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Kilimanjaro

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Albert Jodin, Sart-les-Spa ( Belgique )

Kibo Hut ( 4733 m ): une heure du matin. Le lever n' est guère pénible, car nous ne dormons pas et nous avons froid. Au dehors, la température n' est pas trop rigoureuse. Les étoiles ont un éclat si vif que les grands traits du paysage apparaissent avec netteté. La Voie Lactée entoure la masse sombre du Kibo ', immense arche diaphane. La grande ceinture de nuages du Kilimandjaro paraît un peu atténuée, car vers le sud-est, à soixante kilomètres de distance et près de quatre mille mètres plus bas que nous, brillent faiblement les lumières de la ville de Moshi.

Il me semble rêver. Je me souviens de l' invita, revue il y a trois mois, à me joindre à une expédition de pyrénéistes français vers les plus hauts sommets d' Afrique. Je revis ma joie et mes hésitations d' alpiniste passionné, mais plus très jeune, à la pensée de la redoutable altitude du plus grand volcan d' Afrique. Aujourd'hui, me voici à pied d' œuvre, à l' altitude du Mont Blanc, heureux de la jeunesse retrouvée, et avec dix compagnons d' aventure.

Depuis trois jours nous montons de refuge en refuge. Notre marche a commence à Marangu, dans les bananeraies, à 1300 mètres d' altitude. L' achat de vivres, le recrutement de quelques porteurs et de deux guides indigènes, enfin la répartition des charges ont pris beaucoup de 1 Point culminant du massif du Kilimandjaro ( 5965 m ).

temps, et l' expédition s' est mise en marche tard dans l' après. Nous avons traverse de nuit la forêt equatoriale, dans le brouillard et la pluie, un peu inquiets des mystères de l' obscurité et du silence. Parfois, une branche a craqué près de nous, témoignage d' une présence invisible. Pour ne pas perdre pied, nous explorions le sol profondément ravine du bout de nos bâtons. Nos porteurs, fantômes à peine discernables avançaient, imperturbables, leur charge en équilibre sur le crâne, indifférents aux embûches, comme si leurs yeux perçaient la nuit2.

Enfin un aboiement lointain nous a annoncé que nous touchions au but. Le premier refuge, Mandara Hut ( 2730 m ), entouré de boue, nous a paru sordide. Nous y avons passé cependant la meilleure de nos nuits en montagne. Le deuxième jour, nous avons marche dans le brouillard épais. Le haut de la forêt, où régnent les bruyères arborescentes, portait bien ce jour-là son nom de Nebelwald ( forêt des brumes ). L' eau suintait de toute part, coulait partout, saturait les mousses habillant arbres et lianes. Nous pataugions dans des mares de boue rougeâtre et onctueuse, cloi-sonnées par d' énormes racines gluantes. Après une montée raide, la forêt a cessé presque sans transition, et ce fut la savane, avec ses hautes herbes, ses bruyères, les premiers séneçons et les premières immortelles. Au terme d' une marche aveugle, un peu monotone, Horombo Hut a surgi soudain du brouillard à 3760 mètres d' altitude, précaire abri de tôle ondulée rouillée. En fin de journée, une éclaircie nous a enfin révélé notre but: le Kibo couronné de neige, énorme, proche en apparence, éloigné encore de deux journées de marche.

Au matin du troisième jour, la température était très basse, mais le soleil brillait dans un ciel sans nuages.

- Quelques jours plus tard, à Mackinder Camp, au pied du Kenya, les porteurs apercevaient réellement une de nos cordées traversant le haut du glacier de Lewis après la tombée de la nuit. Les Européens présents eurent beau écarquiller les yeux, ils ne virent rien.

Au-dessus de Horombo Hut, les immortelles devinrent de plus en plus fréquentes jusqu' à couvrir de leurs bouquets serrés et argentés le sol tout entier. A notre droite s' étendait une longue vallée étroite et herbeuse ornée de séneçons géants, surgis de la présence d' un invisible ruisseau nécessaire à ces buveurs d' eau. Vers 4000 mètres, nous avons rencontré la dernière source et les premières roches volcaniques, compactes comme du granit du Mont Blanc. Plus haut, la végétation s' appauvrit, les tiges devinrent courtes, les corolles d' immortelles se tenaient frileusement au niveau du sol. Vers 4500 mètres, nous avons franchi la crête par une large dépression d' un contrefort du Mawenzi1.

Un autre monde étrange se révéla soudain: à l' ouest, le cône volcanique du Kibo se dressait tout entier, démesurément grand, haut de 1500 mètres, large à la crête de plusieurs kilomètres et finement couronné de glaciers. Aucune neige ne blanchissait ses flancs, sauf le versant sud, couvert de glace jusqu' à mi-hauteur. Nous en étions séparés par un immense désert minéral, saharien, richement coloré et presque horizontal. Tout proche, à contre-jour, le Mawenzi dressait dans le ciel sa crête déchiquetée, hérissée d' aiguilles.

