Expédition suisse à l'Everest 1956 | Club Alpin Suisse CAS
Soutiens le CAS Faire un don

Expédition suisse à l'Everest 1956

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

HANS GRIMM, WADENSWIL

Avec 5 illustrations C' est l' après du 5 mars 1956, à Kloten, que Jürg Marmet et moi-même, entourés de parents et d' amis, nous prîmes soudain conscience que nous ne partions pas pour un but quelconque, mais que l' attaque de l' Himalaya était une entreprise grave. Sortant de son hangar,, l' oiseau gigantesque apparut sur la piste d' envol. Le pilote poussa les moteurs à fond. L' instant d' après, l' avion quitta le sol. Quelques signes encore à ceux qui restaient en bas, sur la terrasse de l' aérogare, et la grande aventure avait commencé...

Notre équipe devait compter onze membres. Le groupe principal - Wolfgang Diehl, Fritz Luchsinger, Ernst Reiss, Adolf Reist, Ernst Schmied et Hansrudolf von Gunten - avait quitté la Suisse vers la fin du mois de janvier pour débarquer le 14 février à Bombay après un impressionnant voyage sur mer commence à Gênes. L' Asia, leur paquebot, transportait également les dix tonnes de marchandises qui formaient la plus grande partie des bagages de l' expédition.

Le 20 février 1956, nous avions pris congé du chef de l' expédition, Albert Eggler, et du géologue Fritz Müller qui partaient pour l' Orient par la voie des airs pour rejoindre nos camarades à Jaynagar, près de la frontière du Népal. Un peu plus tard, le 29 février 1956, Edi Leuthold prenait l' avion à son tour.

Quant à nous deux, nous avions été retardés par les appareils à oxygène, qui n' avaient pas pu être prêts à temps. Ce gaz précieux, voire même indispensable, naviguait déjà depuis quelques jours en haute mer et devait atteindre Bombay le 14 mars 1956. Cette date commandait tous nos projets.

Nous avons passé les Alpes, nous survolons Milan, nous nous enfonçons dans l' ombre du soir. Voici les ténèbres de la nuit; les lumières d' Athènes brillent, très loin. Vers minuit, nous nous posons au Caire. L' aimable hôtesse de la Swissair nous souhaite encore bonne chance. Nous étions chez nous il y a quelques heures à peine, et déjà, quittant la machine, nous prenons pied sur un autre continent. L' Egypte, monde inconnu et mystérieux... Mais nous n' avons pas le temps de nous abandonner à nos songeries: déjà M. Züblin, de l' ambassade suisse, nous a découverts et salués avec gentillesse. L' escorte d' un compatriote dans cet univers étranger nous rassure. L' auto nous emmène vers la ville, dont l' étrangeté devait nous fasciner aussitôt.

Nous passons les deux jours suivants à feuilleter l' éblouissant livre d' histoire de l' Egypte. Nous découvrons pour la première fois la séduction de l' Orient à Memphis, avec ses vieilles pyramides; au pied du Sphinx ou des pyramides de Gisé; dans la splendeur des mosquées. Mais nous faisons la connaissance également des interprètes avides de pourboires, contre lesquels on se défend d' abord à grand' peine.

C' est dans la nuit précédant le 8 mars que nous prenons un constellation de la BOAC pour l' Inde. Nous nous sentons bien perdus dans nos fauteuils de la salle d' attente de l' aérodrome. Un avion de la Swissair, dernier lien avec la patrie, vient de décoller... Nous n' oublierons pas la grisaille de l' aube dans le ciel immense au-dessus du désert arabe.

Quelques heures plus tard, notre appareil se pose à Bahrein, au bord du golfe Persique. La blancheur du soleil brille le ciment de la piste d' atterrissage. Nous commençons à pressentir les températures qu' il faudra supporter les semaines suivantes.

Bientôt notre voyage reprend, par Karachi, pour aboutir à minuit à l' aéroport de Palam, à Delhi, capitale de l' Inde. Un douanier indien y soumet nos bagages à un contrôle sévère; il nous manque ici le compatriote secourable.

Accablés de fatigue après ce vol interminable et cette chaleur infernale, nous soupirons de soulagement lorsque le chaos des difficultés douanières commence à se débrouiller. Il n' y a rien à objecter à nos bagages personnels; mais on s' achoppe aux produits pharmaceutiques et aux instruments contenus dans les colis spéciaux, et plus encore aux montres de l' expédition. Enfin les Indiens acceptent de mettre nos bagages sous verrou.

A Delhi, nous prenons contact dès le lendemain matin avec l' ambassade suisse. Nous nous souviendrons avec gratitude de l' aide généreuse de nos compatriotes. Les jours suivants, c' est la lente guerre de la paperasserie, qui semble bien être le premier obstacle inévitable que chaque expédition doit surmonter. A la fin pourtant, nous sortons vainqueurs.

Cet arrêt nous avait coûté bien du temps; il nous permit au moins de prendre un premier contact avec l' Inde, ce pays de merveilles, avec ses temples d' une incroyable beauté, ses vieux forts, ses mosquées splendides et enfin l' inimitable Taj Mahal, autant de témoins de l' époque des puissants Mogols. Nous séjournâmes à Bénarès, la ville sainte des Hindous au bord du fleuve sacré, le Gange. Un pays infini, grouillant d' hommes, ou les difficultés économiques et sociales posent d' énormes problèmes au gouvernement. Enfin notre voyage nous conduisit à Bombay, où nous prîmes livraison de l' oxygène, qui était arrivé entre temps au port.

Puis nous eûmes un plaisir d' un genre particulier: le voyage en chemin de fer de Bombay à la frontière du Népal. Il fallait que nous accompagnions nous-mêmes nos précieux bagages. Nous avions plus de 2000 km à parcourir par une température d' environ 39° à l' ombre. Entre autres aventures, on décrocha une nuit notre fourgon pour l' abandonner dans une gare quelconque. Nous crûmes quasiment vivre un miracle oriental en parvenant à destination au bout de plus de quatre jours de voyage, et en constatant la présence de tous nos biens arrivés comme nous à Jaynagar. Au milieu de ces tribulations, nous étions heureux d' être accompagnés par Naidu, un jeune Indien du Sud, noir comme jais, garçon éveillé et gai, qui parlait un anglais passable. Ce voyage en chemin de fer nous rappelait sans cesse qu' en Orient on affronte les événements de la vie avec beaucoup de calme. Expérience très salutaire pour tout Européen!

