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La beauté de la montagne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Il m' est arrivé dernièrement de monter à mon galetas, au coucher du soleil, pour contempler les Alpes, qu' on aperçoit de la lucarne. J' ai retrouvé, à cette occasion, dans une armoire qui n' avait pas été ouverte depuis longtemps, un livre broché, et passablement dépenaillé, intitulé « Des conditions physiques de la perception du Beau », par Jacques-Louis Soret ( Genève 1892 ).

Cette trouvaille me remplit d' aise; non pas, comme on pourrait le supposer, parce que j' avais l' intention de relire cet excellent ouvrage, que je me souvenais d' avoir autrefois parcouru, mais parce que ce volume fatigué, ayant grand besoin de mes soins, me donnait l' occasion de satisfaire une marotte qui me possédait à ce moment-là, et qui consistait à relier, par une méthode expéditive et par moi inventée, tous les bouquins brochés et dé-brochés qui avaient l' heur ou le malheur de me tomber sous la main.

Mais admirez la puissance mystérieuse du livre, due sans doute au rayonnement occulte des idées que l' auteur y a enfermées! Tout en maniant à main hardie le grand pinceau chargé de colle d' amidon qui servait à réunir les feuillets jaunis, écornés et vagabonds, mon imagination, prenant une fois de plus le mors aux dents, m' emportait, sur l' aile de mes souvenirs, dans le maquis de la philosophie.

S' il y a pour nous, alpinistes, jeunes et vieux, quelque chose de vraiment beau, c' est certainement la montagne, qui représente une source intarissable à laquelle nous pouvons étancher notre soif de beauté. La question de savoir pourquoi la montagne est belle a souvent été débattue: ce n' est pas cette question, qui est d' ordre métaphysique, que je me propose de traiter ici: il faudrait, pour le faire convenablement, le talent d' un JohnRuskin ou d' un Herbert Spencer: cela dépasse de beaucoup les moyens d' un apprenti relieur!

Partant de ce postulat que nous pouvons considérer, en ce qui nous concerne, comme une donnée de l' expérience, que la montagne est belle, je voudrais consacrer ces quelques pages à l' examen des conditions physiques de la perception de cette beauté: ou, autrement dit, des sensations qui éveillent en nous le sentiment du beau à la montagne.

Ceci n' est, il va sans dire, qu' un des côtés de l' esthétique de la montagne. Les perceptions de nos sens déclenchent, en effet, le mécanisme infiniment délicat et compliqué de notre appareil intellectuel: les facteurs de cette catégorie qui interviennent dans l' impression du beau, sont d' un ordre plus élevé que ceux que nous passerons en revue dans cette étude. Comme l' a fort bien dit Soret ( 1. c., p. 228 ): « Le Beau dans la nature, qui se révèle à nous par l' intermédiaire de nos sens, revêt un caractère supramatériel par une sorte de réaction de notre intelligence: l' observation psychique se superpose à l' observation physique. » Après avoir muni mon bouquin d' une reliure simple, mais solide et de bon goût ( dos et coins percale ), j' éprouve un grand plaisir à le prendre pour guide.

L' idée directrice de Soret, l' éminent professeur de physique à l' Université de Genève ( décédé en 1904 ), est celle-ci que, pour produire l' impression du beau, les sensations physiques doivent satisfaire à certaines conditions essentielles et que, dans les impressions esthétiques que nous recevons par l' intermédiaire de nos sens et qui nous suggèrent l' idée du beau, la reproduction des mêmes sensations ( impressions réitérées ) joue un rôle considérable.

Nous constatons tout d' abord qu' à la montagne ces sensations répondent à la première des conditions fondamentales posées par Soret: elles sont variées, ce qui est nécessaire pour empêcher la saturation rapide et la fatigue qu' engendre la monotonie. Ces sensations sont en outre très fréquemment imprévues; ce qui est aussi une condition pour le beau de l' ordre intellectuel.

En commençant par les sensations de l' organe visuel, nous constatons que, relativement à la forme, l' une des conditions de l' impression esthétique: la symétrie est très souvent, sinon constamment, remplie. Cette symétrie se retrouve, plus ou moins prononcée, dans les formes principales des cimes: aiguille, pyramide, tour, tête plus ou moins arrondie ou avec un côté à pic, château fort avec ou sans crénaux, etc. Les montagnes dont la forme nous paraît particulièrement belle sont précisément celles où cette symétrie dans le plan visuel est bien accusée par rapport à une ligne médiane verticale. Il me suffira, à ce propos, d' évoquer la pyramide du Weisshorn, vue de la Täschalp, par exemple. Cette régularité, qui peut n' être qu' approchée, nous procure une sensation esthétique par cela que, d' un coup d' œil, nous saisissons par intuition, comme le dit Soret, « qu' il y a une relation, une loi dans ce qui nous est offert ».