La traversée du désert volcanique jusqu' à Kibo Hut est la partie la plus mémorable de l' ascension du Kilimandjaro. Un vaste plateau couvert de lapilli et de poussières, parsemé de milliers de pierres vivement colorées, témoignage probable d' une dernière et monstrueuse explosion; de longues coulées de lave brunâtre, érodées en arêtes tourmentées, la vie confinée en quelques rares lichens rougeâtres forment un site profondément dramatique dont le caractère tragique s' accentue à mesure que grandit la masse du Kibo, que l' œil détaille mieux couloirs, arêtes et séracs, et que s' étirent majestueusement les nuages du milieu du jour, révélateurs de reliefs insoupçonnés. Tandis que s' achève la longue traversée, les neiges du Kilimandjaro, devenues de plus près glace, séracs, 1 Second sommet du massif du Kilimandjaro ( 5350 m ).

falaises énormes scintillant de mille facettes, trônent de plus en plus haut, fascinantes, sur un monde mort de rochers et de poussière...

Maintenant, au début de notre quatrième étape, la merveille, c' est la nuit. Nous montons à la lumière de nos lampes électriques, qui blessent la vue et éclairent mal. Comme je préférerais la seule lumière du ciel! Nos porteurs sont restés au refuge, mais les guides africains nous accompagnent. Bientôt deux groupes se forment. Le premier, conduit par notre chef d' expédition, Patrice, avance d' un pas rapide et ses lumières s' agitent à cent mètres au-devant de nous. L' autre, conduit par Pierre, notre second guide, est retardé par un des nôtres atteint du mal de montagne. Je m' y suis joint par sympathie. Hélas! ce compagnon est contraint à la retraite, à l' al de 5000 mètres, et redescend accompagné de sa femme et d' un guide indigène. Pierre et moi continuons la marche, baignés dans la nuit merveilleuse, si belle que j' exulte de tout mon être et ne sens ni froid ni altitude. Joie de constater que la pile de notre lampe s' épuise et que nous sommes seuls bientôt dans cette inoubliable féerie.

Nous marchons entre de longues coulées de lave formant des arêtes et délimitant un large couloir tapissé de poussières volcaniques. Il n' y a pas de neige. La pente se fait plus raide, et nous montons en longs lacets qui bientôt mesurent la raréfaction progressive de l' air, car nous voici forces de faire une courte halte après quatre lacets, puis trois, puis moins encore.

La pente s' éclaire des premières lueurs de l' aube. L' air est très froid, et nous constatons que l' eau gèle dans nos gourdes. Les premiers feux du soleil apparaissent au-dessus de l' horizon infiniment distant, à gauche du Mawenzi au-delà de la grande couronne de nuages apparemment illimitée et que nous dominons maintenant de plus de 3500 mètres. Le soleil s' élève rapidement et verticalement, franchit un étroit espace de ciel pur, disparaît derrière une mince bande de nuages opaques, puis nous assistons à un second lever de soleil. Les pentes du Kibo, devenues pro- gressivement plus rocheuses, se parent de chaudes couleurs. Pour la première fois nous ressentons la démesure de notre montagne. Au-dessus de nous, au bord du cratère, ôillmans' Point apparaît faussement comme une aiguille élancée. Nos compagnons s' y reposent déjà, car ils ont atteint le sommet au lever du soleil. Lorsque, à notre tour, Pierre et moi foulons la cime du Gillmans' Point, nous apercevons leurs silhouettes déjà lointaines progressant vers le point culminant du rebord du cratère, l' Uhuru Peak, le pic de la liberté.

L' arrivée au bord du cratère du Kibo nous procure une émotion intense: la subite révélation de la face nord et du lac glace du Mont Perdu, à l' ar à la brèche de Tuquerouye ( dans les Pyrénées ) vient ici à l' esprit, mais comme cette comparaison est faible! Cherchant des mots pour exprimer mon état d' âme, je ne trouvai que « Mort et Transfiguration ». L' apparition soudaine du cratère polaire du Kilimandjaro est un des spectacles les plus étonnants qu' il soit donné de contempler. La glace est absolument pure avec des reflets bleuâtres et a, sous le soleil, l' éclat du cristal. Au loin, les glaciers s' étagent en marches gigantesques, étincelant escalier du ciel. Sous nos pieds, de longues et hautes lames s' avancent, loin dans le fond éblouissant du cratère, étraves tranchantes aux bords translucides. A l' opposé, les glaciers déferlent à l' extérieur du cratère et se frangent d' immenses stalactites d' une prodigieuse hauteur, rangées en tuyaux d' orgues.

Pierre remarque que nous ne pouvons poursuivre sans repos préalable. Nous nous installons en face de ce spectacle dérobé aux dieux du Kibo. Comme Prométhée, nous croyons avoir ravi le secret du ciel, et notre châtiment est une joie incommunicable. Comme tout est calme et serein!

