que le névé qui m' avait donné accès à la vire est cette année tout ratatiné et disparaît presque sous les débris. Un crochet à droite jusqu' au delà du ruisseau, retour à gauche, et nous voici à pied d' œuvre. La marche d' approche depuis Anzeinde nous a coûté quatre heures pénibles *. Pendant la halte, le brouillard se soulève et laisse apercevoir, nous dominant d' une centaine de mètres, le fronton du Glacier de Tchiffaz et, beaucoup plus haut, la frange bleutée des séracs de Tsanfleuron. Nous sommes sur une esplanade de la vire élargie ( cairn ), entre les deux cascades provenant du glacier. Une troisième jaillit en pleine paroi, un peu plus à l' est, et se joint aux deux autres pour former le torrent du Pessot — le bien nommé, une des sources de la Lizerne.

Devant nous, le mur de calcaire gris et dur qui m' a rebuté il y a deux ans. Georges l' attaque un peu plus à droite, par une étroite corniche sous un surplomb. Au-dessus, une dalle lisse, inclinée, où le grimpeur le plus optimiste ne saurait voir quoi que ce soit qui ressemble à une prise. Un piton serait ici le bienvenu; mais la dalle est sans défaut. Appuyant le bord de sa semelle vibram sur une rugosité en forme de noix sous le surplomb et coinçant un coude dans le dièdre qui limite la dalle à gauche, Georges se hisse lentement et réussit à poser la cuisse à plat sur le bord de la dalle. Il a passé et continue jusqu' à un relai moins précaire. Délesté de son sac, Mercier passe à son tour. Lorsque les impedimenta ont été hissés, j' essaie de suivre; mais la semelle flexible de mes espadrilles refuse de crocher au maigre « gratton », et je dois, sans vergogne, tirer sur la corde. Nous sommes maintenant sur la lèvre — rive droite — de la faille profonde où bouillonne le torrent. D' abord tailladée d' encoches, elle se mue bientôt en une échine arrondie et polie comme celle d' un goret — sans les poils — le long de laquelle on avance à quatre pattes, par simple adhérence, jusque sous le prochain surplomb. Il est évident qu' autrefois le glacier débordait le plateau et que ses quartiers ont longtemps pilonné cette paroi; tous les angles, tous les replats sont élimés. Actuellement, il s' est retiré d' une trentaine de mètres, et il n' y a plus aucun danger de ce côté, pas même de chutes de pierres. Pour s' évader de ce cul-de-sac, il faut passer sur la rive gauche du ruisseau en « campant » l' étroite et profonde fissure qu' il s' est creusée et prendre pied sur une dalle humide, gluante et glissante, toute éclaboussée d' eau où les seuls points d' appui sont de curieux 1 En venant de Derborence par les mayens de la Tour et les chalets de Vozé, il faut compter 2 h- 30 jusqu' à ce point.

petits trous de la forme et de la dimension d' un dé à coudre, juste de quoi y enfoncer un bout de doigt. La dalle traversée, Georges, en s' aidant d' une prise arrondie et visqueuse, s' élève lentement de deux mètres sous la douche, sort à gauche sur un étroit balcon déversé, puis disparaît. Lorsque à notre tour nous émergeons de cet antre, nous le voyons cheminer tranquillement le long d' un caniveau facile. C' est fini; quelques pas encore et, tout dégoulinants, nous posons les sacs sur une large esplanade dominée par les lames inoffensives du Glacier de Tchiffaz ( 11 heures ).

Le reste de la course ne présente plus d' aléas ni aucune difficulté. Après avoir remonté le glacier sur une certaine distance, nous le quittons un peu avant son angle nord-est et gravissons à droite un cône d' éboulis pour rejoindre la grande vire qui vient des Bannes Noires. Par des pentes de caillasse, des bancs de rocher faciles et même un îlot de gazon nous gagnons le socle de la grande falaise sous St-Martin, dont nous longeons la base jusqu' à l' embouchure de la Golette. C' est une large et profonde cheminée qui coupe la paroi d' un trait oblique bien visible 1 et nous amène sans difficultés, en moins de dix minutes, sur le plateau de Tsanfleuron, à environ 700 m. à l' ouest de la Quille du Diable. Il est 13 h. 40.

D' ici nous pourrions rentrer à Anzeinde par le sommet du Diableret; mais notre but pour aujourd'hui est la cabane d' Entre, où nous arrivons au moment où crève l' orage.

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