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Guide de montagne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par L. Spiro. II.

Voilà le guide lancé désormais; il compte au nombre de ceux dont on dit, au village: ça, c' est un guide, et un tout bon; c' est lui qui a, le premier, escaladé la grande paroi avec des messieurs. Sa carrière a vraiment commencé, que sera-t-elle, et que durera-t-elle? Que peut-on attendre d' une profession fondée sur un acte de témérité; échappé aujourd'hui, le jeune homme ne va-t-il pas succomber demain? Le pire cheval se dompte et craint son cavalier, la montagne, elle, ne se dompte jamais. Elle attend l' heure de la revanche. Les sept hommes qui jouaient leur vie dans une escalade insensée le long de l' arête de Zmutt et de la paroi de Tiefenmatten, sortirent indemnes de l' aven folle; mais tous, au cours des années, trouvèrent à la montagne leur tombeau, les uns aux extrémités de la terre, les autres au cœur des Alpes, tout près des hameaux alpestres où s' écoula leur enfance. Mais que ces faits ne nous égarent point; avant de tomber à cent mètres de la cabane de Bergli, Burgener fit une admirable carrière de guide; le jeune homme l' avait ouverte, ce fut le vieillard qui l' acheva. L' apparence est trompeuse; en montagne, prudence et hardiesse s' allient excellemment. Le guide timoré, lent aux décisions énergiques, fait courir à sa caravane des dangers qu' un meilleur courage lui eût fait éviter; sans doute, à ses débuts, le montagnard est tenté de taxer trop haut ses forces, mais l' expérience se charge bien de lui rogner les ailes. Au cours d' une ascension difficile, rendue dangereuse par l' état de la montagne, un alpiniste fameux et son guide firent, fort involontairement, une glissade de plusieurs centaines de mètres, sans se blesser sérieusement; relevé le premier, le guide époussette son voyageur étourdi, puis, d' un ton affable: « monsieur, » dit-il, « faut-il continuer? ce serait dommage de laisser inutilisée une si belle journée. » Séduit par ce raisonnement spécieux, le touriste acquiesce et les deux hommes reprennent leur ascension, mais c' est pour se voir emportés par une avalanche à laquelle ils échappent à grand' peine. Cette fois, le guide est assagi: « nous n' en parlerons pas », déclare-t-il à son compagnon, sur un ton d' humilité tout à fait imprévu, et il rebrousse chemin. « Nous sommes quatre ânes d' avoir suivi pareil chemin », s' écriait Pollinger, avec une amusante conviction, au moment où sa caravane achevait l' ascension de la Dent Blanche par la grande arête nord-est, après douze heures d' efforts désespérés. Les guides imprudents sont rares; nul d' entre ceux qui furent l' honneur de leur profession n' agit jamais à la César, s' en remettant à sa bonne fortune; ils ont considéré toute entreprise sérieuse comme un problème dont ils voulaient posséder chaque donnée avant d' en chercher la solution.

Au reste, le montagnard est circonspect jusque dans son jugement; il tient cela de sa nature même, fuyant les affirmations catégoriques qui vous engagent au delà de ce que vous pouvez garantir. Le consultez-vous sur le temps probable, les difficultés d' une voie qu' il connaît insuffisamment ou la durée d' une course hasardée, il se garde de réponse précise: « on verra voir », déclare-t-il; et force vous est de vous contenter de cette assertion peu compromettante. S' il a une opinion arrêtée, il la garde par devers lui pour la produire au moment opportun. Christian Aimer, madré s' il en fut, répondait calmement à tous les projets extravagants que lui soumettaient ses voyageurs enthousiastes: jaaa... aber... puis, avec un grand sang-froid, il démolissait tout ce que ces projets avaient de fantaisiste. Hardis, tous les bons guides le furent, et leurs successeurs ne sauraient l' être moins; mais tous ont voué une dévotion particulière à sainte Prudence, leur patronne. « J' aime beaucoup les difficultés, » déclarait ouvertement Jean Maitre, « mais nullement les dangers », cette assertion exprime excellemment la pensée du guide que le devoir professionnel chasse vers les hauteurs; il tient à sa peau, autant qu' à celle de ses commettants, et nul ne saurait lui en faire un grief.