Jaynagar est la station terminus des chemins de fer indiens. Nos camarades, qui avaient passé là au début de mars, y avaient laissé nos tentes et notre équipement de marche ainsi que des provisions suffisantes. Cinq chariots, attelés chacun de deux bœufs indiens, prirent en charge surtout des caisses d' oxygène. A la fin de l' après du 25 mars, notre colonne s' ébranla doucement. Nous étions heureux que notre départ eût été retardé, car la chaleur était à peu près intolérable, le soleil sans pitié. Le thermomètre indiquait 40° à l' ombre. Nous songions avec reconnaissance à la sollicitude de nos amis, qui avaient préparé des parapluies à notre intention.

Les deux jours suivants nous virent traverser la plaine orientale du Gange, en direction de la frontière du Népal et des premières hauteurs qui annoncent l' Himalaya. Le paysage, plat comme une planche, fait songer à une steppe; le sable qui recouvre le sol ne nourrit qu' une herbe rare. Un nuage de poussière dense ne cessait de nous accompagner. Tous les soirs, nous étions revêtus d' une épaisse carapace de cette poussière. L' œil ne découvrait pas la moindre dénivellation. C' avait été une idée heureuse de marcher surtout le soir et tôt le matin et de passer les heures les plus brillantes du milieu de la journée à l' ombre de quelque arbre près d' un village. Le cours de la rivière Kamla nous indiquait la direction générale à suivre. Nous nous sentions soulevés de joie chaque fois que nous retrouvions ses eaux: c' était la chance d' un bain rafraîchissant. Dès que nous nous rapprochions de l' eau, la végétation retrouvait sa luxuriance tropicale. Les cabanes de terre glaise couvertes de chaume se groupaient en villages qui rappelaient tout à fait ceux de l' Afrique. Leurs habitants nous regardaient passer avec étonnement, voire avec effroi. Ce n' est pas tous les jours qu' un étranger s' aventure là-bas. Les Hindous célébraient précisément à cette date une de leurs grandes fêtes, le « holy », qu' on pourrait comparer, dans ses manifestations extérieures, à notre carnaval. Les indigènes se peignaient mutuellement de couleurs vives, et se livraient au chant, à la musique et à la danse.

Notre cortège avançait sous la pleine lune au milieu des grincements et des craquements des chariots. Les bouviers, accroupis sur leurs véhicules, s' étaient assoupis. Mais ils retrouvaient toute leur vie dès que nous nous approchions d' un village, où des personnages bariolés dansaient autour des hautes flammes des feux de la fête au rythme bizarre d' une musique étrange.

Ces visions nocturnes s' évanouirent le lendemain matin devant l' ardeur inhumaine du soleil. Les bouviers nous invitaient de temps à autre à prendre place sur les chariots. Mais nous ne supportions jamais longtemps cette façon de voyager, tant les secousses nous paraissaient intolérables, et bientôt nous préférions à nouveau la marche à pied.

Le second jour, nous retraversâmes le Kamla, puis nous nous installâmes à midi pour une longue halte sur la place du village de Tahlana à l' ombre de manguiers splendides. Bientôt nos bouviers disparurent, car ils habitaient ici. Naidu, qui nous accompagnait les trois premiers jours, avait préparé entre temps un repas frugal. Puis les hommes du village survinrent et inspectèrent non seulement nos assiettes, mais jusqu' à l' intérieur de nos bouches.

28' Plan Pendant que nous passions encore la ceinture du Terrai, une région tropicale " où sévit la fièvre, nos camarades, accompagnés de leurs 350 porteurs et de 22 sherpas, avaient atteint Namché Bazar et le couvent de Thyangboché. Nous ignorions encore leurs difficultés lorsque nous arrivâmes à Chisapani ( Eau Froide ) le matin du 27 mars 1956. Ce fut le terme du voyage aventureux de nos chariots.

Une fois de plus, nous étions au bord du Kamla, à l' endroit où il débouche des collines dans la plaine par une gorge caractéristique. Deux sherpas, Kamilama et Pa Norbu, ainsi que 80 porteurs, nous attendaient là, sur une prairie, au bord même de la rivière. Tandis que l' un des sherpas s' occupait des coolies, l' autre se révélait un cuisinier précieux. Tous ces hommes faisaient partie du peuple des sherpas. Ce groupe ethnique a quitté le Tibet il y a quelques siècles et s' est fixé sur les pentes méridionales de l' Himalaya. Ses mœurs et ses usages, mais surtout sa religion, le distinguent nettement des Népalais du Sud et des Indiens. Ce sont des Bouddhistes, alors que.,, les Népalais du Sud sont des Hindous. Leur nature gaie et ouverte et leur caractère insouciant nous ont tout de suite inspiré de la sympathie. Prêts à aider en toute circonstance, ils étaient d' une bonne humeur constante. Dès le début, nous eûmes du plaisir à vivre avec eux; nous nous sentions à l' aise en leur compagnie. Pa Norbu prenait soin de nous sans défaillance, comme la meilleure des mères.

Peu après notre arrivée, tout le monde travaillait avec ardeur. Un dressa notre tente de plaine. Pa Norbu s' était hâté d' installer un foyer et commençait à préparer un repas. Kamilama, ayant déchargé les chariots avec l' aide des coolies, triait les diverses charges. Bref, le camp fut bientôt animé d' une vie joyeuse. Rapidement aussi, tout fut prêt pour le départ du lendemain. C' était le moment de prendre congé de Naidu, qui retournait avec les chariots à Jaynagar.

Le lendemain, réveillés de bonne heure, il fallut plier les tentes et ranger les ustensiles de cuisine. Il nous sembla qu' il fallait un temps infini jusqu' à ce que la colonne put partir. Il n' y avait pas seulement des hommes et des garçons: des familles entières s' étaient annoncées pour le portage. Tout au long des journées de marche qui suivirent, nous pûmes constater la résistance extraordinaire des femmes des sherpas.

Bientôt notre chemin se mit à grimper rapidement, puis il serpenta le long d' une gorge profonde où coulait la rivière. Arrivés au but de la journée, les porteurs et les porteuses installèrent les foyers, et bientôt les flammèches dansèrent joyeusement. Notre cuisinier, Pa Norbu, dressa la tente avec ses aides et peu après retentit ce cri bien agréable: « Sahib, tea ready. » Un repas succulent, à base de produits du pays, fut rapidement prépare, et le soir descendit lentement sur notre camp.

