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La conquête des cimes. Première ascension du Lyskamm

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

La conquête des cimes.

Première ascension du Lyskamm ( 4527 m. ).

( Prof. J. F. Hardy, Prof. A. C. Ramsay, R.M. Stephenson, J. A. Hudson, T. Rennison, Dr F. Sibson, W. E. Hall, C. H. Pilkington, avec les guides Peter Perren, Franz Lochmatter, Jean-Pierre Cachât, Stephan Zum Taugwald, Karl Herr et le porteur Joseph Perren. 19 août 1861. ) Avec Y illustration. CharlesCharles Gos.

Dans la conquête des cimes, celle du Lyskamm est une histoire brève et plutôt amusante, une vraie partie de plaisir. Le fait est d' autant plus curieux que, par la suite, cette splendide montagne de glace deviendra le théâtre de drames affreux, au point que dans la vallée on la désigne du surnom redoutable de Menschenfresser ( « le dévoreur d' hommes » ).

La lutte pour le Cervin durait depuis quatre ans déjà. Mais les grimpeurs britanniques qui ont jeté leur dévolu sur le massif de Zermatt, ne se laissent pas tous hypnotiser par « le rocher magnifique » de Saussure. Le vide se fait autour de lui comme si, suivant un accord tacite, on laissait le champ libre à ses jouteurs officiels en quelque sorte, un Carrel, un Whymper, un Tyndall... Et si, en 1855, huit personnes font la première ascension du Mont Rose ( 4638 m .), c' est une joyeuse bande de quatorze alpinistes qui, six ans plus tard, accomplira celle du Lyskamm. On pourrait presque dire par invitation: « Monsieur X prie Monsieur Y de lui faire l' honneur... » La scène se passe à Zermatt. Décor: Devant l' hôtel Mont-Rose. Fauteuils confortables et tables de jardin, la tonnelle, le petit mur; des touristes sont assis qui bavardent, lisent ou boivent; va-et-vient de la rue. Personnages: ceux cités dans le sous-titre. Figurants: la foule des badauds et des montagnards.

— Dites donc, vieux, vous venez au Mont RoseAu Mont RoseNous sommes toute une bande. On va bien s' amuser... Venez doncVous n' y êtes pas du tout... Nous parlons du Lyskamm, nous. Comment du Lyskamm? Je croyais que le Mont Rose... Le Mont Rose, entre nous... y monte qui veutTandis que le LyskammMais si, je vous assure, c' est du Mont Rose et non du... Mais il est vierge, votre LyskammPrécisémentC' est pourquoi nous y allons. Vous plaisantez, voyonsLeslie Stephen l' a raté. Non seulement Stephen, mais Tuckett aussi... Tuckett aussi? Vous êtes sûrOui, oui... Stephen à cause d' une neige détestable et Tuckett du brouillard... Il me l' a lui-même dit. Mais alors nous! M y goodnessNous? quoi, nousVous croyez sérieusement que là où Stephen... Pourquoi pasC' est idiot! tandis que nous serions sûrs de réussir au Mont Rose. Et il y a combien de candidats à votre première du LyskammUne bonne douzaine. Ou même davantage, si vous venez... Après tout, pourquoi pas? Ce pourrait être une magnifique aventure.

Die Alpen — 1941 — Les Alpes.7 C' est sur cette lumineuse espérance, servie par une innocente audace, qu' une joyeuse bande de quatorze alpinistes ( huit voyageurs, cinq guides et un porteur ) envahissait la petite salle à manger de l' auberge de Riffelhaus, le 18 août 1861 au soir. Parmi les guides il y a trois hommes en vue: Franz Lochmatter1 ), de St-Nicolas, Jean-Pierre Cachât2 ), de Chamonix, et Peter Perren3 ), de Zermatt. Quant aux honoraires, c' est modeste: 40 francs par guide si l' expédition échoue, 50 si elle réussit; le porteur touchera 20 francs dans les deux cas. S' adjuger la première ascension du Lyskamm pour 33 fr. 75 de quote-part, c' était donnei « Un repas léger, un cigare, un petit verre, trois heures de sommeil ( l' homme qui a bien dîné tel que le définit Karr ) », voilà pour la suite des préliminaires de la conquête d' une grande montagne. Et le 19 août, à 1 h. 40 du matin, la caravane à la file indienne, les quatorze « lyskammards » plus cinq demeurés fidèles au Mont Rose, soit en tout dix-neuf hommes, se met en route. Au clair de lune blafard, c' était « d' un effet tout à fait spectral. » La lune se couche bientôt derrière le Breithorn et les ténèbres envahissent le glacier de Gorner où la colonne n' avance plus qu' à tâtons. Dans les roches moutonnées de Auf der Platte ( l' emplacement de l' actuelle cabane Bétemps ), les guides font « une cache » de provisions et de bouteilles pour le retour, et, en une cordée unique de quatorze membres, les explorateurs pénètrent en terre inconnue, ou plutôt « en mer »: le grand glacier de Grenz. C' est en effet une mer blanche, immobile, qui se carre là, au pied des précipices du Mont Rose et du Lyskamm, tel un fjord glacé. Dans le ciel vert l' aurore s' épanouis. Des clartés rosés moiraient les flancs polis du Lyskamm, empourpraient des grappes de séracs accrochés dans des abîmes encore livides. Et dans cet éblouissement « le Cervin s' élançait cruel, sombre, inexorable ».