Mais si vous prenez l' homme par son point d' honneur, vous le changez tout soudain; l' homme pondéré ne se connaît plus et recule à l' infini les limites qu' il posait à son esprit d' entreprise. Fallût-il enfreindre les lois sacrées de la sagesse et sentir peser doublement le poids de sa responsabilité envers les voyageurs dont il a la charge, il n' hésite pas, mais, au milieu même de sa fougue il demeure prudent et ne néglige rien pour assurer la sécurité de sa caravane. Gussfeldt, un des grands noms de l' alpinisme, en fit un jour l' expérience; il pressait son guide de prédilection, Hans Grass, de tenter avec lui l' arête qui relie le Pizzo Bianco à la Bernina, arête tenue jusqu' alors pour infranchissable. Grass, persuadé comme tous ses camarades, que l' entreprise était vouée à un échec certain, refusa d' abord; Gussfeldt insista, puis, devant l' obstination du guide, recourut à l' argument suprême: « Vous avez peur, sans doute. » Du coup, Grass est retourné, son honneur professionnel est en jeu, donc il va partir; en cours d' ascension, ses pires pronostics se réalisent; l' effort pour frayer un passage sur l' arête dangereuse l' épuie au point de l' obliger à s' étendre un instant sur la glace pour reprendre des forces; Gussfeldt regrette amèrement son insistance et propose de renoncer à poursuivre une entreprise au delà de leur pouvoir, mais Grass tient bon, il s' obstine à poursuivre l' ascension jusqu' à la victoire; non, personne ne pourra dire de lui qu' il a eu peur!

Alexandre Burgener qui se tailla une réputation de rare intrépidité, gravissait le Rothorn de Zinal avec quelques touristes; ce jour-là, la montagne était dangereuse, même pour le meilleur guide et Burgener ne tarde pas à s' en rendre compte. Il s' évertue, cependant, le long de la voie habituelle, puis, soudain il s' arrête, et s' écrie du ton de l' homme qui a conscience d' avoir vraiment fait son possible: « Ça ne va pas, nous allons y resterl » Dans la bouche d' un Burgener, ces paroles équivalaient à un ordre de retraite; il la commence, en effet, sans tarder. Mais elle lui coûte, cette retraite; la pensée que ses voyageurs le croient peut-être capable de caponner l' obsède et paralyse sa descente. Un peu plus bas, il s' arrête de nouveau: « Halte », commande-t-il, d' un ton qui n' admet point de réplique, « nous allons essayer une fois encore. » Et, gaillardement, il tente un autre passage, inédit, plus roide mais moins dangereux. La partie est gagnée.

A l' assaut de la Meije, en face de difficultés qui semblent s' accumuler à plaisir, le guide Gaspard recule un instant; il ne se soucie pas, en vérité, de laisser ses os sur cette montagne; mais son touriste, de Castelnau, a l' am tenace; il exhorte le montagnard à ne pas quitter la partie avant d' avoir donné un suprême effort, et, d' un mot énergique, cingle au vif l' orgueil du guide et du patriote. « Eh bien, » s' écrie Gaspard, « puisque vous le voulez, allons, vous ne vous casserez pas le cou tout seuil » A cinq mètres du point culminant, Gaspard rôde autour de la tour faîtière, quasi verticale, cherchant une fissure, une prise quelconque pour escalader ce dernier obstacle; son fils tremble et pleure d' énervement autant que de froid, car la bourrasque s' est déchaînée; mais l' orgueil du guide, une fois éveillé, parle plus haut que le souci de la sécurité du voyageur et les appréhensions paternelles; il refuse de céder le terrain, cette fois; comme un oripeau inutile, il secoue toute prudence dans un cri de défi: « Ce ne sont toujours pas des guides étrangers qui l' auront I » Puis, il force le passage.

Devouassoud, un des guides les plus pondérés que la corporation ait jamais compté, eut la malchance d' avoir à faire avec un de ces grimpeurs fanatiques qui se soucient aussi peu de leur propre vie que de celle d' autrui qu' ils entraînent après eux; par son obstination, le touriste finit par mettre ses guides dans une situation horriblement dangereuse; Devouassoud s' en indigne, c' est tenter Dieu que d' agir ainsi; toutefois il tient bon; il ne reculera que lorsque l' entêté lui-même aura donné le signal de la retraite.