Mais ce même soir déjà, un brusque tumulte s' éleva devant notre tente. « Sahib, snake-bite, snake-bite! » Nos porteurs vivaient pieds nus la plupart du temps. C' est ainsi qu' un aide-cuisinier avait marche sur un cobra. Nous nous étions procure heureusement du sérum à Bombay. J' en la morsure à la lumière d' une bougie pendant que Jürg Marmet préparait la seringue. L' injection ne tarda pas à calmer les crampes. Nous fûmes bien étonnés le lendemain de voir que le garçon avait repris sa charge et sa place dans la colonne. Nous eûmes de la peine à le persuader de renoncer à son fardeau pour un jour au moins. Cette aventure nous prouva le courage de ces gens et leur résistance à la fatigue et à la douleur.

L' oxygène avait quitté Gênes avec un mois de retard. Il fallait s' efforcer de rattraper le plus possible du temps perdu. Nous parcourions chaque jour une étape une demi fois plus longue que le gros de l' expédition. Le paysage en terrasses que nous traversions pour commencer nous fit une impression prodigieuse. Ces terrasses servent à la culture du riz puis, plus haut, du mais. Notre sentier étroit s' étirait en deux très longues journées par-dessus les premières montagnes de plus en plus élevées du Népal. La contrée ressemblait passablement au Jura. Au bout de trois journées de marche, nous nous trouvâmes au bord du Sun Kosi, une rivière torrentueuse qui route ses flots puissants au bas d' un profond précipice. Nous le franchîmes à l' aide de deux énormes pirogues. Les rameurs infatigables se livrèrent à une longue navette jusqu' à ce que toute la troupe eût atteint la rive opposée. Puis notre marche reprit à travers un monde inconnu, mais d' une merveilleuse beauté. Les fleurs rouges, blanches et violettes des rhododendrons, qui sont ici de véritables arbres, bordaient le chemin. Toutes les sortes d' orchidées rivalisaient de splendeur avec les magnoliers aux fleurs immenses. Il nous semblait souvent que nous nous promenions dans un parc seigneurial. D' énormes papillons diaprés coupaient notre chemin de leur vol incertain, les oiseaux animaient les arbres et arbustes de leur joyeux gazouillis et de leurs couleurs éclatantes.

Il y avait toujours une nouvelle chaîne de montagnes à traverser. Nos étapes se faisaient plus fatigantes, car il fallait dans les jours suivants franchir plusieurs cols de plus de 3000 m. Nous nous demandions souvent quand l' Himalaya nous apparaîtrait enfin. Ce n' est qu' après avoir dépassé Tharé que nous découvrîmes la chaîne de ses plus hauts sommets, spectacle grandiose qui nous laissa fascinés, ravis, et comme brûlants d' enthousiasme.

Hélas, les soucis assombrirent trop tôt notre joie. Nous apprîmes que notre camarade Fritz Luchsinger souffrait d' une appendicite au couvent de Thyangboché. Le courrier qui nous apporta la nouvelle était manifestement sensible au malheur qui s' était abattu sur l' expédition. Tristes et accablés, Jürg et moi nous discutâmes des mesures à prendre pour aider efficacement notre ami. Comme notre colonne transportait un certain nombre de remèdes et d' instruments indispensables, nous décidâmes que Jürg continuerait à diriger le gros de la troupe, afin que je puisse voler au secours de notre médecin, Edi Leuthold, avec Pa Norbu et quatre coolies. J' accélérai donc la marche et pus presque doubler les deux étapes suivantes. Je constatai avec joie que Pa Norbu et les porteurs faisaient tout ce qui était humainement possible pour avancer au plus vite. Dans mon inquiétude, je ne cessais de me demander comment allait Fritz, espérant quand même que tout finirait bien.

Heureusement notre espoir fut exaucé. Le matin du troisième jour, nous rencontrâmes un messager: il nous apporta la bonne nouvelle que Sahib Luchsinger allait mieux. Nous fûmes soulagés de notre souci et respirions de nouveau plus librement. J' ordonnai une journée de repos et attendis Jürg avec mon groupe Enfin toute la colonne, gaie et rassurée, put reprendre son chemin. Les monuments de pierres bouddhistes, les murs « mani » graves de formules de prières, se multipliaient; les blancs drapeaux de prière, qui flottaient joyeusement devant presque chaque maison, achevaient le tableau caractéristique d' un village de sherpas. Nous approchions de Namché Bazar. On voyait que les sherpas sentaient la proximité de leur pays natal: leur marche ne cessait de s' accélérer. On nous recevait aimablement dans tous les villages de sherpas et l'on nous traitait libéralement avec des pommes de terre, production caractéristique de la région, et du chang, une sorte de bière à base de riz. Les visages nous exprimaient clairement que nous étions les bienvenus.

Les Indiens qui desservent la station de radio gouvernementale de Namché Bazar nous reçurent en hôtes de marque. Mais ce qui nous causa la surprise la plus joyeuse, ce fut de parler par radio avec notre Fritz Luchsinger et avec Edi Leuthold. Nous installâmes notre camp au-dessus de Namché.

Le lendemain, notre chemin longea les pentes de la rive gauche de la vallée. Un spectacle magnifique s' offrait à nous. Pendant que nous approchions de la hauteur boisée sur laquelle se trouve le couvent de Thyangboché, nous ne pouvions nous empêcher de ralentir nos pas à chaque moment. Si fréquents que fussent nos arrêts, nous n' en avions jamais assez de contempler la splendide pyramide de l' Ama Dablam. Après une marche facile et comme ailée, nous arrivâmes enfin au début de l' après au coteau où le couvent est installé. Notre cher Fritz nous y reçut. Nous étions bien rassuré de voir de nos propres yeux qu' il avait entièrement recouvré la santé. Edi Leuthold nous rejoignit bientôt. Nous nous racontâmes nos aventures, puis la journée s' acheva en une soirée joyeuse. La guitare d' Edi ne reposait guère, et nos gorges furent mises à contribution jusqu' à l' enrouement complet.

Nos camarades avaient vécu des temps difficiles à Thyangboché, surtout Edi Leuthold, notre médecin, qui avait été mis à rude épreuve. Fritz Luchsinger avait montré tous les symptômes d' une appendicite grave. Fallait-il opérer? C' était la question angoissante que notre médecin de- vait se poser presque jour et nuit. Il ne quittait guère en effet le chevet de son patient pendant les journées du plus grand danger. Le lit du malade avait pu être installé dans le sanctuaire d' un lama - c' était la solution la plus favorable, étant donne les circonstances. Les moines bouddhistes sympathisaient vivement avec le Sahib malade et n' omettaient pas de prier pour lui nuit et jour.

