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La controverse Paccard-Balmat

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par le Dr Henri Dübi.

A propros d' un nouveau livre sur la conquête du Mont Blanc 1 ).

Cela paraît être mon sort de combattre des légendes. Je croyais avoir prouvé, dans un livre de 298 pages 2 ), que le vrai instigateur de la première ascension du Mont Blanc en 1786 était non pas le guide Jacques Balmat, mais le docteur Michel-Gabriel Paccard et que tout ce que d' autres avaient publié pour affirmer le contraire, favorisant Balmat d' une façon exagérée dans l' opi publique, était inexact. Dans mon livre très documenté j' avais passé en revue, année par année et livre par livre, le développement de la légende qui fit de Jacques Balmat le principal, sinon l' unique héros du Mont Blanc. J' avais prouvé que la naissance de cette légende était due à un pamphlet mal intentionné, dicté par la jalousie, publié par le chantre Marc-Théodore Bourrit en 1786. Cet imprimé obtint une forte circulation. J' avais rendu attentif ensuite au grand effet produit en 1833 par Alexandre Dumas père qui, dans ses « Impressions de voyage », 3e série, amplifiait encore les dépositions faites, 46 ans après son ascension, par le vieux Balmat, seul témoin alors vivant. J' avais terminé mes observations en mentionnant le livre bien connu « Le Mont Blanc » dû à la plume très habile, mais peu critique de Charles Durier. Les objections contre une opinion déjà ancrée dans le public français avaient du poids et trouvèrent un certain écho dans la littérature alpine d' alors. Après la guerre mondiale, j' eus le plaisir de voir mon plaidoyer en faveur de Paccard avoir gain de cause dans des publications de grande autorité. Je cite: « The life of H. B. de Saussure » par D. W. Freshfield, Londres 1920 ( traduit en français ) 3 ); « Journal d' un voyage à Chamouny et à la cime du Montblanc en juillet-août 1787 », Lyon 1926, et H. B. de Saussure, « Le Mont Blanc et le Col du Géant », Lyon 1927, annotés par E. Gaillard et H. F. Montagnier 4 ); Dr E. H. Stevens: « Dr Paccard' s last narrative, an attempted reconstruction » paru dans l' Alpine Journal de mai 1929 5 )...

Mais alors, après toute cette littérature épuisant le sujet, parut l' an dernier le livre de M. Rochat-Cenise mentionné au début de cet article, et, en novembre 1929, dans la Revue Les Alpes du C.A.S., un compte rendu non signé, des plus élogieux, jugeant cette œuvre notamment comme suit:

C' est un beau plaidoyer en faveur du véritable vainqueur du Mont Blanc. Nous disons « véritable », car Jacques Balmat eut à souffrir de celui auquel il proposa de l' accompagner dès qu' il eut découvert la voie conduisant au sommet. Ce livre est un des plus beaux que nous ayons sur l' his de la montagne. C' est un bel hommage rendu à un montagnard par un alpiniste...

et ainsi de suite. Ce verdict ayant été publié dans l' organe officiel de notre club sans être suivi d' une réfutation, je me vois obligé de m' en occuper. Que le lecteur veuille bien, dans l' intérêt de la vérité historique, excuser la sécheresse de mes déductions.

Les reconnaissances préliminaires.

