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Flocons de neige, poussière de soleil

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par R. Eggimann.

Voyons maintenant le frère cadet de l' alpinisme, le sport divin du ski. Là nous allons, les vieux, de pair avec les jeunes, nous sommes semblables à deux enfants se donnant la main pour ne pas tomber. Nous faisons nos expériences ensemble, et dans ce domaine encore à peine exploité, le proverbe allemand « Alter schützt vor Torheit nicht » ( la vieillesse n' empêche personne de faire des bêtises ) a toute sa valeur. C' est un sport tout jeune et qui n' a presque rien vu. En effet, c' est vers 1900 que le rédacteur de l' Echo des Alpes disait prophétiquementà propos d' une conférence que M. A. Taverney, professeur, avait faite en rentrant de Norvège d' où il avait rapporté une paire de skis: « Quant à nous, nous estimons que ces patins de bois n' ont aucun avenir chez nous en Suisse, parce que le pays est beaucoup trop accidenté. » Que dirait-il, ce rédacteur, s' il savait que dans cette bonne ville de Neuchâtel, assez accidentée cependant, plus de 600 paires de skis se sont vendues cet hiver? En décembre 1914 nous étions, pendant la mobilisation, cantonnés aux Ordons. Le lieutenant inventait des corvées de toutes espèces pour nous occuper et nous rendait la vie amère, tandis qu' une neige abondante et de première qualité « se perdait » autour de notre poste. Gagnaux et moi eûmes alors l' idée de faire venir nos skis pour « épater » le capitaine et les copains. Nous étions les seuls skieurs de la compagnie! et nous le fûmes pendant tout cet hiver mémorable. Les temps ont changé et le capitaine, devenu colonel, skie aussi bien que les grognards de sa vieille garde. C' est que nous ne sommes plus à l' époque moyenâgeuse et nuageuse où l' auteur écossais R. L. Stevenson écrivait de Davos: « Je m' ennuie ici. La neige est froide et sans couleur, elle n' a aucune utilité... » On n' avait pas encore appris, en effet, à tirer parti de la neige froide et morte en glissant à sa surface, en soulevant un sillage vaporeux et pailleté de cristaux de glace, en se grisant de vitesse et de beauté sous le soleil réchauffant et bienfaisant de nos hivers suisses. Vive le ski! le plus beau, le plus poétique de tous les sports! Quel bonheur de savoir skier, de réussir les élégants, les moelleux télémarks et de virevolter en christianias brutaux et audacieux! C' est le sport le plus simple aussi, après la marche, le moins compliqué de tous et qui restera tel, espérons-le. Pourvu qu' on ne lance pas le ski acrobatique ( il est déjà des malheureux qui font des sauts périlleux avec leurs bâtons ), le ski casse-cou ( des Norvégiens ont déjà réussi des sauts de 100 mètres, tant pis pour eux !), le ski aquatique ( cela a commencé en Amérique ), le ski aérodynamique, que sais-je encore? On s' est creusé la tête pour trouver des perfectionnements de détail. On prend maintenant deux bâtons, alors qu' un seul nous suffisait. On y a fixé des rondelles qui font l' office de raquettes et vous empêchent de disparaître sous la neige. On a inventé des fixations qui ont le grand mérite d' être fixes tandis que, de notre temps, il fallait remplir ses poches de ficelles de tous calibres pour rajuster les courroies qui .'refusaient de faire leur service. Souvent on devait passer ces ficelles au-dessus du talon pour empêcher le ski de divorcer et l'on était sûr 1° d' attraper une tendinite ( toujours au pied gauche ); 2° de voir ces ficelles sauter à la première descente un peu raide.

On s' est encore occupé des chaussures des skieurs alors qu' en ces temps préhistoriques les souliers ordinaires devaient faire le service... et ne le faisaient pas. Bref, la route est pavée, presque pavoisée pour les skieurs et la neige toujours utilisable puisqu' on met leur disposition toutes espèces de « farts » — aussi chers que des produits pharmaceutiques — qui leur permettent de tirer parti de n' importe quelle neige...

