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L. S., Une ascension à la Tour de Mayen en 1788

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Fr. von Matthisson

Le poète allemand F. von Matthisson, l' ami de Charles de Bonstetten, séjourna longtemps et à maintes reprises, de 1785 à 1810, dans notre pays, tantôt à Berne, à Valeyres, à Nyon. Précepteur dans une famille lyonnaise, il passa plusieurs étés au manoir de Grandclos près de Villeneuve. Ce fut pendant une de ces villégiatures dans la plaine du Rhône qu' il fit en 1788 une excursion aux Agites et gravit la Tour de Mayen. Il a raconté cette aventure dans une lettre intitulée: Die Felsenkuppe von Mayenne. Bien que cette sommité ait certainement été visitée de tous temps par les gens du pays, ceux-ci ne nous en ont point laissé de narration, et la lettre de Matthisson est sans doute le premier récit de course à cette cime. D' autre part, elle constitue un document fort piquant par le jour qu' elle jette sur les sentiments des « alpinistes » de cette époque. Il nous a paru qu' il valait la peine de la traduire.

Notre caravane monta à cheval à Yvorne. Au début le chemin était bon, et montait en nombreux lacets pittoresques sous les pins et les cytises dont les grappes jaunes ressortaient admirablement sur le vert fonte des conifères. De temps en temps, par les trouées du feuillage, apparaissaient le paysage de la vallée du Rhône ou les cimes neigeuses et sauvages du Valais. Au bout de deux heures nous arrivâmes au Ruines \ Ce nom désigne une bande de rochers abrupts, maudits par tous les t pâtres, où le sentier monte presque perpendiculairement. Tout autour, ce ne sont que d' immenses rocs déchirés, amoncelés en entassements prodigieux. Quittant cette région inhospitalière, nous abordâmes sur un plateau, d' où le Léman apparut tout d' un coup à nos pieds. Au déclin du jour, nous atteignîmes notre gîte pour la nuit. C' était un chalet de bergers situé au pied de deux sommités rocheuses imposantes. L' une de celles-ci, qui porte le nom de Tour de Mayen, a tout à fait la forme d' une coupole aplatie. Les pâtres m' ayant affirmé que l' accès de cette cime était facile et sans danger, je ne pus résister au désir d' y monter pour jouir de la vue sur les Alpes de Savoie. Je me mis en route le lendemain matin, muni d' une gourde de via et d' un morceau de pain, et en atteignis heureusement le sommet.

Poussé par je ne sais quel démon, il me vint à l' idée, au lieu de revenir par le même chemin, de tourner la montagne par son versant oriental, lequel m' était totalement inconnu, et de redescendre au chalet par une autre route. J' aurais certainement abandonné ce projet si j' avais su alors que la crête rocheuse que je devais franchir était coupée à pic du côté de l' ouest, et formait un effrayant précipice. Après une demi-heure de marche, qui m' amena d' abord dans un vallon, puis me fit remonter les pentes, j' arrivai devant une paroi de rocher d' une hauteur assez considérable. Je réussis toutefois à l' escalader sans autre risque, en m' aidant des buissons qui croissaient dans les fissures de la roche. Puis venait une pente facile, tapissée de pourpre par les touffes ravissantes du Silène acaulis. Je m' y reposai quelques instants; 1 Les Ruvines. Depuis quelques années, la nouvelle route des Agites évite ce passage scabreux et croulant par un tunnel dans la paroi du Sex de la Sarze.

il était déjà midi. Après m' être restauré de pain et de vin, je repris mon ascension. Toute trace de sentier avait maintenant disparu, et je m' orientais d' après le soleil et la Tour de Mayen qui se dresse à l' est du chalet où étaient mes compagnons. Jamais je n' ai éprouvé de surprise plus désagréable que celle qui m' attendait là. A peine avais-je atteint la crête que, soudain changement de tableau, un affreux désert se découvrit à mes regards, des champs de neige à perte de vue, interrompus çà et là par des crevasses ou des bastions rocheux, et où toute vie semblait s' arrêter comme aux frontières du chaos. Avec des forces intactes, à peine aurais-je osé m' aventurer dans ces effrayants royaumes de l' hiver, à plus forte raison la fatigue que je ressentais déjà m' obligeait à retourner sur mes pas pour retrouver mon premier chemin. Revenu à la paroi de rocher, je constatai avec effroi que ce passage, lequel à la montée ne m' avait pas paru si dangereux, présentait à la descente des difficultés insurmontables.