En même temps que par la symétrie, les formes des cimes agissent sur notre esprit par l' impression d' équilibre qu' elles nous donnent. D' autre part, l' intuition que nous avons de la puissance potentielle formidable que représentent ces masses qui s' élèvent jusqu' aux nues, contribue sans doute aussi, sans que nous nous en rendions compte, à l' impression esthétique.

Le géologue qui, par le raisonnement, arrive à formuler ces lois de symétrie et d' équilibre, éprouve une satisfaction de même ordre, mais qui, peut-être, a moins de charme, parce qu' elle implique un travail cérébral et un effort pour l' esprit: Charles Dollfus a fort bien dit: « la science est un ordre expliqué; le beau, un ordre ressenti. » Une autre condition est souvent remplie par la vue d' une montagne: la répétition de certains détails: forêts, rochers, névés, etc. On sait quel parti les arts décoratifs tirent des dessins périodiquement répétés.

En ce qui concerne la continuité, je mentionnerai celle des lignes que présentent les assises ou les bancs de rochers, les torrents, les ravins, et même les chemins et sentiers que l' œil peut poursuivre sur une grande partie de leur parcours. Je rappellerai quel élément de beauté, dans un paysage, est la ligne horizontale d' un lac, ligne droite dont la continuité est rompue par des détails: rochers, blocs, promontoires, qui en corrigent la monotonie par l' imprévu qu' ils apportent; imprévu qui est, du reste, largement offert, en général, par les autres parties du paysage.

Une nappe d' eau calme, en réfléchissant les cimes qui l' entourent, réalise en outre un effet de symétrie qui est, lui aussi, un puissant élément de beauté.

L' œil perçoit très fréquemment, à la montagne, la symétrie des formes dans l' espace: soit à droite et à gauche du plan médian, soit en avant et en arrière d' un plan perpendiculaire à celui-ci ( effet de coulisses et de plans successifs ). La sensation de relief que nous donne la vision binoculaire, nous permet de reconnaître l' existence de cette symétrie dans l' espace.

Comme Soret le fait remarquer, l' impression esthétique est rehaussée, ravivée et prolongée, en outre, par la variété de l' aspect sous lequel la forme apparaît, qui se modifie à chaque déplacement. Cette diversité des formes d' un même objet, qui éveille et soutient notre intérêt, est très remarquée par ceux qui parcourent la montagne.

Les nuées qui flottent, montent ou descendent peuvent être généralement assimilées à des objets symétriques qui comprennent des parties mobiles et pour lesquelles, comme pour le drapeau qui flotte au vent, l' œil sent parfaitement que la symétrie se trouve là en puissance et serait immédiatement réalisée si l' étoffe était tendue.

La répétition périodique des mêmes formes, dans l' espace, moins fréquente, sans être pour cela exceptionnelle, s' observe aussi à la montagne, alors même que, comme les ornements dans le style gothique, les détails de l' architecture régulière sont infiniment variés.

Les impressions esthétiques produites par la beauté des formes sont très fréquentes dans la nature alpestre: je n' en veux citer comme exemples que l' impression de force et de résistance donnée par la vue d' un vieil arole et la suggestion d' élégance souple qu' évoque un bouleau élancé que balance le vent.

A la richesse des formes se joint la féerie des couleurs. La variété qu' ap les colorations au dessin est, à la montagne, un élément très actif. Il arrive fréquemment que ces couleurs se présentent et se distribuent avec une certaine régularité, ce qui contribue à l' effet esthétique. Les variations dans le mode d' éclairement, si fréquentes et si étendues, qui se produisent presque continuellement dans les hautes régions, suivant la position du soleil, l' état du ciel, les ombres projetées, etc., font que notre œil est charmé de ces aspects divers que présentent les mêmes objets et qui, dans toutes ces variétés, conservent leur caractère esthétique essentiel.

L' indicible magnificence d' une aurore ou d' un couchant, dans les hautes Alpes, laisse bien loin derrière elle les effets de feux de Bengale et de lampes électriques utilisés pour « embellir » les cascades du Giessbach, les gorges de l' Aar, etc.!

Les ombres jouent un rôle fort important pour l' effet esthétique: ce sont elles qui donnent l' impression du relief, c'est-à-dire de la forme des objets dans les trois dimensions. Par l' analogie des formes que les ombres présentent avec celle de l' objet lui-même, la sensation esthétique est provoquée ou renforcée.