L' indignation du vieux Chamouniard était légitime; songe-t-on assez à quel point la vie du guide est liée à celle du voyageur qu' il conduit; n' est point un contrat à la vie et à la mort que signe le guide du moment qu' il accepte un engagement pour une expédition difficile? Monsieur, disait Knubel à Javelle, avant de s' aventurer sur le toit du Cervin: « Nous pourrons nous estimer heureux quand nous serons de retour ici. » Est-on jamais sûr, en effet, de rentrer sain et sauf! Craintes chimériques, disent, en souriant, des varappeurs de haut vol, très sûrs d' eux; il n' arrive d' accident qu' aux maladroits et aux peureux; jadis, les guides pouvaient concevoir quelques inquiétudes, mais aujourd'hui la science de l' alpinisme a atteint un trop haut degré de perfection pour qu' on puisse conserver de ces appréhensions, qui retinrent si longtemps les guides de Zermatt de monter au Cervin, après l' accident de 1865.

Oui, c' est vrai; la montagne, les guides d' aujourd la connaissent bien; ils ne vont pas à l' aventure comme leurs devanciers, leur technique est sûre et ils connaissent leur métier; mais le danger, pour eux, n' a pas diminué, loin de là, car le pire danger qu' appréhende le montagnard, ne vient pas de la montagne mais des touristes qu' il conduit. Et la chose est fort simple à comprendre. Jadis, les clients des guides étaient, pour la plupart, des grimpeurs exercés, du moins lorsqu' il s' agissait d' ascensions présentant quelques difficultés; aujourd'hui, une notable proportion des alpinistes de choix entre dans les rangs des Führerlose, et la grosse clientèle du guide se recrute dans cette foule des touristes d' occasion, d' aptitudes fort diverses, qui prétendent fouler, eux aussi, les hautes cimes, mais s' imaginent qu' on y atteint avec la même somme d' efforts qu' on met à faire un tour de boulevard. Le guide se réjouit de cette affluence; des clients en plus grand nombre, c' est la prospérité assurée, le bien-être au chalet, mais son risque professionnel augmente d' autant. Que le voyageur soit novice ou coureur de montagne, le guide ignore le plus souvent ses aptitudes et se sent presque à sa merci; ne suffit-il pas d' une défaillance ou d' une fausse manœuvre du touriste pour compromettre la sécurité de la cordée entière. En vérité, est-il une profession où, plus qu' en celle-ci, l' employé dépende de l' employeur! quel chirurgien, sinon dans les contes orientaux, consentirait à faire dépendre sa vie de l' existence même de son malade; et pourtant, c' est à quoi le guide se soumet sans murmurer. Lorsqu' on quitte l' épaule suisse du Cervin pour gagner le sommet, il faut cheminer le long d' une arête étroite et mal commode; la vision de l' abîme qui s' ouvre brusquement sur les deux flancs émotionne au plus haut point le touriste inaccoutumé. C' est à ce passage difficile qu' un guide remarqua, un jour, que son voyageur tenait tout à coup des propos incohérents et gesti-culait dangereusement; pas de doute, le malheureux venait d' être frappé de démence. En cette circonstance exceptionnellement critique, le guide dut son salut au sang-froid avec lequel il envisagea la situation; sans laisser paraître d' émotion, il se mit à distraire son malade et, tout doucement parvint à le calmer. La caravane regagna Zermatt saine et sauve, mais depuis, le guide jette sur ses clients inconnus un regard inquisiteur.

C' est parfois l' état de santé physique de son voyageur qui constitue pour le guide un réel danger. Un clubiste, grimpeur expérimenté mais déjà avancé en âge, fut saisi de malaise sur une arête vertigineuse des hautes Alpes; subitement, la situation devint grave, presque désespérée. Le temps se brouillait, une tempête furieuse se déchaîna bientôt, battant la roche crénelée de ses rafales glaciales; accroupi sur l' arête, le guide retenait de toutes ses forces son malade dont l' état empirait sans cesse. La nuit vint, le touriste tomba dans l' inconscience, il fallut amarrer solidement à la roche le corps inerte; vers la minuit, l' homme expira, libérant enfin son guide qui, l' aube venue, put regagner sa vallée qu' il avait bien craint ne plus revoir.