Des motifs religieux interdisent de faire couler le sang dans l' enceinte du couvent. Aussi Leuthold installa-t-il une salle d' opération provisoire dans une étable avec l' aide de ses camarades. Il voulait être prêt à toutes les éventualités.

La principale objection à une opération était la grande altitude ( 4000 m ). On n' a jamais risqué d' opération dans ces conditions: on n' en a donc aucune expérience. De plus, il n' y avait pas de bouteilles d' oxygène, indispensables pour une intervention. C' était notre colonne ( Marmet-Grimm ) qui les transportait. Il est donc certain qu' Edi Leuthold fit bien de renoncer à la chirurgie et de traiter le malade par une médication appropriée. Ses soins dévoués et la constitution robuste du patient ont finalement vaincu le mal. Au bout d' un certain temps, il n' y avait même plus de symptôme local.

Par chance, nous n' apprîmes que plus tard que cette maladie, exploitée par une certaine presse à sensation, avait provoqué de furieuses discussions en Suisse. Que le patient ait pu participer avec succès à l' ascension du Lhotsé a prouvé que notre médecin avait vu juste.

Notre tente se dressait sur le pâturage magnifique du couvent. Après un sommeil réparateur, nous prîmes un jour encore pour nous reposer. Nous admirions sans cesse la situation pittoresque du couvent. John Hunt l' a appelé l' endroit le plus beau du monde: il y a là peut-être un peu d' excès, mais ce lieu est vraiment merveilleux! Des courses d' entraînement occupèrent les journées suivantes: il fallait se préparer aux grandes altitudes. L' ascension des sommets d' en 5500 m qui brillaient dans le ciel nous paraissait encore bien pénible, et nous nous demandions secrètement comment cela finirait si ces « petites » altitudes suffisaient déjà à nous incommoder. Le couvent est un point de départ particulièrement favorable pour des courses d' en, puisqu' il est situé lui-même à environ 4000 m.

Notre colonne repartit quatre jours plus tard, accompagnée par Fritz et Edi. De Pheriché, qui se trouve à une journée de marche de Thyangboché, nous entreprîmes en commun l' escalade d' un autre sommet de 5500 m, toujours pour nous mettre en forme. Mais l' Everest et le Lhotsé se rapprochaient de plus en plus. Nous parvînmes le lendemain à Lobujé, un alpage à yaks à 5000 m d' altitude, dont la flore singulière nous laisse une impression inoubliable.

Mais toute végétation cesse bientôt. Nous traversons névés et moraines en direction du glacier de Khumbu et du camp de base. Tandis que nous approchons, on vient à notre rencontre avec tous les signes de l' enthousiasme, heureux de voir notre camarade en bonne santé et satisfait de constater que l' oxygène, cet élixir de vie à grande altitude, est déjà arrive. L' installation du camp a fait de bons progrès; des chemins pavés de pierres relient les tentes. Une maison de pierre destinée aux Européens est près de son achèvement. Fritz Müller, le savant de l' expédition, a choisi un lieu un peu surélevé pour ses instruments, destinés à mesurer la vitesse du vent, les précipitations et les températures. Le camp de base a l' air bien confortable, nous nous y sentons à l' aise aussitôt ( 13 avril ).

Nos camarades alpinistes n' étaient pas restés inactifs non plus. Ils avaient frayé une voie à travers la chute de séracs redoutée qui, dégringolant sur une hauteur de huit cents mètres, sauvage et déchiquetée, paraît bien menaçante, voire impraticable. Ce dur travail nous parut d' autant plus admirable qu' ils étaient arrivés à peine une semaine plus tôt, le 7 avril 1956.

Cependant, notre joie ne devait pas rester sans mélange. Nous trouvâmes notre ami W. Diehl retenu dans sa tente par une grave maladie. Il était revenu avec un refroidissement dangereux d' une course d' entraînement entreprise avec Hansruedi von Gunten. La fièvre était montée rapidement. Edi Leuthold, qui venait d' arriver avec nous, constata une pneumonie aiguë. Cette nouvelle maladie nous valut des soucis accablants; une pneumonie à grande altitude est une affaire très sérieuse. Nous ne nous étions pas doutés que l' oxygène qui venait d' arriver au camp de base trouverait son premier emploi au chevet de notre ami. Mais là aussi, tout finit bien, et W. Diehl se rétablit lentement mais sûrement. A l' époque de l' ascension, il était complètement guéri; c' est ainsi qu' il put diriger avec succès tous les transports de matériel pour les camps d' alti en chef entièrement responsable.

Une excellente humeur régnait au camp de base, et le ciel dominait de son bleu profond les montagnes magnifiques. Quelques jours de repos nous permirent de nous acclimater à l' altitude. Pendant les journées, nous écrivions et récupérions nos forces. La chaleur du soleil rendait le séjour au milieu des blocs des moraines fort agréable. Et nous pûmes bientôt reprendre l' assaut de la montagne et passer la chute de séracs pour la première fois.

Nous fûmes impressionnés par les dangers que comportait cette partie de l' ascension et nous comprîmes que nous devrions nous féliciter quand tout le monde aurait traversé sain et sauf cet enchevêtrement de crevasses et de glace. Des porteurs y passaient chaque jour pour transporter le matériel dans les camps d' altitude. Il fallait constamment déplacer les cordes fixes et les échelles sur lesquels nous franchissions les crevasses, tailler de nouvelles marches. Bien des fois, nos traces étaient effacées le lendemain par des avalanches de glace. Nous ne reculions devant aucun effort pour rendre les passages aussi sûrs que possible, faisant souvent sauter des tours de glace. Des fanions marquaient le chemin pour le rendre bien visible même dans le brouillard et le blizzard.

Le matériel partait pour les camps conformément à notre programme. Le camp III, qui devait servir aussi de camp avancé, fut installé. Il nous y fallait plus de quatre tonnes et demie de matériel. Dressé à 6500 m, il offrait le grand avantage de permettre de se passer des secours du camp de base lors de l' assaut principal. Nous y étions entourés de toutes parts par les grands sommets. Le Nuptsé formait le côté gauche du bassin, l' Everest était à droite, les flancs vertigineux et glacés du Lhotsé, couronnés des sombres rochers de son sommet, fermaient la vallée.

