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La cime lointaine

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Ascension du Kenya ( 5250 m.Donyo Geri: montagne dépouillée ). 30 1-2 II 1937 ( avec M. P. Ghiglione C.A.I., Turin ).

Par le Dr Ed. Wyss-Dunant.

La Pointe Lenana, vraiment, ne veut pas se laisser attaquer. Inlassablement, elle se redresse, vous laissant dans d' interminables considérations sur la question des distances, de l' altitude et de la difficulté de les estimer. Enfin, le sol s' abaisse et, comme devant un décor qui se déroule et s' agrandit, le ciel apparaît au-dessus des dos qui nous barraient la vue, de plus en plus vaste avec ses striures d' ocre mêlées de carmin qui, par endroits, s' insinuant entre des nuages comme des coulées de métal en fusion, vont étendre leurs flaques rutilantes sur les plaines infinies. Le j our agonise et abandonne le combat. Des ombres tragiques amassent leurs noirs cortèges dans la vallée de Mackinder, prêtes à envahir ce qui fut le royaume du soleil. Les éléphants, les rhinocéros, les léopards les précèdent dans leur marche vers les plantations, là-bas vers Nyeri ou Nanyouki, à 45 km. Il n' est pas encore 18 heures et le crépuscule est déjà là! Nous prenons rapidement des points de repère sur la piste qui, hélas, descend derrière le col pour remonter une nouvelle pente de sable après avoir passé dans des éboulis fort peu engageants. Interminable route! Je laisse la caravane partir en avant, car soudain, devant la grandeur de ce spectacle, toute préoccupation me devient indifférente; qu' ils se débrouillent et quant à moi que m' importe la nuit! Une force inconnue s' empare de moi, me cloue sur place, me jette à terre... bonheur? malaise? tristesse? reconnaissance? Que sais-je, cette impression ne se classifie dans aucun vocabulaire, je ne puis l' analyser. Je sens seulement monter à mes yeux une eau claire qui va les laver définitivement de la tristesse des spectacles qu' en Europe nous sommes condamnés à partager quotidiennement. Le jour sombre autour de moi, alors qu' en moi se lève une nouvelle lumière. Je me surprends en train de marcher comme si mon corps était un automate commandé par une âme, non plus enclose en lui mais infiniment éloignée, jouant dans ces nuages roses, vagabondant dans les espaces d' un éternel bonheur. Le grand silence m' accompagne jusqu' au refuge où le joyeux brouhaha de la petite troupe me réveille de mon rêve. La nuit s' est emparée de la paroi abrupte du Kenya, elle a étendu son mystère sur la douce pente de la Pointe Lenana d' où coule le Glacier Lewis, blancheur livide; elle s' est répandue sur le Frozen Lake dont les eaux frissonnantes jouent déjà avec les étoiles. Règne de néant... nous nous blottissons sous la morsure du froid autour du seul point où se manifeste la vie: un feu aux flammes oranges qui éclairent quatre faces noires frileusement penchées sur une casserole, d' où s' échappe la vapeur d' une soupe un peu hâtivement préparée. La soirée se passe avec mon compagnon en de longues discussions sur le chemin du lendemain, mêlées de commentaires historiques sur l' expédition Mackinder et celle, plus récente, de Shipton et >8 LA CIME LOINTAINE.