Ferait-on grief au guide de prévoir ces situations critiques et de chercher à les éviter en prenant des précautions, que d' aucuns jugent exagérées? Des alpinistes de renom ont cité en exemple des montagnards, parce qu' ils ne craignaient pas d' affronter les plus rudes escalades avec plusieurs touristes à leur charge, sans requérir les services d' un auxiliaire; nous ne partagerions cette opinion que s' il était entendu que le guide, dans ces cas, court l' aventure à titre de compagnon et demeure de ce fait, déchargé de toute responsabilité; car un guide a tort, disons-le franchement, qui assume une charge au delà de ses forces. A moins que ses voyageurs ne soient réellement des grimpeurs éprouvés, que deviendraient-ils, s' il survenait à leur guide un de ces accidents auxquels nulle adresse ne saurait parer? Sans doute, la tentation est forte d' exagérer la prudence stricte et de faire agréer, à titre de second guide ou de porteur, un sien parent ou ami dont la présence ne serait nullement indispensable; il si peut faire encore qu' il se trouve des guides timorés qui redoutent d' endosser une responsabilité, même limitée, et cherchent de l' aide là où un homme de cœur marche hardiment de l' avant. Mais les guides capons, s' il en est, sont promptement mis au rebut, même lorsque leur couardise est soutenue officiellement, comme ce fut le cas à Chamonix au temps où sévissaient les fameux règlements de la corporation des guides. Ils étaient draconiens, en vérité, ces règlements qui firent couler des flots d' encre à noircir les glaciers de l' univers entier; ils faisaient obligation au voyageur de prendre un nombre de guides déterminé pour chaque catégorie d' ascensions; à peine touchait-on aux glaciers que le touriste devait s' intercaler entre deux guides. Ceux-ci, de leur côté, avaient ordre de tailler des marches de vingt centimètres au moins de profondeur, et les autres prescriptions étaient à l' avenant; prescriptions candides, jaillies sans doute de l' imagination féconde de quelque plumitif, qui n' avait vu les Alpes qu' au travers d' une longue-vue. Les touristes protestèrent avec vigueur contre ces règlements absurdes; les guides, eux, en souffrirent plus encore que leurs clients mais, en vrais montagnards, ils prirent ce mal en patience: fléaux de la nature, fléaux des hommes, c' est tout un. Cette servitude appartient au lointain passé, le code moderne des guides s' est libéré de ces entraves vieillottes, mais le principe fondamental est demeuré intangible: assurer aux voyageurs le maximum de sécurité.

N' est pas cela aussi que recherchent les touristes lorsqu' ils requièrent les services d' un guide aux fins d' enlever à leur expédition son caractère hasardeux; et l' opinion publique les approuve.Voyez, elle condamne sans miséricorde des grimpeurs expérimentés qui se sont aventurés en des régions difficiles, comptant sur leurs seules forces, mais elle les absout du chef d' imprudence dès qu' un guide en titre les accompagne. Il y a, nous en convenons, une bonne part de préjugé naïf dans cette confiance aveugle mise en un titre, tout au moins comprend-on que le guide tienne à faire son possible pour la justifier.

Pure question d' argent, affirment certains, de ceux à qui échappe le sens du désintéressement et qui, dans les précautions des montagnards ne discernent que l' unique désir d' extorquer aux touristes de passage les plus fortes sommes possibles. Tout le gros problème des tarifs alpins apparaît là, âprement discuté, jamais résolu de façon définitive, car la base même sur laquelle furent établis ces tarifs est flottante et échappe aux modes habituels d' appréciation. En n' importe quel corps de métier, le salaire est proportionné aux efforts de l' ouvrier, à leur durée, comme à la valeur marchande de son travail; ces éléments n' entrent que pour une faible part dans l' établissement des tarifs de guide tels qu' ils sont aujourd'hui; pour saisir leur légitimité, il faut assimiler l' alpinisme tantôt à une industrie de luxe, presque artistique, tantôt à une entreprise à forfait, où l' entrepreneur assume de forts risques dont il doit retrouver l' équivalent en bon argent monnayé; il faut encore tenir compte des conditions historiques qui ont présidé à la création, somme toute très récente, de la profession de guide.