Il n' y eut pas d' interruption dans le transport du matériel. Les colonnes passaient les séracs, infatigables. Mais on n' avait pas échappé à tous les périls quand on était au camp II: le chemin du camp III, qui passait sous les flancs du Nuptsé, était menacé par les chutes de glace. Il y fallait de la prudence. De nombreux blocs jonchaient le terrain. Il était indiqué de se hâter le plus possible. ( Plus tard, nous avons rapproché le tracé du flanc de l' Everest. ) Seul le camp III était vraiment accueillant Dans la tente-réfectoire, qui nous servait aussi de pièce de séjour, Ernst Schmied avait entassé sur un des grands côtés des caisses de provisions. Nous n' avions qu' à jeter un coup d' œil sur cette carte des mets pour fixer notre prochain menu. Un fourrier prévoyant! Notre cuisinier Thundu régnait sur une autre tente-réfectoire. Il avait participé à quatorze expéditions et s' y connaissait en casseroles.

Ce camp était si confortable que nous y revenions toujours volontiers après avoir travaillé dans le flanc du Lhotsé. L' étonnant est que nous nous y reposions bien, malgré l' altitude assez considérable.

Le temps et les circonstances nous favorisaient. Nous faisions des progrès rapides. Le camp IV fut établi sur une véritable terrasse glaciaire à environ 7000 m et le camp V tout en haut dans le flanc du Lhotsé. La radio indienne nous transmettait chaque soir un bulletin météorologique, reçu au camp de base puis transmis aux camps d' altitude. Lorsque l' emplacement du camp VI fut fixé et le camp V déjà bien installé, on nous annonça la nouvelle fâcheuse que l' avant avait déjà commencé. L' irruption prématurée de la mousson pouvait nous faire échouer. Maussades, nous regardions les nuages filer dans le ciel. Ils ne promettaient rien de bon. Ernst Reiss et moi apprîmes cette nouvelle désagréable au camp VI. Des chutes de neige denses et le brouillard la confirmèrent aussitôt. Nous passions notre temps à constater qu' il neigeait effectivement et que le temps ne s' arrangeait pas. Midi passa, brumeux et sombre.

Nos camarades Fritz Luchsinger et Ernst Schmied descendirent au début de l' après du camp VI, accablés comme nous. Il ne cessait de neiger. Nous nous étions rassemblés dans une tente et discutions de la situation. Il semblait inutile de rester dans le flanc du Lhotsé. Nous convînmes donc de descendre ensemble, quittant ainsi les camps VI et V. La neige continuait à tomber, abondante et silencieuse. Nous eûmes de la peine à trouver le chemin du camp IV; la neige et le vent avaient effacé les traces.

Abattus, tête basse, les sherpas nous accompagnaient. Il fallait redoubler de prudence pour éviter à tout prix un accident. Ernst Reiss et moi réussîmes tout juste à bloquer la chute d' un sherpa qui marchait au milieu de notre corde. Le passage des derniers escarpements avant le camp IV était moins dangereux, grâce aux cordes fixes. Après un bref repos, nous partîmes pour le camp III à la tombée de la nuit, labourant la neige farineuse. Il faisait nuit noire à notre arrivée.

Réunis dans la tente-réfectoire pour le repas, nous pûmes échanger nos impressions et nous consoler mutuellement par l' espoir d' un temps meilleur. Mais les jours suivants n' apportèrent pas de changement; la neige tombait tous les jours à travers le brouillard qui traînait au sol. Dans l' attente, nous prenions soin du matériel qu' il fallait faire monter du camp de base, ou des camps I et II au camp III.

Le matin du 15 mai, le temps paraissait peu encourageant. Ernst Schmied monta quand même au camp V, ouvrant ainsi une bonne trace.Von Gunten et Reist se trouvaient au IV avec l' in de frayer la voie jusqu' au VI le 16 mai. Mais dans la nuit du 15 au 16, la tempête se déchaîna de nouveau, effaçant toutes les traces entre les camps IV et V. Reist et von Gunten eurent donc à rouvrir complètement le chemin. Arrivés au camp V, ils se sentirent assez frais, après un bref repos, pour continuer leur avance à travers la coulisse neigeuse jusqu' au camp VI. Mais ils n' étaient pas encore à bout, et ils gravirent les rochers enneigés jusqu' au point le plus élevé de l' éperon des Genevois, atteignant presque la limite des 8000 m. C' était un beau succès! Ils se hâtèrent de rentrer au Camp V, où Reiss et Luchsinger étaient arrivés entre temps.

Au cours de la nuit, la tempête reprit de plus belle, et ils comprirent que toutes les traces seraient effacées une fois de plus. Et en effet, Reist et von Gunten, infatigables tous les deux, recommencèrent leur travail le 17 mai, suivis immédiatement par Reiss et Luchsinger. La neige avait complètement enseveli la petite tente du camp VI. Sans compter leur peine, les deux hommes de tête la dégagèrent pendant que Reiss et Luchsinger installaient le treuil à câble que nous avions apporté de Suisse pour transporter le matériel dans le flanc du Lhotsé. Von Gunten et Reist redescendirent ensuite au camp V.

Le 18 mai nous valut un temps merveilleux, mais une température très basse. Le vent d' alti était violent. Des écharpes de neige et des lambeaux de nuages passaient constamment devant le flanc du Lhotsé. Nos camarades Fritz Luchsinger et Ernst Reiss avaient passé la nuit au camp VI. Nous ne cessions d' y lever les yeux pour voir s' ils s' attaqueraient au Lhotsé. Vers les 10 heures enfin, ils traversèrent le névé très visible qui relie l' éperon de Genève au couloir du Lhotsé. Ils avançaient lentement, pas à pas. Nous imaginions leur lutte pénible contre la tem- pête. Là haut les nuages couraient furieusement; l' ouragan avait encore gagné en violence. Et voici que nos camarades s' arrêtent... Longtemps ils restent immobiles. Tout le monde les observe du camp III; nous nous arrachons les jumelles. L' angoisse commence à nous gagner. ( Nous apprîmes plus tard que le tuyau à oxygène du masque de Fritz Luchsinger, bouché par la glace, avait dû être dégelé péniblement. ) Enfin ils se mettent de nouveau en marche en direction du couloir. Leur arrêt a duré presque une heure!

Dans le couloir, ils échappent à nos regards. En revanche, ils sont à l' abri du vent et doivent avancer plus facilement. Mais quels obstacles y rencontrent-ils? Vaincront-ils les difficultés de Itinéraire de montée cette montagne inconnue? Ces questions nous poussent plus d' une fois hors de nos tentes, et nous surveillons anxieusement le Lhotsé inviolé. Nous ne les découvrons pas, le fond du couloir étant cache sur toute sa longueur.