Ce qu' il y a de réconfortant aussi, c' est de voir ce sport merveilleux rester raisonnable — pour le moment du moins — docile et raisonnable comme un nouveau-né. On risque moins, lorsqu' on est skieur, de brûler les étapes, de commencer où l'on devrait finir et de finir où l'on aurait di commencer. Je crois qu' aucun débutant ne ferait ce que mon copain et moi fîmes il y a quelques années, à l' époque on nos skis étaient encore maîtres de nous, tandis que maintenant la réciproque est presque vraie. Dans nos têtes de vieilles linottes ( Alter schützt vor Torheit nicht ) avait germé le projet encombrant de faire à skis l' ascension du Wildhorn ( 3264 m. ). Lui savait à peine pagayer sa pirogue et moi je me tenais mieux sur un tabouret de cuisine que sur mes patins d' hickory enduits d' une couche généreuse de gomme-laque. Je me rappelle la terreur qui me fit pâlir soudain quand je vis du seuil de la cabane des skieurs bernois exercés descendre la pente raide en un « schuss » audacieux sur une neige dure et « tôlée ». Cette terreur, cette hantise de la pente me tint éveillé presque toute la nuit et je n' oublierai jamais la descente que nous fîmes le lendemain jusqu' à Iffigenalp: j' avais sans cesse envie de sortir de mon sac les peaux de phoque utilisées à la montée pour mettre une sourdine au train d' enfer, à la vitesse terrible qui me poussait à ma ruine et un frein à la frayeur que j' avais sans cesse de me fracasser contre les rochers se dressant à droite et à gauche de la piste suivie par mes habiles devanciers. Je ne vous dirai rien de la fatigue incurable que me valut cette descente mémorable; cette fatigue resta incrustée en moi pendant 15 jours au moins et je jurai, mais un peu tard, qu' on ne m' y prendrait plus... Je crois que là encore il ne faut pas viser trop haut: ne cherchons pas le bonheur trop loin, con-tentons-nous, pour commencer, des champs de neige qui sont à notre portée et marmottons la petite poésie apprise à l' école enfantine:

« Pour cela pas n' est besoin d' aller si haut ni si loin... Cherche Dieu dans ta chambrette. » Pascal n' a guère mieux dit dans sa pensée connue:

« Tout le malheur des hommes vient d' une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre. » En tout cas il serait sage de ne pas entreprendre des ascensions d' hiver au-dessus de ses forces et de ses capacités, parce que les expéditions à skis sont bien plus fatigantes que les courses d' été: on transporte plus de vivres, plus de vêtements, et les skis, avec les bâtons, pèsent déjà, à eux seuls, 5 à 6 kilogrammes, et j' allais oublier les peaux de phoque... 500 grammes. Or, les débuts sont très pénibles, et l'on ferait mieux de ne pas trop s' éloigner du bercail: il serait indiqué d' aller cacher son ignorance, son inexpérience — car dites-vous bien qu' on ne peut guère apprendre à skier sans se rendre parfaitement ridicule — dans les clairières enneigées de notre beau Jura. Je sais bien qu' elles n' ont pas encore de monte-pentes et de funis-skis, c' est précisément ce qui fait leur charme... Le Jura n' est pas encore, comme les Alpes, un bazar de sites, une exploitation d' hiver et d' été.