Le soleil s' élève rapidement, et nos compagnons descendent déjà de l' Uhuru. Nous avons encore une longue étape à franchir aujourd'hui: deux mille mètres de descente, quinze à vingt kilomètres de piste, car nous voulons rejoindre le refuge Horombo, à 3760 mètres d' altitude. Il faut renoncer à aller plus loin. Nos compagnons nous rejoignent, fatigués mais heureux. Et nous entamons la descente sous le soleil presque vertical. Dans le grand couloir, la facilité de la progression est surprenante. Nous bondissons dans les cendres volcaniques en soulevant des nuages de poussière. Dans des temps variables, allant de vingt minutes à une heure, nous atteignons bientôt Kibo Hut, où rapidement nous nous restaurons et bouclons nos sacs. Et, tandis que les nuages de midi entourent les neiges du Kilimanjaro, nous partons avec nos porteurs à travers l' immense désert volcanique.

L' arête du Mawenzi est franchie par le col à 4500 mètres. Nous avons dû remonter péniblement cent mètres de dénivellation, et nous nous reposons en contemplant le Mawenzi, que la lumière de l' après rend beaucoup moins austère que le contre-jour du matin. Il apparaît que la végétation monte très haut sur ses flancs vivement colorés '.

La nuit passée à Horombo Hut est beaucoup moins froide que la première. Il est vrai que le vent glacé passait librement à travers notre premier abri, tandis que celui-ci est étanche.

Au matin, le joli ruisseau qui longe le refuge est gelé, et le ciel est sans nuages. La descente est une merveilleuse promenade sur les pentes douces de la montagne parmi les bruyères et les immortelles.

Plus bas, dès qu' apparaissent, clairsemées d' abord, puis de plus en plus serrées, les bruyères arborescentes, ce sont des paysages d' estampes japonaises qui se révèlent, et le royal Kibo, aperçu à travers les délicats feuillages, évoque invinciblement le Fuji-Yama neigeux.

Dans cette euphorie, les seize kilomètres qui séparent Horombo Hut de Mandara Hut sont rapidement franchis. Après avoir trébuché en forêt sur les racines des bruyères arborescentes, nous débouchons dans la clairière de Mandara, dans une lumière éclatante. Ainsi découvrons-nous Mandara Hut que nous avons connue dans le brouillard ,'Des immortelles rouges croissent sur les pentes du Mawenzi.

la pluie et la nuit. C' est déjà la civilisation qui vient à nous, puisque nous pouvons nous y désaltérer avec de l' excellente bière du Kenya dont les bouteilles s' ornent de la silhouette des autres montagnes de nos rêves, le Batian et le Nélion.

Soudain nos porteurs, qui nous ont quittés quelques instants, s' élancent hors du refuge avec des rires et des clameurs et nous coiffent de couronnes d' immortelles; gagnés par leur joie, nous fêtons ce moment par de multiples photographies. Chère couronne d' immortelles, que j' ai conservée, si semblable à la couronne de nuages du Kilimandjaro, que de joies tu symbolises!

De Mandara Hut à Marangu, il reste encore quinze kilomètres à franchir. La forêt equatoriale est traversée par une piste, qui se transforme bientôt en chemin carrossable. Nous passons ainsi à côté de son mystère qui demeure entier. Nous croyons traverser un part immense, planté par un jardinier de génie. Des bruits de ruisseaux, des cris étranges de singes ou d' oiseaux invisibles sortent de temps en temps du mur impénétrable de verdure. Mais aucun hôte important de la forêt ne se montre. Dans les clairières se dressent de grandes termitières rougeâtres. Au travers de la piste, de grosses fourmis ont creusé des galeries à fleur de sol, attestées par de curieux alignements de déblais. En cette saison sèche, les insectes ailés sont rares. Quelques rares papillons, semblables à nos Argynnis et à nos Vanesses, me déçoivent par la petitesse de leur taille. Puis, soudain comme un éclair, passe un splendide planeur de satin bleu, un grand Morpho, le seul qu' il me sera donne de voir au cours de cette longue randonnée.

A la forêt succèdent les bananiers aux feuilles décoratives sous lesquelles s' abritent les cases dispersées de l' immense village de Marangu. Nous croisons des indigènes de plus en plus nombreux, des enfants ravissants, des femmes au sourire éclatant, vêtues de cotonnades aux couleurs vives. Tous nous saluent d' un aimable Jambo et répondent par des rires à nos plaisanteries incompréhensibles pour eux.

Et nous arrivons enfin à l' hôtel Marangu où 17 nous attendent bain, linge frais et table succulente.

Mes pieds blessés pansés, mes joues fraîchement rasées, je songe à ces cinq journées belles comme un conte de fées. Nous n' avons accompli aucun exploit, vaincu aucune difficulté, ni vécu une aventure inconnue, sauf pour nous! Il n' a pas dépendu de nous que notre cœur et nos poumons supportent ou ne supportent pas la haute altitude du Kibo. Nous avons eu froid, car il gèle dur, la nuit, au-dessus de 4000 mètres, nous avons eu faim et soif. A Kibo Hut, l' eau était rationnée. Nous avons très mal dormi sur de dures couchettes, et nos chaussures d' escalade, trop dures, ont mis à nu la chair de nos pieds au cours des 120 kilomètres de marche... Et cependant en ce soir du retour, il me semblait que j' avais gaspillé le reste de mon existence. Gekürzte Fassung. )

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