A 14 heures cependant, nous vîmes nos deux amis, de minuscules points noirs, qui grimpaient l' arête neigeuse du sommet Nous fûmes comme électrisés, et les sherpas, fous de joie, se mirent à exécuter une petite danse. Puis nous vîmes nos camarades se rapprocher du point culminant. La violence de la tempête devait y être prodigieuse; les nuages de neige les enveloppaient parfois complètement. Mais dès qu' ils réapparaissaient, nous constations avec plaisir que l' éloignement du sommet diminuait rapidement. Et voici que les deux petits points se trouvèrent enfin à la pointe extrême! Les sherpas ne s' arrêtaient plus de crier: « Lhotsé finish! Lhotsé finish! » Ce fut un tumulte triomphal. Bien souvent, des traînées de nuage nous cachaient les deux alpinistes. Ils nous semblait qu' ils restaient trop longtemps au sommet; nous craignions qu' ils ne se gèlent quelque membre. Ils commencèrent leur descente au bout de trois quarts d' heure et disparurent à nouveau dans le couloir. Nous n' étions pas tranquilles, nous observions notre montagne et calcu-li lions, préoccupés, le temps qu' il leur faudrait pour le retour. Nous songions aux difficultés de cette descente rapide.Vers 17 h. 30 enfin ils parvinrent au ruban de neige, et nous fûmes bien soulagés. Mais ils avançaient lentement, éreintés sans doute. Nous les perdîmes de vue vers 18 h. 30, au moment où ils approchaient du camp VI.

Cette ascension si réussie nous encouragea tous et nous poussa à nous lancer à l' assaut de l' Everest de toutes nos forces. Jürg Marmet et moi-même nous montâmes au camp IV dès le lendemain. Nous ne tardâmes pas à rencontrer les vainqueurs du Lhotsé qui nous racontèrent leur aventure. Ils étaient passablement fatigués; tous deux avaient de légères gelures aux mains. Nous les saluâmes avec joie, heureux de pouvoir parler avec eux de nouveau. Puis le vent se leva, se fit rapidement tempête, nous lançant ses attaques violentes. Il atteignit finalement une force telle que les sherpas, avec leurs charges, puis nous-mêmes, devions nous coucher par moments pour n' être pas entraînés. Nous fûmes heureux d' arriver au camp IV pour réchauffer nos doigts raidis par le froid. C' avait été une nouvelle démonstration de la violence implacable dont la tempête et le temps peuvent faire preuve à cette altitude. Nous allumâmes aussitôt le réchaud. Quand le thé se mit à bouillir, la seule idée que nous aurions bientôt quelque chose de chaud à boire nous réchauffait déjà.

La nuit fut froide, mais nous nous endormîmes bientôt grâce à un petit apport d' oxygène. Les premiers rayons du soleil nous virent composer nos chargements et nous partîmes, trop tôt à vrai dire pour une ascension himalayenne. Mais le soleil brûlait déjà pas mal dans les escarpements glacés du flanc du Lhotsé, et nous avions chaud sous les masques à oxygène. Cela ne nous empêcha pas d' avancer d' un bon pas et d' atteindre le camp V, où Albert Eggler nous reçut avec joie. Il nous apprit qu' Ernst Schmied était monté déjà au camp VI et qu' il avait l' in de s' attaquer à l' Everest. Aussi A. Eggler était-il particulièrement heureux de notre présence: nous pouvions prêter main forte.

La soirée nous réunit dans l' atmosphère cordiale de notre tente. Nous préparâmes de la soupe à l' avoine et du thé et conclûmes que la vie était bien belle. Une soirée merveilleuse descendait sur la Vallée du Silence. Le vent s' était calme, et nous nourrissions des espoirs bien fondés pour les jours à venir. Un peu d' oxygène nous permit de bien dormir cette nuit encore. Le matin du 21 mai, Albert et Jürg, accompagnés de quelques sherpas, montèrent au col sud. Il régnait une chaleur magnifique, dont il fallait profiter pour monter le plus d' oxygène possible. C' est donc lourdement chargée que la colonne grimpa dans le couloir rapide du névé. Je restai au camp pour mettre de l' ordre dans le matériel et suivre le lendemain matin avec un autre groupe de sherpas. Edi Leuthold, avec deux sherpas, me fit la surprise d' une visite au cours de l' après. Il me raconta les dernières nouvelles du camp de base et nous passâmes une heure à causer confortablement. Une fois de plus le soir descendit, splendide. Je n' oublierai jamais les légers cumulus qui montaient derrière le Pumori. Nous contemplions la vallée à nos pieds comme si nous avions été à l' avant d' un avion et jouissions de ce point de vue incomparable.

A une nuit glaciale succéda un soleil implacable; la chaleur accablante qui régnait bientôt dans nos tentes nous obligea à sortir. Bien qu' on se meuve lentement à cette altitude, nous étions vite essoufflés sans nos masques. Après avoir traverse avec trois sherpas le couloir du névé, vers la fin de la matinée, j' atteignis la bande jaune. Nos crampons crissaient sur le rocher de gneiss. Il y avait longtemps que nous n' avions plus eu un sol aussi ferme sous nos pieds! Au-dessus de cette bande, il fallait monter un névé fortement incliné qui recouvrait le flanc. Lente progression, entrecoupée d' arrêts fréquents. Une neige farineuse où nous enfonçons jusqu' au genou alterne avec du carton ou même de la glace. Nous ne gagnons que peu de hauteur en zigzaguant péniblement sous l' ardent soleil. Le point le plus élevé de l' éperon des Genevois paraît toujours aussi éloigné. Je monte mal ce matin, respirant avec effort. Prendre mon souffle me semble un dur travail. Je suis constamment contraint de m' arrêter pour me reposer. Un regard sur le « flow-indicator » m' apprend enfin que mon tuyau à oxygène est gelé! Une fois le tuyau dégagé, je marche beaucoup mieux.