Russell. Mackinder en partant de Nanyouki avait remonté la vallée nord-ouest qui porte actuellement son nom. Accompagné du guide César Ollier et du porteur Joseph Brocherel de Courmayeur, il avait pris pour objet de son expédition le Bation, le deuxième sommet, mais aussi le plus élevé du Kenya. Il eut de la peine à trouver son chemin. Sa première tentative le conduisit directement sur l' arête sud où il dut camper, puis renoncer à poursuivre ce chemin. Dans une deuxième reconnaissance, Ollier et Brocherel gravissent la face ouest de l' arête sud et, traversant le Glacier de Darwin, reviennent par le Glacier Lewis. Le troisième essai devait donner de meilleurs résultats. Mackinder traversa le Glacier Lewis et rejoignit par la paroi sud du Kenya l' arête sud-est où il campa. Le lendemain, prenant toute la montagne de flanc, sur la droite, il passa au pied des tours supérieures de Nélion et, les contournant sur la gauche, traversa le glacier suspendu de Diamond, juste au-dessus du Darwin Glacier, puis, gagnant le col entre les deux sommets, atteignit facilement la cime de Bation. Plus tard, M. Hansburg s' intéressa à la face sud de Bation et utilisa les mêmes guides. Il fallut attendre jusqu' en 1929 pour voir la paroi sud-est de Nélion vaincue à son tour par Shipton et Wyn Harris. Shipton reprit son exploration avec Tilmann et escalada peu après l' arête ouest de Bation. Il gagna Nélion en traversant le Col et descendit la face sud-est vers le Glacier Lewis. La même année, Shipton devait refaire une fois encore l' ascension de Nélion en compagnie de Rüssel par la face sud-est.

Après avoir discuté de longues heures sur ces différents itinéraires, nous décidons de consacrer la journée prochaine à un simple travail de reconnaissance pour préparer une ascension décisive dans les meilleures conditions possibles, car le Kenya, s' il est une cime lointaine, nous paraît être aussi une cime farouche. La qualité du rocher, ses surplombs, les brouillards, les chutes de neige imprévisibles mettent dans des situations critiques ceux qui, aven-tureusement, tentent d' en gravir le sommet.

La nuit est longue quand il faut coucher sur un plancher en bois disjoint tandis que l' air joue entre le toit de tôle ondulée et des murs peu étanches. 6 à 8° au-dessous de zéro sont à peine supportables avec pour toute couverture un sac de couchage. J' envie un peu mon compagnon qui dort à poings fermés sous une montagne d' équipements himalayens. A ma gauche, les trois indigènes ronflent, et j' en reste perplexe. Eux non plus ne sentent pas la morsure du froid et, cependant, ils ne disposent que de deux couvertures, l' une étendue sur le sol et l' autre roulée sur eux. Le paradoxe d' un noir qui souffre moins du froid qu' un blanc n' est, somme toute, pas si étonnant, car dès leur tendre enfance les naturels habituent leur corps tout entier aux écarts de température, tandis que pour nous, il n' en est pas de même. Oui, la nuit est longue, et cependant, quand l' heure du réveil sonne, se lever est un effort pénible, malgré une épaule douloureuse et une hanche ankylosée, car le froid est intense et paraît d' autant plus sévère qu' il contraste violemment avec la température des jours qui ont précédé. « Venir sous l' équateur pour claquer de froid... drôle d' idée », murmurais-je tout en me dirigeant vers le feu que Mtumutara allume en grelottant. Heure héroïque. Mais les mauvais moments passent vite en montagne et quand le soleil de nouveau étreint la cime de son rose embrasement en chassant loin d' elle la nuit qui fuit parmi des ombres violettes, tous nos projets, nos désirs sont là et attendent ce jour suprême qui doit présider à leur réalisation. Dans le ciel, pas un nuage, pas une brise n' agite l' air immobilisé comme s' il était figé par le froid. Le Frozen Lake est gelé. La stupeur laissée par une nuit glaciale se lit partout. Traverser le Glacier Lewis est un jeu excellent pour nos articulations raidies, et lorsque nous attaquons la paroi sud-est, la tension d' esprit est si grande qu' elle n' a cure des grincements d' un corps endolori. Celui-ci n' a qu' à suivre, bon gré mal gré, les ordres qui lui sont donnés tant il est vrai que Mens agitât molem. Il escalade donc des éboulis, puis lutte dans un combat de plus en plus serré avec les rocs qui se redressent, forment des murs, puis des murailles, enfin des tours. Nous commettons une erreur. Au lieu d' aller résolument vers la droite, nous nous laissons attirer par les fausses promesses de l' arête sud dont la grimpée n' est pas facile. Un grand gendarme formant pinacle nous arrête. Echec! En montant encore un peu je trouve, à mon grand étonnement, une échelle en bois de près de 4 m. munie de crochets. D' où provient-elle? De Mackinder, sans aucun doute, lors de son premier échec. Pas plus que lui, nous ne songeons à insister, mais battant en retraite nous trouvons une vire qui nous conduit résolument vers la droite. Ceci est certainement le bon chemin car nous savons que Mackinder et Shipton l' ont suivi. Une touffe de composées jaunes ouvre ses corolles au soleil, seule apparition de vie à ces 5100 m. de hauteur, dans ce paysage nu et désolé que les indigènes n' ont pas nommé sans raison le Donyo Geri ( montagne dépouillée ). Bientôt, un surplomb se présente à nous. L' esca, ce serait apporter une modification utile au chemin de montée choisi par les Anglais. Nous cherchons à le vaincre et y trouvons un piton planté probablement par Shipton lors de sa traversée de Bation par la paroi ouest. Ce surplomb toutefois est tenace; les prises sont rares, le passage se révèle impraticable à la montée. Notre pauvre Mtumutara qui a voulu nous accompagner n' en mène pas large avec ses souliers dont les clous ont presque tous quitté la semelle. Il nous suit avec un regard résigné. Nous n' admettons pas l' échec de ce surplomb. C' est pourquoi nous en tentons un autre sur la droite que, cette fois, nous pouvons maîtriser. Grimpant dès lors directement, nous laisserons sur notre droite le couloir dans lequel se trouve encore la fameuse corde de Mackinder. Notre but est d' atteindre la base de la Tour Rouge qui forme pinacle à la jonction de l' arête sud avec la paroi est. Il est 11 heures lorsque nous arrivons à un passage qui se révèle assez difficile et surtout délicat. Les brouillards sont en train de se former et enveloppent déjà en partie la cime. Nous examinons la possibilité de contourner la tour sur la gauche, puis de gagner derrière elle le col qui la sépare de la pyramide sommitale. Un nouveau surplomb de 15 m. environ en défend l' accès et annonce une lutte chaude et mouvementée. Nous ne pouvons songer à engager cette bataille à une heure aussi tardive et arrêtons là notre travail de reconnaissance. Lorsque, de retour au refuge, nous examinons à la jumelle ce point délicat de l' ascension, nous restons quelque peu décontenancés n' osant pas nous prononcer sur le pronostic du lendemain. Le Kenya garde jalousement son secret qui nous tourmentera, durant notre deuxième nuit au bord du Frozen Lake.