Les différences considérables dans la quantité de lumière réfléchie, suivant qu' on a affaire à des pentes couvertes de végétation, à des éboulis, à des parois rocheuses, à des névés et des glaciers, jouent un rôle fort important aussi pour la beauté d' un paysage.

L' effet esthétique est encore rehaussé par l' épurement, la vivacité et le chatoiement que subissent les couleurs du fait de leur juxtaposition. Les peintres connaissent bien quelles sont les impressions, esthétiques ou non, que produit la juxtaposition des couleurs, et savent, par exemple, que « les teintes de même ton et de même saturation, ne différant par conséquent que par l' intensité, vont en général bien les unes avec les autres ». Ces effets de tons sur tons sont très fréquents à la montagne, surtout lorsqu' on considère des objets éloignés, dont la perspective aérienne atténue les différences de coloration, tout en laissant voir les différences d' intensité d' éclairement. La gradation insensible du clair au foncé agit aussi par l' impression de continuité qu' elle produit.

On sait, d' autre part, que, dans certaines conditions, les contrastes de couleurs peuvent être fort agréables. C' est le cas, particulièrement, lorsque le passage d' une couleur à l' autre a lieu par degrés insensibles. L' exemple bien connu des effets d' une grande beauté produits par les teintes du couchant, qui passent du bleu au vert, à l' orange et au rouge, est une démonstration convaincante des « harmonies d' analogies »; Les cas de juxtapositions de couleurs complémentaires produisant une impression agréable par « harmonie de contraste », ne sont pas rares dans les paysages: le bleu intense du ciel, juxtaposé au jaune resplendissant de la lumière réfléchie par des surfaces de couleur claire, la silhouette d' un rocher qui se détache en noir sur le gris lumineux du brouillard, sont des exemples, entre beaucoup d' autres, de ces contrastes 1 ).

Dans cette étude, nécessairement très sommaire et très superficielle, étant données l' étendue et la complexité du sujet, je dois me contenter de 1 ) Un exemple, dont j' ai gardé le souvenir très vif, est celui du paysage que l'on découvre, dans les Alpes de Davos, lorsqu' en montant à l' alpe Parsenn, on se trouve soudain en présence du Schwarzhorn, dont la serpentine est d' un noir de houille, placé en avant de la pyramide dolomitique de la Weissfluh d' un blanc éblouissant.

A ce propos, je remarquerai encore qu' on est frappé, lorsqu' on étudie les teintes mixtes complémentaires produites par l' interférence des rayons lumineux ( teintes des anneaux de Newton et des lamelles minces biréfringentes en lumière polarisée ), de retrouver un peu partout dans la nature ( et dans les tableaux des grands peintres ), plus ou moins pures et plus ou moins vives, ces teintes complémentaires juxtaposées. L' effet esthétique qu' elles produisent est notablement plus prononcé, en général, que celui dû à la juxtaposition des couleurs complémentaires spectrales. J' attribue ce fait à la pureté de la teinte qui résulte de la sommation, par notre appareil visuel, de ces couples des teintes mixtes: la teinte résultant de la superposition des complémentaires de cet ordre produit, sur le centre optique de notre cerveau, un effet d' autant plus agréable qu' elle se rapproche plus du blanc pur.

mentionner en passant les jouissances esthétiques causées par la vivacité des colorations des fleurs de la montagne, par la répétition du bleu intense du firmament sur les corolles du myosotis, de l' éritriche, des gentianes, etc., ou bien par la variation de nuances légères et graduelles comme saturation et comme ton, de l' églantine des Alpes, du rhododendron, etc.

Un premier élément de beauté dans le paysage, et souvent le principal, est fourni par le ciel, qui, lorsqu' il est serein, agit surtout par la continuité dans la profondeur et dans la couleur.

La présence de nuages flottants dans l' atmosphère contribue puissamment, elle aussi, à éveiller et à satisfaire notre sentiment esthétique. Malgré l' infinie diversité de formes et de colorations présentée par les nuages, l' identité de leur nature est évidente à l' œil qui la perçoit aussi bien dans les broderies délicates des cirri sur le fond bleu du ciel, que dans les architectures fantastiques et grandioses produites par l' entassement des cumuli et les étalées en longues bandes des strati.