1° M. Rochat prétend que Jacques Balmat se trouvait un jour de 1775 au sommet de la Montagne de la Côte et qu' il y rencontra les guides Michel et François Paccard, Couterean et Victor Tissai. ( Rochat, pp. 11—19. ) Or, d' après Bourrit, « Nouvelle Description des Glacières et Glaciers de Savoye », Genève 1785, III, 159, les dits quatre guides étaient seuls à faire cette reconnaissance et cela aux frais de M. de Saussure. Jacques Balmat n' y était pas. ( D. P.B ., p. 19; G. M., p. 40; St., p. 108. ) 2° Contrairement à ce que prétendent M. Rochat ( pp. 24—29 ) ainsi que Michel Carrier en 1854 1 ), Balmat n' a mis les pieds sur les rochers des Grands Mulets qu' en 1787 après la construction de la cabane qui devait plus tard donner asile à de Saussure lors de son ascension, qui fut la troisième du Mont Blanc. Quant au guide Jean-Marie Couttet, nous le rencontrons en compagnie de Jacques Balmat pour la première fois le 8 juin 1786 au Dôme du Goûter. ( D. P.B ., pp. 41 et 267; St., p. 128. ) 3° M. Rochat relate une excursion de Jacques Balmat avec le dit J. M. Couttet à la paroi des Courtes et au glacier de Talèfre, avec bivouac au pied de l' Aiguille du Moine. ( Rochat, pp. 30—40. ) Quelques détails — les seuls valables — de ce voyage apocryphe sont empruntés à la reconnaissance que fit le docteur Paccard avec Pierre Balmat des Barals, et non avec Jacques Balmat les 4 et 5 juin 1784. ( D. P.B ., pp. 26 à 28 et 259; St., pp. 110—115. ) 4° D' après M. Rochat J. Balmat et J. M. Couttet projetaient d' atteindre le Mont Blanc par le glacier du Géant et M. Rochat raconte un essai qu' ils auraient fait dans cette direction.

Même remarque que pour le paragraphe précédent. Ce récit est une fable dans tous ses détails. M. Rochat s' est approprié certaines observations contenues dans le journal du docteur Paccard et des publications de Bourrit sur les premiers passages du Col du Géant, brodant là-dessus. ( St., p. 113. ) Ce n' est qu' en 1832, devant Alexandre Dumas et en présence de Michel Carrier que Balmat prétendit avoir entrepris un essai de gravir le Mont Blanc depuis le Col du Géant. ( D. P.B ., pp. 189, 209 et 213. ) 5° Contrairement à ce que prétend M. Rochat ( pp. 54—63 ), il ne fut jamais question d' associer Jacques Balmat à l' expédition du 12 au 13 juillet 1783 ( Montagne de la Côte-Grands Mulets-Petit Plateau ), à laquelle prirent part J. M. Couttet, J. B. Lombard dit Grand Jorasse, et Joseph Carrier. Nous possédons deux récits de cette entreprise qui aboutit au Petit Plateau, l' un très sobre dans le journal du docteur Paccard, l' autre plus détaillé dans l' ouvrage de H. B. de Saussure. ( D. P.B ., pp. 21/22, 258/259; F., pp. 198 et 199; St., pp. 108/109. ) 6° L' expédition du 16 septembre 1783: Il est instructif de comparer le récit original de cette tentative faite par Bourrit, le Dr Paccard, J. B. Lombard, Marie et Jean-Claude Couttet, relatée dans le journal du docteur, aux versions différentes que Bourrit en a données, altérant la vérité. C' était en effet la faiblesse de ce dernier, qui n' aborda pas du tout le glacier, plus que le mauvais temps qui empêcha ses compagnons de pousser l' aventure au delà des séracs de la Jonction. Quant au docteur, il avait pris part à cette expédition non comme invité volontaire, mais comme adjoint pour les observations scientifiques. Balmat n' y était pas. ( D. P.B ., pp. 24—26. ) 7° M. Rochat: Nous lisons dans la brochure de Carrier: « ...Dans le courant du mois d' août, Jacques Balmat ayant fait un voyage au Cramont près Courmayeur crut qu' en remontant le glacier de Miage ce serait peut-être possible de remonter les pentes de neige non interrompues que l'on voit du Col de la Seigne, en y taillant des pas. » M. Rochat ajoute de sa propre invention que Balmat, après un bivouac au pied du Mont Brouillard, serait monté seul le glacier de Miage jusque sous l' Aiguille de Trélatête ( Rochat, pp. 64—69 ).

Cette course au Cramont, etc., est apocryphe et appartient à la légende. Il entre évidemment dans le plan de M. Rochat que Balmat, son héros, ait trouvé ou pressenti chacune des principales routes qui conduisent au Mont Blanc.