Nous avons décidé d' en rester à notre route et de vaincre à tout prix le surplomb de la Tour Rouge, obstacle décisif qui doit livrer à ses vainqueurs la clé du Kenya. Aujourd'hui, c' est dimanche, jour de repos pour les boys. Mtumutara restera donc au camp; ainsi délestés de ce brave garçon, décidément un peu gauche dans le rocher, nous pouvons grimper à grande allure sur le chemin reconnu hier. Nous passons le premier surplomb sans difficulté aucune et, deux heures après notre départ, c'est-à-dire dès 8 heures du matin, le 31 janvier 1937, nous nous trouvons au pied de la tour. Cette fois, nous le sentons, nous allons gagner la partie. Une cheminée exposée à roches délitées nous donne accès au Col de la Tour Rouge, puis nous permet d' arriver au pied du grand obstacle. Sur la droite, un gendarme à prises rares et trop délicates pour souliers à clous nous refuse toute grimpée, mais sur sa gauche deux surplombs successifs semblent bien pouvoir être maîtrisés. Mon compagnon se hisse de mes épaules sur le premier surplomb. Je le rejoins, puis, gagnant en oblique la rainure qui conduit au deuxième obstacle, j' arrive à m' y infiltrer assez pour tenir bon. Et alors, vivent les longues jambes et vivent les longs bras! Grâce à eux, la difficulté est vaincue. Rien désormais ne saurait nous retenir, ni la vire exposée qui nous conduit au grand couloir est de Nélion, ni les étages de blocs qui sont amassés sur une pente impressionnante. Nous débouchons de la cheminée finale sur une petite encoche de l' arête et, à 9 h. x/4, trois heures après avoir quitté la cabane, nous saluons du haut de notre piédestal la grande plaine qui s' étend tout autour du Kenya. Bien loin au sud, le cratère du Kilimanjaro luit comme une coupole byzantine, alors que, là-bas au nord, les montagnes abyssines profilent sur le ciel leurs arêtes en dents de scie ou leurs canines aiguës. Une brume argentée couvre la plaine qui apparaît au travers de ce voile en flaques fauves ou mauves ou sombres. Une boîte en fer blanc, un étui à lunettes de montagnes, attire tout à coup notre attention. Elle contient un papier, signé en décembre 1929 par Shipton et Rüssel. Hormis ces deux noms, pas trace d' autres passages. Nous alignons nos deux noms sous ceux des Anglais et, après avoir replacé la boîte dans l' anfractuosité où elle reposait, nous adressons notre salut à Bation, la deuxième cime jumelle qui nous fait face. L' aspect rappelle celui de Blaitière. Dévaler sur la pente ouest et gagner le Col des Brouillards ( Gape of Mist ) n' est l' affaire que d' un instant. La neige, heureusement, est en bon état; pas de corniches, pas de glace vive. En traversant le névé, notre regard plonge sur le glacier suspendu du Diamond et, plus bas, sur celui de Darwin. Leur glace est dure et noire comme du marbre; l' inclinaison du glacier supérieure est inquiétante. Nous comprenons le sens de la remarque laconique de Mackinder qui disait que chaque marche demandait trente coups de piolet, d' où trois heures de taille, et que le glacier était si escarpé que leurs épaules le touchaient presque. Evidemment, vu de l' arête sud, du point d' où nous avons gravi les deux surplombs, le Glacier du Diamond ne semble pas si difficile. Il fallait que Mackinder ait reconnu la difficulté de cette route pour que ses successeurs s' en abstiennent, sans quoi, la même idée nous eût pris, dans l' espoir de gagner du temps, de contourner par cette voie les glacis de Nélion. Voilà comme la montagne peut tromper, même ceux qui s' estime être les plus experts des alpinistes.