Les effets de coloration et les jeux de lumière qui donnent aux nuages leur plus grande beauté, sont particulièrement variés et intenses aux hautes altitudes. « La beauté des nuages, dit Soret, si capricieuse qu' elle soit, repose donc sur des caractères d' unité, de similitude, d' harmonie des teintes, qui font surgir dans notre esprit l' intuition de grandes lois, en même temps que, par leur variété incessante, nos impressions sont à chaque instant ravivées. » « Les montagnes, elles-mêmes, apportent un puissant élément de beauté dans le paysage. Elles agrandissent l' étendue accessible à la vue, souvent dans le sens horizontal lorsqu' elles sont éloignées, mais surtout dans le sens de la hauteur. Ces masses colossales de roches accusent leur unité de structure par leurs formes, leur couleur, leurs puissantes assises géologiques. Très fréquemment les montagnes élevées sont divisées, pour ainsi dire, en zones horizontales permettant d' apprécier leur altitude: dans les parties les plus basses, les roches sont recouvertes par une végétation analogue à celle de la plaine; au dessus se trouve la région des forêts aux couleurs sombres; plus haut apparaissent des prairies, dominées elles-mêmes par des rochers nus et enfin par les neiges éternelles. L' aspect de ces zones successives, partout répétées, donne de l' unité aux massifs des grandes montagnes. Les traînées horizontales des nuages qui s' attachent si souvent à leurs flancs, ou qui en voilent les cimes, contribuent au même effet. A mesure que l'on s' élève, les lignes horizontales prennent plus d' importance par rapport aux lignes verticales, et le paysage gagne en homogénéité et en continuité, se rapprochant de celles du ciel, dont il semble le pendant et auquel il fait équilibre. La perspective aérienne, en estompant d' une nuée bleuâtre les détails, harmonise la terre avec le ciel. » Après avoir passé en revue les sensations visuelles qui sont les plus importantes, abordons maintenant celles que nous donne le sens de l' ouïe.

Notre oreille a souvent, à la montagne, l' occasion de percevoir des sensations musicales qui constituent des éléments de jouissance esthétique. Faisant abstraction du gazouillis des oiseaux, des sonnailles des troupeaux, des chants des bergers et des armaillis, nous ne considérerons que la grande musique de la nature: mélodie gracieuse ou plaintive du vent dans les arbres, orgue de la forêt, harpe des ruisseaux, accompagnement soutenu du torrent qui invite à chanter, symphonie exécutée par l' orchestre complet de la cascade, dont Beethoven, dans la Pastorale, a noté l' harmonie puissante et l' accord d' ut majeur avec la dissonance d' un fa profond à la basse, grondement lointain des avalanches, roulement et éclats du tonnerre, cet incomparable cym-balier...

Ces sons musicaux sont suffisamment variés pour mettre en branle les trois mille et quelques fibres de Corti de notre oreille interne. Les suaves pianissimi, les crescendi formidables de ces mélodies, les accords plaqués, rompus ou bissés de ces harmonies nous procurent des impressions parfois si vives que la sensation provoquée en nous par les vibrations de cette corde du sentiment esthétique peut aller jusqu' à l' effroi.

Je passe sous silence le rôle du goût et du toucher pour les sensations esthétiques qui nous occupent. Par contre, il me paraît désirable d' examiner, en passant, quel peut être le rôle de l' odorat.

De même qu' en approchant de l' océan, l' odeur de la mer nous donne une impression anticipée du spectacle qui nous attend, certaines odeurs peuvent être considérées comme caractéristiques de la montagne.

Le tapis de mousse frais et humide de la forêt ombreuse, le bois résineux chauffé par le soleil, ont des senteurs évocatrices au plus haut degré. Il en est de même des parfums de la prairie alpine dans l' épanouissement de sa floraison, ainsi que de l' odeur mélancolique qu' exhalent les taillis où s' accumu en automne les feuilles mortes. Si une hirondelle ne fait pas le printemps, il suffit parfois de l' effluve d' une violette pour donner l' impression très vive du renouveau!

L' importance des odeurs pour les sensations esthétiques est, je crois, due surtout, et avant tout, à la puissance évocatrice considérable qu' elles possèdent, de nous remettre en mémoire d' anciennes impressions, des tableaux et des scènes du passé, qui, à leur appel, surgissent subitement des profondeurs de notre sub-conscience, tableaux et scènes que nous croyions complètement effacés, définitivement oubliées.

Ce rôle des réminiscences et des souvenirs évoqués par les perceptions des sens nous amène à considérer la part qu' a le facteur sentimental dans les impressions esthétiques. Mais, ici, nous entrons dans un domaine si vaste et si complexe, que force nous est de nous borner à quelques remarques d' un ordre très général.