8° Le 9 et 10 septembre 1784, le docteur, accompagné de Henri Pornet, son guide habituel, J. B. Jaquet et un nommé Perreaux, fit une reconnaissance vers l' Aiguille du Goûter. Son absence de 36 heures sans sommeil prouve l' endurance, l' esprit d' entreprise et l' intention d' arriver de Paccard. ( D. P.B ., pp. 29, 30 et 261; St., pp. 115, 116. ) 9° Huit jours après, Bourrit répéta cette entreprise et ses guides J. Cuidet et J. M. Couttet arrivèrent par-dessus l' Aiguille du Goûter et le Dôme qu' au pied de l' arête des Bosses. ( D. P.B ., pp. 30—32, 262, 263; St., pp. 116 à 118. ) Jacques Balmat ne prit pas part à cette expédition que Paccard dans son journal ainsi que Bourrit relatent.

10° Bourrit avait fait construire à Pierre Ronde une cabane, mais la course du 4 septembre 1785, racontée en 1832 par Balmat à Alexandre Dumas et répétée par Durier et par M. Rochat, course qui aurait conduit Balmat et Couttet à l' Aiguille du Goûter ( « Aiguille Blanche » ) est pure invention. Nous savons par une notice de W. Coxe, qui obtint ce renseignement en 1787 à Chamonix, que J. M. Couttet fit cette reconnaissance en l' unique compagnie du meunier Lombard, dit le géant. Ils avaient bivouaqué ce jour-là très haut dans les rochers qui bordent le glacier de Bionnassay, côté nord, et de là avaient gagné le Dôme du Goûter. Ce renseignement a été publié en 1789. De Saussure n' en parle pas, mais cette reconnaissance fut faite sur la commande et aux frais du savant genevois. Jacques Balmat n' eut rien à y voir, aussi Carrier s' est gardé de le prétendre, alors qu' il soutient d' autres contes qui ne sont pas plus fondés.

11° M. Rochat, sur la foi de Balmat et d' Alexandre Dumas, raconte que Balmat, un des derniers jours de juin 1786, monta au Brévent et chercha, au moyen d' une lunette d' approche une route d' accès au Mont Blanc.

Cette assertion de Balmat paraît dans l' interview d' Alexandre Dumas, donc après la mort du docteur. C' est en vérité Paccard qui, à partir de 1783, était monté plusieurs fois au Brévent afin d' étudier avec une longue-vue le:s flancs du Mont Blanc et trouver la route qu' il devait suivre plus tard avec Jacques Balmat. « Marie Couttet, qui avait examiné depuis le Dôme du Goûter les pentes qui montent du Grand Plateau à gauche, les jugea sans espoir. Il me sembla toutefois qu' on devait pouvoir les gravir par une large corniche de neige qui monte raide vers la gauche. » ( Rapport du Dr Paccard à H. B. de Saussure. ) Voilà donc le chemin trouvé et le docteur parle même de la route du Corridor, en cas de danger d' avalanches. Le fait est attesté par Paccard lui-même dans un article qu' il envoya au Journal de Savoie qui le publia le 16 septembre 1825. Cet emprunt semble être un des moyens du système de Balmat qui, à force d' être traité en être surhumain, se mit à inventer. ( D. P.B ., pp. 76, 170, 189, 273; St., p. 124. ) Il y aurait donc tout au plus assertion contre assertion, mais nous pensons en général que celle de Paccard vaut bien l' autre.

