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Evocation d'un cours alpin militaire

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 3 illustrations.Par Ch. A. Habel.

( Notes d' un chef de patrouille. ) I. Le camp d' Arpette.

Soldats de la division de plaine, habitués aux grandes routes ou aux verts pâturages du Plateau, du Jura ou de la Gruyère, quel intérêt avez-vous à venir escalader des arêtes de granit, ou à bivouaquer à 3500 m. sur un glacier des hautes Alpes?

Ne trouvez-vous pas déjà assez pénible d' avaler des kilomètres dans le canton de Vaud ou dans celui de Fribourg, en portant un sac que vous croyiez alors lourd, de dormir sur la paille des granges et des écuries et de patrouiller à travers de vertes forêts ombragées? Vous savez pourtant qu' en venant ici, dans ces hautes montagnes valaisannes, votre vie sera plus pénible, votre effort plus grand, votre lutte, avec la neige, le rocher et la glace, plus dure qu' en bas dans la plaine ou les préalpes! Vous savez qu' il vous faudra coucher sur la glace dans un igloo, avoir soif et faim et ne pouvoir ni boire ni manger!

Vous êtes renseignés sur la vie rude qu' il vous faudra mener, pendant un mois, comme patrouilleur alpin!

L' Alpe vous attire, à cause de tout son mystère, de ses dangers, de ses difficultés, de sa grandeur. Vous voulez mesurer vos forces avec la montagne, pour, ensuite, la dompter et la vaincre.

Idéal magnifique et noble!

Au campement nous attendons, en cette belle journée d' août, nos hommes qui vont arriver.

Comme prévu, vers 16 heures ils débouchent en un long monôme au contour du sentier qui vient de Champex: sergents, caporaux, appointés ou simples soldats, tous ont le fusil posé horizontalement sur le sac de montagne gonflé, qui pèse lourdement sur les reins et les épaules. Ils sont là environ quatre-vingts, un peu harassés par la chaleur de cet après-midi, qui passent un à un devant nous. Ils nous regardent dans les yeux, avec méfiance d' abord, puis ensuite avec confiance, car ils ont tous reconnu au moins, parmi ces 15 lieu-tenants alignés qui les dévisagent, un copain du civil ou un « juteux » du bataillon.

C' est qu' il s' agit de vivre quatre semaines côte à côte, d' une vie militaire et disciplinée, avec une franche camaraderie.

Le capitaine donne des ordres brefs et sonores pour grouper les patrouilleurs, puis chaque officier reçoit ses hommes. Le contact est vite pris entre « futurs alpins », surtout dans ce site montagnard, à côté du torrent qui gronde et aux pieds des aiguilles enneigées qui étincellent.

Mes patrouilleurs! j' en suis fier: un sergent, un appointé, trois soldats de mon ancienne compagnie. Deux sur cinq qui recevront le rare insigne, brodé sur la manche, de patrouilleur de haute montagne!

Une heure après, le camp est organisé. Il n' y a pas eu beaucoup d' ordres à donner. Le travail se fait sans commandement inutile: 15 tentes militaires se groupent par 3 ou 4 sous des mélèzes ou le long du mur du pâturage. Endroit idyllique: un pré vert entouré de mélèzes, un torrent écumeux et rapide, et dans le fond, se découpant sur le ciel, les Clochetons d' Arpettaz, la Pointe d' Orny et les Ecandies qui de loin nous font signe de venir les voir de près.

Au centre se dresse la tente du commandant, dominée par le grand drapeau suisse. Les hommes se hâtent à cueillir une litière de feuillages et de branchages, à ramasser du bois mort pour les « cuistots », à chercher l' abondant matériel vers le mazot du sergent-major.

Enfin, c' est le souper par patrouille, devant la tente, puis le premier appel principal. Nous nous figeons dans un impeccable garde-à-vous, lorsque le drapeau monte au-dessus de nous tandis que retentit la sonnerie de clairon.

21 heures 30, les patrouilles se glissent sous la tente. Il faut une certaine habileté au début pour se déshabiller, enfiler son « training » et se faufiler dans le sac de couchage sans chahuter toute l' installation et sans trop empiéter sur le domaine du voisin.

Le matin, le lieutenant est le premier réveillé; il doit exhorter sa patrouille à bondir dehors dans le champ humide de rosée, pour faire la gymnastique et le tour du camp au pas de course.

Chaque matin, nous partons pour le terrain d' exercice, quelque haut alpage à deux ou trois heures de marche en dessus d' Arpette, où l'on trouve des parois de rochers et des vires. Et le soir, c' est la descente vers le camp, par les éboulis, à une vitesse folle mais ordonnée, pour pouvoir goûter encore un instant la fraîcheur du torrent avant la disparition du soleil.

Après cinq ou six jours nos muscles se sont habitués, ils font moins mal. La corde, elle-même, si raide le premier jour, est toute souple; nous poussons jusqu' aux Ecandies.

Ainsi, cordée après cordée, celle du capitaine en tête, nous traversons ces célèbres aiguilles. Le granit râpe l' étoffe et entaille les doigts. Les prises sont petites mais sûres. Les rappels sont nombreux.