A 5 heures, un des membres se demande si, après tout, il ne vaudrait peut-être pas mieux former deux cordées, ainsi qu' il avait été prévu? Cette cordée unique de quatorze joyeux lascars, tout de même... En effet, on n' y pensait plus. On se scinde donc en deux cordées, et Peter Perren marchera en tête. La question se pose alors de savoir ce qu' on va faire d' un jeune porteur inconnu ramassé au départ à Riffelhaus dans le clair de lune complice. Ignorant ses capacités montagnardes, les cordées se renvoient gracieusement le malheureux laissé pour compte, lequel finit par échouer à la première, plus charitable.

Sur une neige durcie, excellente pour la marche, les cordées longeant « de superbes séracs », se déplaçaient comme « un lièvre du comté de Cambridge, tantôt à droite, tantôt à gauche », ou ce qui est mieux encore, note Hardy, « on aurait pu prendre de loin notre longue colonne pour un serpent géant, la tête au Nord et la queue à l' Est ou à l' Ouest, s' avançant au milieu des neiges éternelles ». A un moment donné, c' est un match de vitesse qui se dessine: la première cordée, battue, repasse en tête, s' acclamant bruyamment elle-même... L' esprit sportif qui préside aux régates entre les deux vieilles universités d' Oxford et de Cambridge animait cet assaut au Lyskamm redoutable.

A ce train-là, et tout vibrant de saine bonne humeur, les grimpeurs, laissant à leur gauche le Lysjoch, atteignent rapidement la base de l' arête du Lyskamm lui-même, arête qui, en deux ou trois bondissements vers le ciel, se soude à la cime éblouissante. Nul lyrisme, nul éclat poétique pour traduire l' émoi des âmes ou la splendeur du paysage, mais prosaïquement un repas substantiel, arrosé, « pour le faire descendre, d' un breuvage délicieux imaginé par F. Sibson, de la cordée n° 2 ( formule: moitié Dôle du Valais, moitié champagne suisse ), baptisé incontinent Sibson mixture ».

Au terme du festin, Hardy prend la parole: II adjure ses coéquipiers de faire un rapide examen de conscience afin que chacun décide dans son for intérieur si vraiment il se sent prêt à quitter ce plateau confortable... Une fois sur l' arête, là-haut, dit-il, ce sera trop tard pour faire demi-tour. « Ces paroles de sagesse provoquèrent presque une rébellion et furent accueillies avec le mépris qu' elles méritaient. Le porteur inconnu lui-même, les aurait-il comprises, qu' il aurait considéré de son devoir de poursuivre lui aussi l' escalade. Mais nous l' abandonnâmes seul dans sa gloire, fumant la pipe de l' oisiveté. Et à moins que ses méditations ne fussent d' un caractère particulièrement excitant, il a dû avoir plutôt froid en nous attendant. » A 9 heures, Peter Perren se décorde et part seul1 ). Il marchera ainsi jusqu' au sommet, détaché en quelque sorte en pilote, tandis que Franz Lochmatter prend sa place en tête de la première cordée. Alors, précédant les treize hommes, on voit Peter Perren qui, attaquant l' arête avec un brio magnifique, manie sa hache avec l' entrain d' un bûcheron acharné après un tronc. De temps en temps, le pilote se retourne sur sa pente glacée et par des cris gutturaux interroge Franz Lochmatter sur l' état de l' arête au-dessus de lui à cause des corniches. Mais ces redoutables auvents de neige qui, seize ans plus tard, s' effondreront sous le poids de la caravane des frères Knubel, sont aujourd'hui relativement sans danger. Et les treize, tantôt sur le penchant du gouffre neigeux, au Nord, cramponnés à l' alpenstock planté sur la crête, tantôt sur le tranchant de l' arête elle-même et dominant le gouffre rocheux, au Sud, cheminent comme sur le faîte d' un mur. Par endroits, de profondes échancrures s' ouvraient, au fond desquelles il fallait descendre pour remonter la pente opposée, comme un bateau suit le mouvement ascendant et descendant des lames. « Dans de tels endroits, note Hardy, je me sentais un petit peu nerveux en pensant au retour alors que le soleil taperait par ici. » A 10 h. 30, les cordées rejoignent leur pilote qui a fait halte. Il désigne le sommet, ce fragment glacé qui, là-haut, est posé dans l' azur comme un pétale blanc sur une eau pure. « Alors, s' écrie Hardy, nous nous livrâmes à une danse préliminaire du triomphe. » Ils repartent. La célébration anticipée de la victoire n' a pas altéré en eux le sens de la réalité. Et ces danseurs enthousiastes il y a un instant, sont redevenus d' emblée des grimpeurs audacieux, mais graves, mais conscients des dangers terribles au milieu desquels ils se meuvent. Tout à coup, d' en haut, une voix tombe, voix du muezzin solitaire, mais c' est en schwytzer-diitsch que ce muezzin improvisé s' exprime:

— Herr Hardy, voulez-vous être le premier à fouler le sommet?

— Le sommet!... Le sommet est donc si près... Ohi bien sûr, Peter! A 11 h. 40, Peter Perren s' effaçait légèrement, laissant passer devant lui John Frederick Hardy qui prenait ainsi possession de la cime du Lyskamm vierge, talonné par la bande « des conspirateurs » haletants...

Ce fut alors sur cette plage neigeuse bordant l' espace bleu sombre d' où, dans des brasillements de lumière, jaillissaient des cimes sans nombre allant se perdre à l' infini, un débordement impétueux de joie. On se serre les mains, on se congratule, on s' administre de grandes claques dans le dos, l' allégresse est à son comble. « Quant à Perren, il était déchaîné. Il criait, riait, me secouait les deux mains, écrit Hardy, bondissait autour de moi, puis, me passant un bras sur les épaules, il me tapotait, me caressait, comme s' il cajolait un jeune cheval qu' il aurait essayé et trouvait à son goût... » Bientôt la voix du guide Karl Herr s' éleva. Il chantait en suisse-allemand une mélodie qui vibrait dans l' air calme, puis, à une insinuation de Perren, il entonna le God save the Queen, suivi immédiatement du chœur des douze autres voix. Les alpinistes se sont découverts, et, continue Hardy, « le noble vieil hymne remplissait nos cœurs anglais de bonheur tandis que nous évoquions nos familles et la patrie ». L' explosion d' exubérance apaisée, on admire la vue. Cependant, le chant national non plus que la vue si belle qu' elle soit ne satisfont entièrement ces grimpeurs pétulants. Une voix réclama impérieusement un verre de Sibson mixture. Perren, anxieux, songeant à la descente, aurait préféré qu' on réservât « la mixture » à plus tard, une fois les premières difficultés passées. Mais la même voix obtempéra que c' était « une sottise » de monter du vin à un sommet pour ne pas y goûter. Une logique aussi implacable rallia tous les esprits, y compris celui de Perren, et dans un silence solennel, deux bouteilles furent vidées.