12° Quant aux deux expéditions, soi-disant des 8 et 30 juin, que M. Rochat décrit en détail et auxquelles Balmat aurait pris part contre la volonté des autres guides, il se trouve dans ce récit quelques faits avérés, mais encore plus d' invention. Tout d' abord, il n' y a eu qu' une expédition, celle du 8/9 juin. Il résulte du journal du docteur Paccard qui est basé sur les rapports des guides, des écrits de Saussure, Bourrit et Coxe, et même de certains aveux involontaires de Balmat racontant son histoire, ce qui suit:

Jacques Balmat s' est joint de sa propre initiative à une expédition qui, sur l' ordre du professeur de Saussure, devait continuer la reconnaissance faite à deux reprises dans la direction Dôme du Goûter-Mont Blanc. Deux colonnes devaient à cet effet se rencontrer sur le Dôme, l' une devait monter la Montagne de la Côte, tandis que l' autre ferait le détour par le Col de Voza et l' Aiguille du Goûter. Laquelle des deux arriverait le plus vite au DômeUne fois réunis au Dôme, les explorateurs poussèrent une pointe vers les rochers où se trouve maintenant la cabane Vallot. Ils n' y retrouvèrent plus le cairn que Cuidet et Couttet avaient érigé le 17 septembre 1784. Renonçant à se mesurer aux difficultés apparentes de l' arête des Bosses, les explorateurs, sauf J. B., redescendirent par la Vallée de neige et gagnèrent Chamonix le soir même. J. Balmat qui ne s' était pas spécialement fait remarquer dans cette journée, resta en arrière, probablement pour chercher des cristaux. Il ne réussit pas à rejoindre ses camarades et dut rester la nuit sur le glacier au-dessus d' une crevasse que les autres avaient passée en sautant. Il rentra le lendemain sans suite fâcheuse de son bivouac involontaire. Ses exploits se bornent donc à une marche considérable et à un heureux retour fait seul, en suivant, il est vrai, les traces du jour précédent et une route connue. Tout le reste du récit que nous présente M. Rochat: la cavalcade sur l' arête des Bosses, la montée à l' épaule nord-est du Mont Blanc, l' exploration soi-disant à lui seul de la route depuis la Montagne de la Côte jusqu' au Petit Plateau en passant par les Grands Mulets est une fable. M. Rochat a eu tort d' ag son accusation de félonie par l' hypothèse que les cinq guides abandonnèrent Balmat pour se venger d' un importun et pour se débarrasser d' un rival. Quant à Couttet, tout particulièrement, M. Rochat l' accuse d' un manque d' amitié pour avoir « lâché » son compagnon de nombreuses courses. Or, ces courses en commun avec Balmat n' existent que dans l' imagination du dit auteur. ( D. P.B ., pp. 41-44, 267, 268; St., pp. 122—124; F., pp. 209—211. ) L' ascension.

13° Au récit en grande partie fantaisiste de M. Rochat et aussi à ceux de Durier et autres que nous ne pouvons reproduire ici, nous opposons l' authen compte rendu suivant:

Nous savons de sources certaines, c'est-à-dire des dépositions de témoins oculaires ( de Gersdorf, de Meyer et autres ), du journal et des croquis de de Gersdorf, enfin du rapport oral fait le 22 août par le docteur Paccard à de Saussure ce qui suit:

Paccard et Balmat quittèrent Chamonix l' après du 7 août, sans faire un secret de leur projet. Ils couchèrent au sommet de la Montagne de la Côte et quittèrent leur bivouac à l' aube du 8 août. Ils furent observés plusieurs fois pendant leur montée, et leurs traces jusqu' aux Rochers Rouges étaient encore visibles le lendemain de l' ascension. Au Grand Plateau la surface de la neige se composait d' une mince croûte qui ne portait pas bien. A partir de là et jusqu' au sommet, sur la demande de Balmat, tantôt l' un, tantôt l' autre se mit à la tête. On les vit quitter les Petits Rochers Rouges à 5 h. 45 du soir ( von Gersdorf et autres ), arriver aux Petits Mulets à 6 h. 12 et au sommet à 6 h. 23 du soir. Tenant par moments une certaine distance entre eux, probablement à cause des crevasses, ils étaient restés voisins l' un de l' autre dès 5 heures et avaient gagné le sommet par une meilleure neige et en même temps. En montant la calotte, ils s' étaient tous deux arrêtés souvent pour quelques moments afin de reprendre haleine et aussi, pendant quelques minutes, aux Petits Mulets, le docteur tenant à rapporter quelques spécimens de ces rochers.