Tenez! on va souvent chercher bien loin le bonheur qu' on ne sait pas trouver tout près de soi... on croit avoir perdu ses lunettes et on les a sur le front. Vous ne connaissez pas les Grandes Cœuries? Bien dommage! c' est à trois heures de marche de notre perchoir, entre la Tourne et le Mont Racine: nous y avons passé entre Noël et Nouvel An une semaine savoureuse. Il faut dire que, cette année, c' était particulièrement réussi parce que nous avons enfin eu un hiver qui en était un; il semblait même que nous retombions en enfance tant cet hiver était semblable à celui de nos jeunes ans, au temps reculé où les étés se montraient chauds, même brûlants, et les hivers froids et blancs. On avait de la neige pendant des mois et je me rappelle qu' à Lutry nous descendions à l' école, qui est au bord du lac, installés sur nos luges sonores ( j' entends encore les anneaux d' acier danser bruyamment le long de la tringle à l' arrière de la machine... ). Quand nous remontions chez nous à midi, c' étaient nos sœurs ou nos petites amies qui ramenaient nos luges au « garage ». Elles le faisaient, dociles et charmantes, et si elles ne le faisaient pas, nous leur tirions les cheveux. Tandis que maintenant les filles n' ont plus de cheveux et elles sont émancipées. Tempora mutantur... Donc aux Grandes Cœuries, où le groupe de ski de la section neuchâteloise a son pied-à-terre hivernal, nous avons subi un vrai hiver avec neige, bise, soleil, brouillard, givre, rafales et blizzards polaires, bref tout le bric-à-brac qu' un Saint-Nicolas bien élevé doit avoir dans son sac à surprises. Un matin nous avons eu même 20 degrés au-dessous de 0 ( n' ou pas que la Brévine n' est pas très loin des Cœuries ) et l' eau était gelée dans la bouilloire de la cuisine. Alors on se réveillait très tôt, le froid vous empêchant de dormir même dans la position du tireur à genoux ( les genoux sous le menton ) ou de l' autruche naïve ( la tête sous les couvertures ). Aussi se levait-on à la hâte pour allumer le grand fourneau de la cuisine et immédiatement après déjeuner on allait skier pour se réchauffer. Quand les provisions commençaient à diminuer, on partait en expédition à la Tourne et l'on rentrait chargé de victuailles simples, paysannes et bien supérieures aux dindes truffées, aux oies farcies ou aux pâtés de foie gras dont vous vous êtes sûrement gavés à Noël ou à Nouvel An. Nous avons même glissé sans nous en apercevoir de la vieille année dans la nouvelle, évitant ainsi les cérémonies sentimentales et larmoyantes, les embrassades de minuit qu' on doit subir en écoutant les cloches communales, cantonales, nationales. Et ce qui est très bon dans cette vie de reclus montagnards, c' est la lutte avec les éléments dehors, et dedans avec le bois humide et récalcitrant et les lampes qui filent ( chez nous on dit « fument » ) dès qu' on tourne le dos. La vie en plaine est trop facile, le progrès des machines et les inventions récentes tuent en nous tout esprit d' initiative et tout désir de faire le moindre effort; là-haut c' est différent: si l'on vent voir clair, si l'on tient à avoir chaud et si l'on n' est pas indifférent à l' idée de manger, il s' agit de produire soi-même sa lumière, il faut fendre du bois pour se chauffer, il faut l' allumer ( en pleurant abondamment ) pour popoter et, une fois le repas expédié, il faut encore tremper ses doigts délicats de civilisés dans l' eau bouillante qui nettoiera les verres et les rendra nets pour la prochaine dégustation.