Comme le dit Soret ( I.c ., p. 18 ): « Si les impressions que nous ressentons sont de nature à nous transporter dans le monde intellectuel, si elles touchent à nos sentiments humains, à nos affections, à nos souvenirs, à nos passions, elles développent en nous une jouissance plus profonde et plus intense: celle du beau de l' ordre le plus relevé. » C' est dans cette catégorie de faits qu' il faut placer, par exemple, le rôle que joue l' habitation humaine dans le paysage. Il me souvient de la sensation de vide et d' abandon ressentie sur les sommets de l' Atlas mitidjien, en contemplant, solitaire, le panorama qui s' étend à perte de vue dans toutes les directions, où l' œil cherche en vain un toit, une fumée, décelant la présence de la vie humaine. La société de nos semblables, et la possibilité de communiquer nos impressions, est d' ailleurs un facteur capable d' aviver notablement les sensations esthétiques: « Il faut être auprès de quelqu'un qu' on aime pour discerner pleinement la beauté d' un paysage ou son horreur », écrit P. Benoit ( Le Puits de Jacob ).

La réaction individuelle déclenchée par les grands spectacles de la montagne diffère, d' autre part, suivant les tempéraments. L' habitude qu' a prise l' homme de se considérer comme la raison d' être et la mesure de toutes choses, de ne voir, dans le monde extérieur, que sa propre image réfléchie et encadrée, fait que, se sentant écrasé par la grandeur et la sublimité de l' alpe, il réagit instinctivement contre cet écrasement et cette diminution 1 ).

Je remarquerai encore qu' il est un facteur qui, à la montagne, augmente et multiplie nos sensations esthétiques: à savoir la simplification des conditions extérieures de notre vie habituelle par l' élimination de beaucoup de ce qu' elle a de factice et de compliqué. La simplicité et la pauvreté relatives auxquelles, à la montagne, nous nous soumettons volontairement, nous rendent plus aptes à percevoir ces sensations. Celles-ci sont affaiblies, en effet, par la complication de l' existence de tous les jours: la suppression des besoins artificiels de notre hypercivilisation nous rend plus sensibles aux beautés naturelles.

Une montagne consiste en définitive en un amas de roches, comme une cathédrale est faite de moellons empilés, un drapeau, d' un lambeau d' étoffe fixé à un bâton. Les impressions esthétiques que nous percevons par l' inter de nos sens nous ouvrent le monde des sentiments et des souvenirs qu' évoquent montagne, église, drapeau, et qui font partie intégrante de leur beauté.

Que je suis donc content d' avoir retrouvé mon bouquin au galetas, de l' avoir relié... et de l' avoir relu! J' y ai trouvé les raisons d' ordre physique que nous avons d' admirer la montagne, de la trouver belle à l' époque où nous la voyons dans l' exubérance de la jeunesse, puis dans la force réfléchie de l' âge mûr, belle encore, lorsque, courbés sous le poids des ans, nous avons perdu beaucoup des sensations qui éveillent en nous l' impression de la beauté.

Et c' est pourquoi le vieil alpiniste monte à son galetas, pour admirer encore, de la lucarne, les Alpes qui rougeoient au soleil couchant.

1 ) « Car c' est soi-même que l' homme cherche et adore en haute montagne, c' est sa propreforce, son courage, sa liberté, sa royauté sur la nature » ( A. E. Kühlmann, « Les Alpes » 1926, p. 74 ).

Un auteur renommé, Georges Sand ( de son vrai nom Madame Dudevant ), a écrit cette phrase mémorable: « Ce que j' ai vu de plus beau à Chamonix, c' est ma fille 1 » Cette protestation de la maman-poule, en face de la grandeur écrasante du Mont Blanc, est topique!

Jules Amann.

Cervin et Mont Rose Vue prise en avion, au-dessus du Col d' Hérens, à l' altitude de 5700 m environ, vers i' ESE, le 31 août 1927 au matin, pour la Commission S.H.S.N. des glaciers, par P L. Mercanton, Lausanne ( Pilote; premier-lieutenant CherixJ ( Reproduction interdits. ) 1 Corno Bianco 3357 m 2 Thcodulpass 3 Kl. Matterhorn 3886 m 4 Breithorn 4171 m 5 Zwillinge 4230 m 6 Matterhorn 4505 m 7 Lyskamn--, 4478 m 8 Signalkuppc 4561 m 9 Dufourspitze 4638 m 10 Nordend 4612 m 11 Gorner- gletscher 12 Cima di Ja/zi 3818 m 13 Gornergrat 3136 m

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