Dans les dits rapports Balmat joue le rôle d' un compagnon d' égale force, mais aucunement prépondérant ou guidant. Cela est prouvé par des témoins oculaires et ne doit pas être faussé ou dénaturé. Il est notamment faux que Balmat ait « toujours été en avant », qu' il ait « à plusieurs reprises dû s' arrêter pour attendre son compagnon », que le docteur se soit « affaissé », que le guide l' ait « empoigné, redressé, poussé et tiré », qu' ils ne soient pas arrivés au sommet en même temps. N' oublions d' ailleurs pas que Paccard était un enfant du pays et non pas un citadin, qu' il était proche parent de guides, qu' on le décrit à 29 ans comme étant d' un physique très robuste et qu' il était très habitué à la montagne, enfin comme médecin beaucoup sur pied. Quant à l' équipement, nous savons que Paccard avait emporté un baromètre à trépied, une boussole, un cyanomètre et un thermomètre. Pendant leur court séjour au sommet, le docteur — point épuisé — fit une série d' ob, hauteur, vue, température, couleur du ciel, etc., et les nota. Il n' est question, dans leurs rapports, ni de corde ni de hache. Ils auront emporté, ainsi que le fait présumer un portrait de Balmat, de solides bâtons, 8—9 pieds de long, armés de fortes pointes en acier. ( D. P.B ., pp. 12, 13, 45—47, 50, 51, 268; St., pp. 126—137; F., pp. 211—216. )

La descente.

14° Les deux intrépides quittent le sommet à 6 h. 57 du soir, passent auprès des Petits Rochers Rouges à 7 h. 03 et continuent à descendre toute la nuit, tantôt l' un, tantôt Vautre en avant, cherchant leurs traces du matin. Ils quittent le glacier un peu avant minuit et s' arrêtent au bivouac de la Montagne de la Côte jusqu' au petit jour. Tous deux avaient les mains en partie gelées, la figure et les yeux enflammés, le docteur plus que son compagnon. Le matin, il n' y voyait plus et dut se laisser conduire par la main de Balmat depuis le bivouac en bas la Montagne de la Côte — donc non à partir du sommet, ainsi que M. Rochat le prétend. Ils étaient de retour au Prieuré le 9 août à 8 heures du matin, tous deux très fatigués, et se couchèrent tout de suite, le docteur atteint d' une ophtalmie.

Cette descente du sommet au bivouac, en 5 heures, après une montée longue et fatigante de 14 h. 23 min., fut exécutée par les deux hommes à la lumière incertaine de la lune, sans corde, sans piolets ni crampons, avec de longues perches qu' ils étaient souvent obligés de tenir horizontalement à cause des crevasses. Même de nos jours et étant mieux équipés, ce serait une belle performance. Sans parler de la dernière montée poursuivie à la nuit tombante et par un vent glacial, cette descente seule prouve amplement que le docteur n' était point une « loque », mais bien un montagnard énergique et endurant, tout à fait à la hauteur de son vaillant camarade.

( Mêmes sources que ci-devant. )

Procès-verbaux et finances.

15° M. Rochat, aux pages 144—152, se livre contre le docteur à des insinuations et à des calomnies, mêlées d' erreurs évidentes, avec une légèreté et un manque de sérieux que même un romancier ne devrait pas se permettre vis-à-vis d' un homme qui n' est plus et dont les descendants vivent encore.

M. Rochat prétend que Paccard montra à Balmat un brouillon de procès-verbal dans lequel le docteur s' attribuait le seul mérite de la conquête et que Balmat se serait élevé violemment contre la teneur de ce récit. Paccard aurait alors fait signer en blanc à Balmat et aux témoins Joseph Pot et Joseph-Marie Crussa une autre feuille qu' il aurait remplie après sans changer grandement le texte. L' offre d' un écu de six livres aurait été refusée par Balmat. Paccard est traité rien moins que de « faussaire » ( sic ) par M. Rochat qui ajoute des insinuations contre les deux témoins. Balmat ayant eu connaissance de la manière de faire du docteur, il en résulta une discussion d' auberge entre les partisans des deux camps et même des voies de fait.