Les guides, à l' origine de l' alpinisme, se trouvaient fort embarrassés, lorsqu' ils devaient débattre avec leurs clients occasionnels la question financière; les précédents leur manquaient sur lesquels ils auraient pu se régler. Au surplus, à cette époque relativement proche de nous, le montagnard vivait entièrement de son bétail, de la chasse et des produits du soi; les rares artisans étaient payés essentiellement en nature, en sorte que les tractations d' argent constituaient l' exception; c' était donc en toute bonne foi que les guides d' alors déclaraient à leur client: c' est à monsieur de décider ce qu' il veut donner. Procédé naïf et confiant, bien éloigné du caractère rigide de nos contrats modernes, et propre à établir, entre touriste et paysan, des relations cordiales que le règlement en argent n' éteignait point. Ce serait sottise, assurément, que de prétendre retourner à ce mode de faire désuet qui, d' ailleurs, disons-le en passant, ne réussit pas trop mal aux braves montagnards; qui leur réussit même si bien, que certains de leurs descendants, trop astucieux vraiment, se refusent à articuler des chiffres précis quand sonne pour eux l' heure de la rémunération; ils reprennent, mais sans sincérité aucune, l' antienne démodée: « Monsieur donnera ce qu' il voudra »; ces spéculateurs au petit pied, fins connaisseurs de l' esprit humain, comptent sur un beau mouvement de générosité, déclanché chez le voyageur par la confiance que l'on semble mettre en lui.

Ce ne furent donc pas les guides qui établirent les premiers tarifs, mais bien plutôt les étrangers eux-mêmes; le rôle des guides, en l' occurrence, se bornait à déclarer aux nouveaux venus: « pour cette même course, mon dernier voyageur m' avait remis telle somme »; c' eût été méconnaître grossièrement la nature humaine que d' attendre des montagnards comme de leurs voyageurs, qu' ils réduisissent la somme donnée à une précédente occasion; la vanité inconsciente des uns et l' avidité légitime des autres contribuaient à établir un usage constant; le tarif légal de nos jours n' est que l' image moderne de la tradition ancienne. Au surplus, ce genre de tarif fantaisiste, librement établi de part et d' autre, s' est maintenu jusqu' à nos jours lorsqu' il s' agit d' expéditions périlleuses ou d' ascensions par des voies nouvelles. A son retour du Mont Blanc, gravi, pour la première fois, par la dangereuse arête de l' Aiguille Blanche de Peuterey, Gussfeldt remit 600 francs à Rey, son guide-chef, 250 francs au second guide et 150 francs à chacun des deux porteurs, sommes considérables, que jamais un guide n' eût osé proposer, mais qu' il acceptait de bon cœur. Cependant, l' argent n' est point l' argument péremptoire; une alpiniste connue pour son enthousiasme et sa petite taille fit offrir 1000 francs à Daniel Maquignaz pour le décider à tenter avec elle l' ascension du Dôme de Saas; mais le guide refusa poliment: ah! vous savez, avec elle, non, ça ne va pas.

Et cette munificence du touriste n' a rien que de naturel. Le citadin court les Alpes par plaisir, or nul n' aime à discuter âprement le prix d' un plaisir. Le même homme d' affaire qui épluche, à un centime près, les comptes de ses fournisseurs, débourse largement quand il s' agit de services qui servent son enthousiasme ou flattent sa vanité. Il s' ajoute à cela des sentiments d' un autre ordre; la montagne, par ses précipices, ses crevasses, toute son apparence extérieure, impressionne vivement le touriste inexpérimenté, mal préparé surtout à une vision si différente des spectacles auxquels il est accoutumé; le danger apparent lui paraît le plus redoutable et son imagination l' exagérerait volontiers. Sous cette impression défavorable, une fois engagé sur les hautes crêtes, il sent tomber son ardeur première et en vient à regretter amèrement de s' être lancé en pareille aventure; volontiers, tandis qu' il avance péniblement vers quelque cime à la mode, il pousserait le cri de détresse de Tœpffer aux Chenalettes: « Venez m' ôter, venez très vite m' ôter! » Au sommet du Cervin, alors que nous félicitions deux jeunes dames d' avoir si bien réussi leur ascension: « Ah! » s' exclamèrent, d' un seul cri, admirable de sincérité, « comme nous aimerions mieux être à Zermatt! » Dès lors, le guide devient une manière de sauveteur auquel on s' accroche, comme le noyé se cramponne fébrilement à la main qui va le retirer de l' onde, et, vraiment, on ne saurait se montrer mesquin à l' égard de celui qui vous a arraché au danger. Un touriste, retiré à grand' peine d' une crevasse dans laquelle il s' était laissé choir, ravi de son retour à la lumière, distribuait les billets de banque avec une telle profusion que les guides eux-mêmes estimèrent qu' il dépassait la mesure; leur bon sens réprouvait la prodigalité comme il eût blâmé la chicherie.