Et tout cela vaut cent fois mieux qu' un séjour dans le meilleur hôtel de Wengen, de Davos ou de St-Moritz. Il faut avoir des ennuis pour apprécier les bons moments qui suivront sûrement. « La vie serait supportable », disait Talleyrand, « s' il n' y avait pas les plaisirs », et l'on peut, en retournant cette pensée, dire sans trop se tromper, que la vie serait insupportable sans les ennuis de toutes sortes qui assaillent l' homme au sein de la nature. Et notre Jura en hiver, c' est la nature en plein. Allez-y voir! Fuyez les « Chevrolet » six cylindres ( demandez-leur tout de même de vous véhiculer jusqu' à la Tourne, à pied d' œuvre, ce sera utile et agréable tout à la fois ), fuyez les « Chevrolet » six cylindres, les banques pleines de l' or d' autrui ( quelques pièces d' argent vous suffiront ), fuyez les cinémas hurleurs, fuyez les villes où règne la puissance tyrannique et asservissante de l' argent, sortez de notre monde fabriqué, épousseté, étiqueté et étriqué, tournez le dos à la civilisation qui, comme le dit l' auteur anglais D. H. Lawrence, « ramène tout au plan vulgaire des gages et des prix, de la lumière électrique et des water-closets ». Partez à l' aventure, sans même aller bien loin ( rappelez-vous la confession touchante de Jean Cocteau à la fin de son voyage autour du monde: « Aucun océan véritable n' aura le prestige à mes yeux d' une toile verte que les machinistes agitaient avec le dos... » ), allez voir les frênes givrés des Grandes Cœuries, la neige vierge et cristalline ( un peu grise où le givre est tombé des arbres ), la neige poudreuse qui dort au soleil dans la tombe merveilleuse de la Grande Sagneule... Partez, courez la prétentaine et dites-vous que même une aventure qui ne réussit qu' à moitié, parce qu' elle finit, comme beaucoup d' aventures, hélas!, par la fatigue physique et la lassitude morale, dites-vous que même une aventure qui ne réussit qu' à moitié vaut mieux que point d' aventure du tout. Rappelons à ce propos les dernières paroles du Captain Scott qui périt avec ses compagnons dans l' aventure merveilleuse des mers polaires. Elles sont adressées, ces paroles, à sa femme: « C' est dommage, disait-il dans son testament, que tout cela ait mal fini, mais cela valait tout de même mieux que de rester au coin du feu. » Non, ne restons pas au coin du feu! Oiseaux en cage que nous sommes, envolons-nous, évadons-nous! et méditons en partant la réplique du Fou-Poète dans le roman coréen de Younghill Kang: « C' est la fin! Il n' y a plus rien à faire! Fuyons! car nous sommes menaces par la maladie que l'on nomme civilisation! » Allons nous retremper à l' air libre, allons nous ragaillardir au contact brutal de la nature sauvage, allons soutenir en grognant les assauts de la bise noire sur la crête pelée du Mont Racine, allons nous recueillir devant un lever de soleil cramoisi au sommet des Cucheroux, allons nous réchauffer devant le feu de bois résineux de la vaste cuisine montagnarde, en compagnie d' amis dont la simple et bourrue cordialité nous remplira le cœur d' une joie que seuls connaissent ceux qui partagent les mêmes peines et les mêmes plaisirs puisque, comme le dit R. L. Stevenson: « Aucune religion ne rapproche autant les hommes et ne les unit aussi étroitement qu' un sport auquel ils s' adonnent en commun. » Les sports en général, et le ski en particulier, ne sont pas une mode passagère comme le ping-pong ou le diabolo. Us sont devenus pour beaucoup une nécessité ( il faudrait encore qu' ils soient pour tous une possibilité, car ils sont trop chers pour être à la portée de tout le monde ). De plus en plus on s' apercevra qu' en réconciliant l' homme avec l' hiver, le ski nous a rendu un service prodigieux et que l' homme, de son côté, en apprenant à tirer parti de la neige froide et sans vie et en réussissant à faire glisser des patins de bois à sa surface glacée, l' homme a résolu un des problèmes les plus passionnants qu' il soit possible d' imaginer et a fait une découverte aussi surprenante, aussi bienfaisante que celle du sérum de la rage ou de la diphtérie. Jules Renard ( voir un des derniers numéros de Candide ) disait qu' une « mauvaise pensée ne résiste pas à un beau vers », et c' était son habitude de prendre des poèmes comme une médecine de l' âme. Une mauvaise pensée ne résistera pas davantage à une belle neige, une dépression morale se dissipera vite au contact de la « poudreuse ». Il est sans exemple qu' un homme soit jamais redescendu de là-haut aussi triste, aussi seul qu' il y était monté.

Il y a trois vers qui résument cette aspiration à l' air libre pur et mordant des hauteurs, ce désir d' évasion qui gonfle de temps en temps le cœur de l' homme et le pousse dehors, en été comme en hiver; ces trois vers sont de Baudelaire et il disait, cent ans environ avant la vogue des sports d' hiver et d' été « Va te purifier dans l' air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur, Le feu clair qui remplit les espaces limpides — »

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