Or, tout cet échafaudage est tiré d' une source erronée, à savoir d' un récit de M. A. Gosse de Genève, seul ami de Balmat depuis que celui-ci s' était brouillé avec son ancien protecteur Bourrit. Le procès-verbal a en réalité été dressé d' un trait devant des hommes que nous n' avons aucune raison de ne pas tenir pour probes et qui n' auraient pas prêté la main à une fraude. L' attestation porte la date du 18 octobre 1786 et s' imposait au docteur après la publication du pamphlet envenimé de Bourrit. Ce dernier, jaloux du succès de Paccard, avait même insinué auprès de Saussure que le docteur n' était pas arrivé au sommet. Balmat, du reste, a bel et bien accepté de ce dernier l' écu de six livres que le baron de Gersdorf avait remis à Paccard pour lui, et ses gages de guide ( ou plutôt de porteur; à ce propos il n' est pas inutile de faire remarquer que suivant la lettre de Paccard au Journal de Lausanne il avait engagé Balmat comme « porteur » et seulement parce que son guide habituel, Pornet, était absent; Balmat, en réalité n' était pas guide encore ), ainsi que l' atteste sa quittance dont le fac-similé se trouve dans mon livre, p. 81. Est-il d' ailleurs admissible et probable qu' un homme issu d' une famille très respectée et jouissant lui-même d' une grande considération dans son pays, se soit livré à de pareilles falsifications?

M. Rochat sait ensuite que le livre que Paccard avait l' intention de publier sur son ascension du Mont Blanc « vit le jour à Lausanne, à la fin de 1786 » et que ce livre contenait le prétendu procès-verbal signé en blanc par Balmat et ses témoins. Cette invention est le comble de la légèreté et prouve à elle toute seule combien l' œuvre de M. Rochat manque de sérieux, combien il faut se méfier de tout son contenu. M. Rochat a-t-il vu et lu ce fameux livre qui en vain a été recherché par quantité d' historiens dans toutes les bibliothèques importantes de l' Europe, qui n' a évidemment jamais été publié et dont il n' existe que le prospectus par lequel le docteur l' annonce, demandant des souscripteurs? Dans ce prospectus, Paccard parle de lui-même et de Balmat comme des deux « conquérans » ( sic ) du Mont Blanc, preuve de plus qu' il n' avait pas l' intention d' amoindrir les mérites de son compagnon. Passons.

( D., pp. 11, 12, 50, 57, 58, 61, 70—72, 75—84, 118, 240, 242—244; St., pp. 98, 101—103, 105, 130, 135, 144, 150; F., pp. 212, 214—218, 221, 237, 240, 260; G. M. I, pp. IX et 36, II, pp. 69, 73, 74, 76, 82. ) L' affirmation que Bourrit, ayant obtenu du roi de Sardaigne un envoi d' argent pour Balmat, le lui ait fait tenir « en hâte » n' est également pas exacte. Bourrit parle à deux reprises de cette récompense royale, dans sa fameuse lettre au Journal de Lausanne du 28 février 1787 et dans une lettre au baron de Gersdorf du 3 mai 1787. Dans la première il indique 50 pistoles de Piémont, dans la deuxième seulement 10. La différence de chiffres est suspecte. Balmat a dû réclamer plusieurs fois ce que Bourrit lui devait et nous soupçonnons fort que celui-ci, peu scrupuleux et étant toujours à court d' argent, ne se soit jamais entièrement acquitté de ses diverses dettes, ni envers Balmat, ni vis-à-vis de de Gersdorf qui lui avait commandé et payé d' avance quelques gravures.