C' est un fait bien connu de tous les coureurs de montagnes qu' il est souvent impossible, au cours d' une ascension, de redescendre, sans s' exposer aux plus graves dangers, tel mur de rocher que l'on a escalade sans difficultés sérieuses. L' impossibilité ici était flagrante. Pour ne pas être précipité dans l' abîme, il aurait fallu pouvoir retrouver et atteindre avec précision les saillies du roc et les arbustes qui m' avaient servi à la montée, et pour cela il eut été nécessaire d' avoir des yeux à la plante des pieds.

A droite et à gauche d' effrayantes crevasses coupaient toute retraite. Il ne restait donc aucune autre issue que le plateau neigeux: là devait se décider mon sort. Je remontai pour la seconde fois la pente au tapis purpurin et m' engageai sur le névé. La neige très molle rendait toute avance extrêmement pénible; les fatigues que j' eus à surmonter à partir de ce moment étaient si grandes qu' un corps moins robuste que le mien y aurait infailliblement succombé. Souvent j' étais oblige de me laisser glisser dans des abîmes profonds à moitié comblés de neige, puis de remonter de l' autre côté au prix de peines indicibles, et constater parfois que ces longs efforts soutenus ne m' avaient guère fait gagner plus de cinq ou six pas sur la voie du retour. Les chutes répétées entre les blocs instables aux arêtes coupantes m' avaient écorché les tibias, et j' avais les mains ensanglantées à force de m' agripper. Bientôt la crampe paralysa mes muscles et ne me permit pas de faire un pas de plus. Il était 3 h. 30.

Jusqu' ici l' espoir de trouver enfin une issue ne m' avait pas abandonné; mais mes forces déclinaient avec chaque souffle, le désert inexorable s' étendait devant moi aussi vaste qu' au moment où je l' avais abordé, et je commençai à envisager la mort comme l' unique moyen d' échapper à ce labyrinthe. Je mangeai le pain qui me restait et bus quelques gorgées de via soigneusement conservées au fond de ma gourde, aussi convaincu que les héros des Thermopyles que c' était là mon dernier repas. Je m' étendis sur le rocher qui m' avait servi de table et tombai presque instantanément dans un profond sommeil.

Il était 6 heures lorsque je m' éveillai. Ce repos m' avait rendu des forces, et je résolus de faire encore une tentative pour sortir de ce chaos. Après une heure d' avance laborieuse à travers la neige et les crevasses, le Genie de la Montagne m' apparut soudain dans le lit d' un torrent à sec, mais à moitié comblé de neige, et me cria: « Suis avec confiance la voie par on l' eau s' échappe vers la plaine, elle te conduira en bas toi aussi. » Cette voix releva mon courage déclinant de si merveilleuse façon que je suivis avec une sainte confiance la route indiquée. Je me faufilai avec précaution entre les amoncellements de blocs, suivant les inflexions tantôt douces tantôt abruptes du ravin. Bientôt je perçus de nouveau le bruit des sonnailles des troupeaux et le chant des bergers. Jamais musique ne sonna plus délicieusement à mes oreilles que ces voix rudes, qui dissipèrent mes derniers doutes quant à mon retour dans le monde des vivants. Une fumée s' élevant derrière un rideau de sapins guidait maintenant mes pas. Vers 8 heures j' arrivai à un chalet, éloigné de deux lieues de celui on notre compagnie avait pris ses quartiers. Les pâtres firent cercle autour de cette apparition spectrale, et donnèrent cours à leur frayeur à la vue des traits défigurés de mon visage livide.

Cette périlleuse expédition avait duré quatorze heures. Quatorze heures d' efforts surhumains, de tension morale, et pendant lesquelles je n' avais pris qu' un peu de pain et de vin. Les braves montagnards, avec une bienveillance et un empressement vraiment patriarcals, me donnèrent tous les soins qu' exigeait mon état calamiteux, et refusèrent avec une noble indignation la rémunération que je leur offrais. Lorsque je leur décrivis la route par où j' étais descendu jusqu' à eux, ils furent grandement étonnés et m' assu que la région là-haut était redoutée à cause de ses abîmes dangereux, et que les chasseurs de chamois ne s' y aventuraient que rarement et pas avant le mois d' août par L. S.

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