Les piques bien plantées dans la neige, lentement, posément, face à la pente, les treize hommes commencent la descente. Remarquons ici un détail technique intéressant: la longue caravane de treize grimpeurs se divise en trois cordées, alors que quatre ans plus tard, tant à l' Aiguille Verte par 24 - Photo f. Maruiiaz, Dans la paroi Orientale Genèvedu Nordend; au fond 1a Zumsteinspitze 2S-Photo F. Maruiiaz, Genève Pointe Grüfetti et Zumsteinspitze, versant oriental Vue prise en montant au Nordend 26 - Photo F. Maruiiaz, Genève Reproductions autorisées officiellement le 6. H. 1941 conformément à l' ACF du 3. X. 1939 Vue prise de la paroi du Nordend. Au premier plan: Jägerhorin, Cima di Jazzi. Au fond: les Mischabel, Rimpfischhorn, Strahlhorn, Fietschhom, Laquinhorn, Weissmies Brunner & Cie. S.A.Z.urich Die Alpen - 1941 - Les Alpes l' arête du Moine qu' au Cervin, les conquérants de ces deux cimes n' hésiteront pas, pour la descente, à s' attacher ici cinq à la même corde et là sept, comme on sait, et comme aussi on se demande encore pourquoi... D' autre part, un mot de Hardy lui-même permet de constater qu' on a enfin rompu avec l' habitude néfaste de se lier par le bras ou, ce qui est pire, de ne pas s' attacher du tout, mais de tenir simplement la corde d' une main... De nombreuses expéditions alpines de cette époque — et des accidents — sont témoins de cette méthode bizarre, pour ne pas dire néfaste. Hardy démontre au Lyskamm, et de manière peremptoire, le rôle important joué par le filin et comment on savait s' en servir: « De temps en temps l' un de nous glissait, mais il était rapidement retenu par la corde et le solide ancrage de l' alpen de son camarade. » Deux heures durant, dans un silence presque total que rompaient seuls ces mots: « Arrêtez! » ou « En avant! », et le choc des haches dans la glace dure, les treize s' abaissent sur la crête rutilante. Ils rejoignent bientôt, trônant toujours paisiblement au milieu de son palier de neige, le porteur abandonné. Tout danger est passé: le Lyskamm est vaincu. La bonne humeur, la gaieté retrouvent leurs droits, et la Sibson mixture aussi, laquelle coule à flots sans que Perren, attendri, intervienne cette fois-ci par des grognements de mécontentement: ses libations personnelles prouvent le contraire. A 4 h. 35 de l' après, la longue procession, les visages cuits et recuits, après avoir pataugé dans la neige molle, fait des glissades et des culbutes, hurlé de joie en batifolant au milieu des séracs, parvenait à Auf der Platte. Devant tant de bonne et saine exultation on ne peut s' empêcher d' évoquer les randonnées des jeunes savants de l' Hôtel des Neuchâtelois x ) et leurs triomphants retours au bivouac du glacier d' Unteraar. Perchés sur l' échelle classique qu' emportaient alors souvent les caravanes, ils glissaient à toute vitesse sur les pentes neigeuses à travers glaciers et névés, survolant les crevasses, drapeau fédéral au vent, et hurlant des chants patriotiques. L' échelle, baptisée pompeusement « la Locomotive », était littéralement portée en triomphe, une fois les glissades terminées. Si les conquérants du Lyskamm avaient su, on peut presque affirmer qu' ils n' auraient pas reculé devant la perspective de descendre « en locomotive » les flancs neigeux de leur fastueuse conquête!

A Auf der Platte, note Hardy, nous nous trouvions une fois de plus au milieu des vestiges de civilisation: des coquilles d' œufs, des os de poulet, des tessons de bouteilles encombraient le sol.

« A propos, Perren, n' avons pas une cache' ici même?

— Jawohl, Herr, quatre bouteilles.

— Alors, exhumez-les vivement, et voici le tire-bouchon.

« Mais quelle est donc cette subite expression d' horreur qui grime son visage? Vient-il de tomber par hasard sur les traces d' un crime horrible? Hélas! ce n' était que trop vrai... Notre cache' avait été violée et une de nos bouteilles chéries criminellement vidée...

Gredin qui que tu sois, Qui as vidé notre bouteille de vin pourpre, Ne pense pas que ton geste cupide Demeurera toujours impuni.

« Ainsi chanta le barde de notre caravane. Mais à moins que l' aiguillon du remords n' éveille la conscience dudit gredin, ce ne pourra être que la vengeance avide de la destinée qui lui fera expier son crime.

« Nous bûmes jusqu' à la dernière goutte les trois bouteilles qu' on avait bien voulu nous laisser et partîmes pour Riffelhaus. » Le même soir, à Zermatt, M. Alexandre Seiler offrait à l' hôtel Mont-Rose un vin d' honneur à ses hôtes, fêtés par tous les Anglais présents, « spécialement, déclare Hardy, par les dames. Que Dieu bénisse les chères créatures inconséquentes qu' elles sont, toujours vous adjurant de ne pas courir au devant du danger, et toujours parfaitement ravies quand elles pensent que vous leur avez désobéi. » C' est ainsi que finit la conquête du Lyskamm, laquelle, contrairement à presque toutes les autres grandes victoires alpines, fut à peu près sans histoire, sinon celle d' une « surprise party ».

( D' après le récit original de J. F. Hardy, « Peaks, Passes and Glaciers », vol. 1, sec. série, 1862. )

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