Dans ces conditions, les émoluments du guide, dans lesquels le don entrait pour une part presque aussi considérable que le salaire, devaient atteindre, dès le début, des chiffres élevés, assurément hors de proportion avec les rémunérations habituelles, telles qu' on les connaissait à cette époque, surtout avec les gains des montagnards pour tout autre service. Nul ne s' en plaignit, au reste; les alpinistes de la première période trouvaient fort naturel de dépenser de vraies fortunes pour la réalisation de leurs fantaisies montagnardes. C' est ainsi qu' une ascension au Mont Blanc, par la voie ordinaire, revenait couramment à douze ou quinze cents francs, parce que chaque touriste croyait de son devoir de requérir, pour sa seule personne, les services de trois ou quatre guides pour le moins; et, ajoutait Wills, cette dépense était bien peu de chose à côté du plaisir éprouvé. Wills était un grimpeur de bon aloi; il avait retiré de son escalade au Wetterhorn ( pour ne parler que de celle-là ) une telle joie, en effet, qu' au soir de sa vie, il considérait cette aventure comme l' un des événements capitaux de son existence; mais tous ne le valaient pas, et je ne jurerais point qu' il n' y eût, parmi les ascensionnistes à haut tarif, des hommes fort enclins à tirer vanité des grosses dépenses qu' ils avaient faites; ils se faisaient hisser au Mont Blanc, pour la seule satisfaction de faire état de leur richesse; il n' était pas à la portée de tout le monde de gravir la montagne à la mode à des conditions si onéreuses; seuls le pouvaient quelques privilégiés de la fortune, et leur orgueil mesquin se flattait d' être du nombre.

Ces honoraires de fantaisie ont, graduellement, cédé la place à des tarifs fixes qui ont pris force de loi. Aux personnes peu au courant des choses de la montagne, ces tarifs peuvent paraître élevés au delà du raisonnable; la montagne, dit-on, est connue aujourd'hui jusque dans ses moindres détails, le guide moderne, dans les Alpes tout au moins, n' est plus l' explorateur aventureux qu' était son devancier; par la force même des choses, il entre dans son activité une part de routine, pourquoi donc reconnaître ses services par des rémunérations exceptionnelles. Le raisonnement est spécieux mais faux, parce qu' il omet de tenir compte d' éléments essentiels du problème. S' il ne s' agissait que de payer les services d' une bête de somme humaine ou d' un simple indicateur ambulant, il est évident qu' il faudrait remanier profondément les tarifs en cours; à vrai dire ils n' auraient même jamais vu le jour. En 1816, à Unterseen seulement, il se trouvait onze hommes inscrits sur le rôle des guides, tous se mettaient à la disposition des étrangers pour les promenades aux alpages des environs, où l'on avait accès par de bons sentiers; ces honorables ancêtres de la corporation conduisaient leurs voyageurs à la façon d' un chevrier; passée la zone des sentiers, ils eussent trouvé mauvais qu' on requît encore leurs services, car ils partageaient pour les régions désertes, de glaces et de rochers toute l' horreur de leur époque. Par contre, ils se montraient d' une modération extrême dans leurs prétentions; ils s' estimaient fort bien payés avec quatre francs par jour, réduits à deux francs, si le voyageur se chargeait de les nourrir.A suivre. )

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