A ces 5250 m. d' altitude, l' effort est pénible. La musculature obéit avec paresse et lourdeur, l' oppression respiratoire est grande et le cœur bat à se rompre. L' ascension de Bation nous prend trois quarts d' heure, mais heureusement ne présente pas d' autres obstacles qu' un gendarme facile à contourner et une cheminée semée d' éboulis qui conduit au sommet. Nous y aboutissons à 10 h. 30 pour constater la formation du brouillard. Quelques panaches argentés filant à vive allure dans une atmosphère pourtant claire, partent à l' assaut de la cime. Instantanément, ils sont suivis d' une multitude de formes blanches étranges apparaissant du néant comme des fantômes. Nous avons à peine le temps d' arriver au col que, déjà, nous sommes saisis à plein corps par leurs mains glacées. Mon cœur bat à me faire mal et, en arrivant à Nélion, j' ai l' impression pénible que je n' aurais pu monter un mètre plus haut. Vite, faisons vite! Ce leitmotiv est obsédant. Cependant, nous n' avons pas de temps à perdre, car l' atmosphère sent la neige. Nous voulons à tout prix être hors des difficultés lorsque celle-ci se mettra à tomber et mouillera la corde et sèmera le verglas sur des rochers à peine réchauffés. La course de vitesse nous entraîne au bas du Nélion en un instant. Amarrer la corde aux surplombs pour un rappel ne nous prend pas beaucoup de temps et lorsque nous avons franchi la dernière difficulté, peu nous importent les giboulées qui tombent dru et recouvrent tout le paysage d' une blancheur éblouissante. Sur mon casque colonial la neige forme déjà une couche imposante... paradoxe de l' équateur! Mais les éléments maintenant déchaînés ont juré de nous retenir. Le brouillard recouvre tout le glacier, nos traces du matin sont effacées et le vent balaie derrière nous celles que nos pieds viennent de marquer. On ne voit pas à deux mètres devant soi et la moraine, devenant blanche comme le glacier, se distingue fort mal. Allons, encore un petit effort. Il est bien vite récompensé; des cris s' élèvent, un feu devient visible à travers le brouillard, nous sommes reçus avec chaleur par nos boys empressés et fiers, comme s' ils avaient acquis un titre de gloire en cette journée mémorable.

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