Dans le tiers inférieur de ce névé rapide, nous trouvons, suspendue à un câble d' acier, un petit traîneau que l'on peut tirer ainsi sur une hauteur de six cents mètres environ. Nous le chargeons de bouteilles d' oxygène et reprenons notre ascension. A présent, l' éperon des Genevois commence tout de même à nous paraître moins inaccessible. Les couches dirigées vers le bas de son dos rocheux rappellent la carapace d' écailles d' un lézard gigantesque. Les bandes de rocher traversent enfin le névé, interrompant sa monotonie. Quelques moments plus tard, nous atteignons le treuil. Nous tournons la manivelle de toutes nos forces, en nous relayant, pour faire monter le traîneau lourdement chargé. Nous peinons malgré l' oxygène et la luge s' approche bien lentement. Au bout de trois quarts d' heure d' efforts, voici la caisse, qu' il faut encore soulever par-dessus la dernière barrière de rochers qui la sépare du treuil. Un repos bien mérité nous permet de récupérer nos forces.

De là, notre route franchit des rochers faciles, recouverts de neige, pour aboutir au sommet de l' éperon. Nous découvrons le premier camp VI un peu au-dessus du treuil. Il avait été installé d' abord dans le couloir à droite de l' épaule des Genevois; nous croyions en effet que les tentes y seraient moins exposées au vent que sur le col sud. Ce camp avait servi de point de départ pour l' ascension du Lhotsé. Mais nous avions été obligés de reconnaître que ce choix était défavorable: constamment les amas de neige écrasaient la tente de leur poids. Nous avions donc préféré déplacer le camp au col sud. Une fois encore, la tente de l' ancien camp était à peine visible sous la neige.

J' avais pris un sherpa à ma corde. C' est ainsi que je fis ma trace jusqu' au sommet de l' éperon des Genevois, cherchant les meilleurs passages pour les porteurs qui me suivaient. Les traces de nos camarades étaient complètement effacées. Il fallait choisir sa voie avec soin.

Avançant sur le sommet arrondi de l' éperon, nous découvrons de l' autre côté le col sud qui se présente de cet endroit comme un névé passablement étendu. Nous avons donc passé la zone rocheuse. Dans le névé relativement peu incliné qui descend au col, nous retrouvons des traces nettes que nous suivons. Nous reconnaissons bientôt les tentes. Albert Eggler, le chef de l' expé, qui est resté au camp avec quelques sherpas, vient à notre rencontre. Marmet et Schmied sont partis ce jour-là en direction de l' Everest avec l' intention de dresser le camp VII à 8400 m et de s' attaquer au sommet le lendemain. Eggler m' explique que nous devons descendre à l' ancien camp VI le plus tôt possible pour en rapporter l' oxygène, la tente et le combustible ( butagaz ). On en a un besoin urgent au col sud.

Après nous être reposés à souhait, nous nous préparons à partir. Lorsque nous avons parcouru la moitié de la distance qui nous sépare du sommet de l' éperon, nous apercevons Dölf Reist et Hansruedi von Gunten qui viennent à notre rencontre. Ils sont encore pleins d' allant, bien qu' ils montent pour la seconde fois en peu de temps au col sud. Quand nous leur avons expliqué notre projet, ils déclarent vouloir descendre au col, puis nous rejoindre à l' ancien camp VI pour nous donner un coup de main.

Comme la tente est ensevelie sous une couche de neige profonde, un gros travail nous attend. Elle est enfin libérée de la neige, mais la bâche est toujours attachée à ses cordelettes. Il nous faut un couteau pour la dégager complètement. Je bourre mon sac avec la toile partiellement raidie par le gel, et me remets en route pour l' éperon. Mes camarades se chargent de l' oxygène, resté près du treuil. Je monte lentement, pas à pas, franchis le point le plus élevé puis redescends vers le col. Ensuite, je prépare du thé avec l' aide des sherpas pour les camarades qui me Suivent II se lève alors un vent violent, et le froid se fait très vif. Mes camarades se faisant attendre je me demande pourquoi ils n' arrivent pas. Au bout d' une heure, les voici enfin l' obscurité est complète. Leurs réserves d' oxygène s' étaient épuisées, et ils ne pouvaient entamer de nouvelles bouteilles, les robinets étant gelés. Ils avaient donc du monter sans oxygène. Le thé chaud et la tente qui les accueillait les ranimèrent rapidement. Un ouragan glacial balayait le col et s' en prenait à notre tente avec violence. Comment nos deux amis passeraient-ils la nuit là-haut, à 8400 m, sur l' arête exposée de l' Everest?

Un froid mordant règne le lendemain matin, 23 mai. Nos regards fouillent les flancs de l' Everest. Enfin les traînées de brume se lèvent un peu, et nous voyons Schmied et Marmet en route pour le sommet inférieur. Nous doutons qu' ils puissent gravir l' Everest aujourd'hui, car les assauts violents de la tempête arrachent à la montagne d' immenses écharpes de neige. Nos camarades nous racontèrent plus tard que les nuages avaient cessé peu au-dessus du camp VII et que le temps s' améliorait à mesure qu' ils montaient. Nous vîmes avec joie qu' ils parviendraient bientôt au sommet sud; les chances d' un succès complet grandissaient. Les voilà au sommet inférieur; un coup d' oeil à nos montres: il est midi. Nous exultons: il est permis de supposer qu' ils atteindront le sommet principal.

Une seconde cordée Reist-von Gunten part à 14 heures à l' assaut de l' Everest. Da Norbu les accompagne jusqu' au camp VII. C' est la seconde fois qu' il monte au camp le plus élevé. Quant à Schmied et Marmet, ils reviennent au col sud vers 19 heures, accompagnés de Da Norbu. Et voici leur récit:

« Nous avons dressé notre tente d' un commun effort et malgré les coups de bélier incessants du vent. Puis nous nous sommes glissés dans les sacs de couchage, vêtus de tout notre équipement - pantalon de varappe, pullover, pantalon et veste d' édredon, vêtement à l' épreuve du vent et souliers de fourrure. Ayant contrôlé les appareils à oxygène, nous les avons mis en marche pour respirer plus librement. Au dehors, l' ouragan faisait rage et fouettait la tente de neige. La neige très fine passait par la moindre fente, si bien que nous avions toujours de quoi faire de l' eau. Nous passions notre temps à préparer du café sur le réchaud à butagaz et à manger du pain de conserve et du thon. Tard dans la nuit, nous avons profité d' un instant d' accalmie pour ouvrir la fermeture éclair de l' entrée de la tente. Quelle joie de découvrir un ciel étoile sans nuages!