C' est là que des soldats, insignifiants en plaine, se sont révélés tout à coup être d' excellents alpins: le besoin de lutte s' empare d' eux; vaincre un passage difficile, être premier de cordée et trouver les prises, c' est tout ce qu' ils désirent. Une fois les espadrilles chaussées, la corde nouée autour de la taille et en possession d' une mission de confiance, quelle varappe ne tenteraient-ils pas? quel sacrifice même ne feraient-ils pas si cela était nécessaire, pour un chef qu' ils estiment?

Chaque soir, après les grands efforts de la journée, nous nous réjouissons tous les six, de retrouver notre petite tente. Elle nous a joliment bien abrités parfois de la pluie froide ou du vent. Mais malheur à nous, quand nous l' avons mal arrimée ou que nous n' en avons pas bien tendu les carrés le soir en nous couchant, quand le ciel menaçait! Il y a bien eu quelquefois des réveils brusques, suivis de jurons et de douches célestes!

Insensiblement, chaque jour, nos sacs deviennent plus gros et plus lourds de matériel; mais le matin, où nous quittons Arpette pour passer quatre jours au plateau du Trient nos « modzens » sont gonflés à bloc.

Pendant la grimpée à la cabane Dupuis, plus d' un regrette son léger sac de plaine. Nous avons cependant tous le sourire: nous pourrons montrer aux copains de la compagnie des photos saisissantes, eux qui prétendaient que nous partions en vacances. Drôles de vacances que ces quatre jours à 3000 m.! De la neige, du brouillard, des igloos pour la nuit... la faim pendant 24 heures et... la Granché Fourche par le couloir est en guise de nourriture. A vrai dire, pour des soldats, ce n' est pas terrible du tout, il faut bien s' entraîner à des privations!

II. Le Couloir Est de la Grande Fourche.

Les patrouilles remontent le glacier de Saleinaz, dans la direction de l' ouest. A mesure que nous avançons, la Grande Fourche devient plus nette, montrant, sur sa paroi est, une longue traînée blanche: le couloir par où nous devons monter! Ce n' est pas la voie normale, laquelle est facile. Il est nécessaire que des patrouilleurs passent hors des chemins battus!

Nous sommes rapidement au pied de la montagne, sur un replat du glacier, à quelques mètres de la rimaye. Nous posons nos sacs et les piolets superflus.

Il fait chaud; mais il fera très froid dans le couloir et sur l' arête du sommet. D' ici, on voit de la poussière de neige, chassée par le vent; le soleil ne se montrera pas dans ce satané couloir avant trois ou quatre heures, il faut s' équiper contre le froid d' autant plus qu' il y aura sans doute de la glace, sans parler de la neige à brasser.

Nous enfilons donc pullovers et anorahs et partons à la file indienne, la corde bien pliée dans la main gauche, la droite libre ou tenant un piolet.

La rimaye franchie, nous abordons tout de suite le rocher, puis la neige. La patrouille de tête ouvre la trace. Le cheminement monte en zigzag. Nous attaquons le bas du couloir de glace. Il faut tailler des marches. La pente devient bientôt de plus en plus raide et l' allure se ralentit.

Les quatre patrouilles sont maintenant immobilisées sous une barre rocheuse, encore un peu verglacée, verticale comme un mur et qui semble bien lisse. On va avoir du beau travail, dit un patrouilleur!

Arriverons-nous à passer par là? C' est pourtant le seul passage praticable. Il faut absolument monter.

Cependant, le temps passe, les aiguilles, sur le cadran de la montre et le soleil dans le ciel ont fait du chemin. Le froid nous transperce, les estomacs réclament, mais rien à manger! Les énergies chancellent un peu.

Allons, on passera. Les patrouilleurs de la division de plaine en sont bien capables, que diable!

La vue sur les Maisons Blanches et sur le Grand Combin que nous voulons conquérir la semaine suivante, stimule notre esprit combatif. Il s' agit maintenant, non plus de tenir, mais de vaincre.

L' appointé R. attaque le premier la paroi. Pendant longtemps nous le voyons colle contre le mur, presque immobile. Il fait de gros efforts, le corps suspendu au-dessus du vide:, les mains crispées dans de minuscules encoches, calculant ses moindres ges1' S.

— Faudrait me passer le marteau et les pitons, mon lieutenant, demande-t-il à son chef de patrouille.

— Assurez la corde, dessous!

Suspendu par un bras et n' ayant qu' une petite prise pour le pied, il se fatigue visiblement.

Nous autres, nous surveillons sa lutte avec la montagne.

Enfin, d' une main, il engage le piton dans une petite fente, puis peut alors l' enfoncer à coups de marteau jusqu' à la boucle. Il passe ensuite un anneau à mousqueton et fait coulisser la corde. Il est ainsi assuré et ses deux mains sont alors libres.

Pendant plus de trois heures l' appointé R. est en pleine action pour nous ouvrir la seule voie possible Il est à bout de force lorsqu' il arrive à franchir ce passage. Son premier soin, arrive en haut, est de tendre la corde et de la fixer, pour que tous puissent passer.

Après six heures d' effort, tenaillés par la faim, fatigués, nous nous regroupons enfin, passablement épuisés.

L' itinéraire pour le sommet rejoint la voie ordinaire; il n' offre aucune difficulté.

En bas, près de la rimaye, nous reprenons nos sacs vides de nourriture. En avant, les gars! on mangera demain!

Magnifique éducatrice que la haute montagne qui apprend à des soldats à ne pas se plaindre, et qui enseigne à supporter les plus dures privations et à vaincre les plus grands obstacles!

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