« A3 heures du matin, nous nous sommes réveillés en sursaut de notre léger assoupissement. Nous avons constaté que notre tente était déchirée et remplie de neige. L' aube est venue à 3 heures et demie déjà: nous avons commence alors à dégager la tente. Une journée radieuse s' annonçait. Le soleil illumina le sommet du Lhotsé; le Makalu et le Kangchendzönga s' éclairèrent à leur tour. Nous étions prêts au départ à 9 heures et demie, car il nous avait fallu cinq heures pour mener à chef nos préparatifs dans la neige et le froid. La tente était déchirée en deux endroits et le vent n' avait pas cessé d' y faire pénétrer de la neige. Le réchaud et les provisions étaient ensevelis sous une couche profonde. Pas moyen de déjeuner. Notre joie fut grande, en revanche, de voir que la journée promettait de rester belle.

« La première montée fut raide; nous fîmes une bonne avance dans des rochers faciles, mais peu sûrs. Brusquement, le vent cessa comme par enchantement, et le soleil se fit brillant. Nous ne gardâmes sur le torse que notre chemise, avec pullover et anorak. Le passage horizontal de l' arête qui précède la dernière grande montée avant le sommet inférieur était couvert de carton profond et cassant. Nous l' avions franchi à 11 heures. Nous nous assîmes pour un court repos et changeâmes les bouteilles d' oxygène, abandonnant les bouteilles entamées pour les retrouver en cas de besoin pour la descente au col sud. Nous continuons alors notre montée avec chacun une bouteille pleine; les soupapes fonctionnaient parfaitement, et les masques nous donnaient quatre litres d' oxygène par minute. Les sacs étaient bien plus légers ainsi. L' inclinaison finale était de 50 degrés, et le carton traître nous obligea à tailler constamment des marches.

« Vers midi nous atteignons la coupole neigeuse du sommet inférieur ( 8754 m ). Il ne restait plus qu' un obstacle, l' arête du sommet principal. Elle est formée d' énormes blocs de calcaire. Malgré d' immenses corniches, l' arête intermédiaire était praticable. Nous nous trouvâmes bientôt au pied de la dernière grande difficulté, la cheminée de quinze mètres que les premiers vainqueurs de l' Everest ont décrite avec un grand respect. Ce passage-là fut bientôt vaincu, lui aussi. Nous gravissions, impatients, les bosses rapides d' un névé, lorsque la neige redescendit brusquement devant nos pieds. Etourdis, grisés de joie, nous nous trouvions au sommet, cinq heures et demie après avoir quitté notre tente. Nous hissâmes les fanions du Népal, ainsi que de petits drapeaux suisse et bernois. La vue était d' une beauté indescriptible - nous l' avons du reste photographiée abondamment. Ce qui nous a fait la plus grande impression, c' est le secteur nord qui s' ouvre sur les collines brunes du plateau du Tibet, à l' infini. Le large ruban d' argent du Brahmaputra coulait dans le lointain d' ouest en est. Nous voyions tous les sommets gigantesques alentour -le Cho Oyu, le Gaurisankar et le Dhaulagiri à l' ouest, le Makalu et le Kangchendzönga à l' est -nettement en-dessous de notre belvédère incomparable.Vers 3 heures, après avoir passé presque une heure entière au sommet, nous sommes redescendus à travers un brouillard dense, qui était monté tout d' un coup. » La cordée von Gunten-Reist dut d' abord passer des heures à dégager péniblement de la neige la tente du camp VII. Ils passèrent également une mauvaise nuit: la tente était endommagée et, pour comble de malchance, le vent capricieux avait emporté le sac de bivouac en nylon.

Ils n' en réalisèrent pas moins, le lendemain, une ascension de véritables virtuoses. Bien qu' ils n' aient pu utiliser qu' en partie les marches de la veille, ils parvinrent au sommet en quatre heures, ce qui est incroyablement court. Là, la chance leur sourit particulièrement: ils purent rester plus de deux heures au sommet, sans le moindre souffle d' air. Ils en rapportèrent une moisson abondante de photographies splendides. Tandis que Reist et von Gunten revenaient du sommet de l' Everest au col sud à une allure proprement alpine - il leur fallut deux heuresEggler et moi remontâmes à l' éperon des Genevois pour gagner le camp V. Ayant passé l' éperon, nous découvrîmes une colonne d' environ dix hommes qui montait dans la partie supérieure du flanc du Lhotsé. Nous ne tardâmes pas à les reconnaître: Reiss, Luchsinger, Müller et Leuthold avec six sherpas. La colonne transportait beaucoup de matériel encore, surtout de l' oxygène, du combustible et de la nourriture. Le chef de l' expédition avait donc à se demander s' il fallait lancer de nouveaux assauts contre les sommets Mais vu le succès obtenu, et surtout la méfiance que lui inspirait le temps - l' office météorologique annonçait l' approche inéluctable de la mousson -Eggler résolut de renoncer. La colonne monta donc au col sud pour en revenir avec Reist et von Gunten. Cette décision montra une fois encore et de façon éclatante la clairvoyance de notre chef; il ne fallait pas provoquer le destin.

Car c' est à notre chef que nous devons notre succès pour une part essentielle. Il a établi ses plans sans rien omettre, comme un excellent organisateur. Tous ses camarades se sont volontiers soumis à son autorité. Nos cordées de tête méritent aussi une mention spéciale; leur esprit d' ini, leur compétence technique et leur élan juvénile les ont conduites au but. En outre, notre équipement était excellent, et nous eûmes la chance de trouver un temps favorable, condition également indispensable. Mais je voudrais remercier aussi nos nombreux aides anonymes, les coolies sobres et toujours contents qui ont porté leurs lourds fardeaux au camp de base, par la pluie et le soleil, en dépit de tous les obstacles. Quant à nos fidèles sherpas, leur plus grande joie est sans doute de savoir qu' il n' y a pas d' ascension possible dans l' Himalaya sans leur aide.

N' oublions pas enfin l' exploit remarquable de notre géologue Fritz Müller, qui est resté seul, accompagné de quatre sherpas seulement, à Solokhumbu, pour mettre un point final aux travaux scientifiques de l' expédition. Il n' est revenu à Katmandu qu' à la mi-décembre 1956, chargé d' une ample moisson.

Une bonne étoile a veillé sur l' expédition suisse au Mont Everest 1956. Remercions la providence d' être tous revenus sains et saufs dans notre patrie. Ne nous vantons pas d' avoir vaincu nos magnifiques sommets, mais inclinons-nous en toute modestie devant leur grandeur sublime, et acceptons notre succès comme un cadeau unique et merveilleux.

Depuis que je suis revenu ici, mes pensées retournent souvent dans ce pays qui hante les rêves des alpinistes. Il a été un jour notre réalité et nous a accordé une expérience inoubliable.

Feedback