Quant au surnom honorifique de Jacques Balmat du Mont Blanc que le roi lui permit de porter, Balmat ne s' en sert que rarement dans ses lettres.

Après.

16° M. Rochat: Du lyrisme explose en honneur de Jacques Balmat. Des poètes empilent les alexandrins mythologiques et ronflants... M. Bourrit fait paraître sur Balmat une brochure qu' on traduit aussitôt en plusieurs langues. Le graveur Bacler d' Albe vient à Chamonix tout exprès pour immortaliser dans le cuivre les traits du triomphateur ( pp. 160/161 ).

A ma connaissance quatre productions littéraires ont été publiées à la suite de la première ascension du Mont Blanc. Elles ne sont pas toutes à la louange de Balmat et exhalent l' antagonisme naissant entre les partis politiques de Genève. Des jugements pour et contre Balmat et l' influence de Bourrit, au caractère très flottant, vaniteux et jaloux, y sont visibles. Celui-ci envoya sa « Lettre sur le premier voyage fait au sommet du Mont Blanc » en Angleterre pour être traduite. Sa lettre à Miss Craven fut répandue dans la traduction allemande de M. de Gersdorf, mais ne fut pas traduite dans d' autres langues. De Saussure, au retour de son séjour au Col du Géant, écrit de Chamonix le 24 juillet 1788 à sa femme que « ce manant de Balmat » revenant de Genève, s' était attardé à Sallanches pour se faire peindre par Bacler D' Albe. Son portrait fait du reste pendant à une gravure analogue du docteur Paccard, due au même artiste. Tous deux se trouvent reproduits dans mon livre, dans l' étude de Stevens dans l' Alpine Journal et dans une brochure intitulée: « Deux portraits Savoyards » que M. J. Cochon publia à Chambéry en 1908. Les meilleurs portraits de Paccard se trouvent dans l' Alpine Journal de mai 1929, d' après un tableau à l' huile en possession de M. J. P. Cachat, son petit-fils, et de Balmat dans l' Echo des Alpes de 1914, d' après une gravure de J. Burdallet de 1816. Ils se trouvent reproduits ici.

M. Rochat cite une quantité de savants qui, en instruisant Balmat, l' auraient prié de collaborer à leurs recherches. Les voyageurs... lui envoyèrent maints ouvrages savants susceptibles de l' initier ( pp. 162—165 ).

Cela est exagéré. Balmat a cité par deux fois, après 1830, les hommes de science qu' il aurait guidés dans leurs voyages de recherches. Sauf chez de Saussure, nous ne trouvons pas trace de sa collaboration dans les ouvrages connus des savants cités et nous doutons fort que Balmat ait acquis des connaissances scientifiques quelconques. Il se connaissait surtout en cristaux. ( D. P.B ., pp. 185, 208. ) La carrière de guide de Jacques Balmat est assez restreinte. Elle se réduit à sept ascensions au Mont Blanc, entre 1786 et 1812. En outre il prit part en 1788 à l' expédition et au séjour de de Saussure au Col du Géant. Toutes les courses — à Trélatête, au glacier de Miage sud, en Valpelline et Valtournanche, au Théodule et au Mont Rose, etc. que M. Rochat met à son crédit comme chercheur d' or sont chimériques. ( D. P.B ., pp. 5, 14, 179, 180, 232; F., pp. 253, 259, 260. )

Mémoires et récits.

17° M. Rochat: Le docteur Paccard est mort en 1827. Il n' y a plus personne pour contester à Jacques Balmat sa part prépondérante dans le triomphe de 1786. Pendant tout un hiver, il employa ses soirées à dicter ses souvenirs à Michel Carrier, son neveu.

Un jour, un voyageur au teint bronzé, aux cheveux crépus, descendit à l' hôtel des Balances et demanda à voir « le célèbre Jacques Balmat, le Christophe Colomb du Mont Blanc »... Dans la soirée, Balmat... se mit à narrer ses aventures et il fit le sobre récit de la découverte de la route et de la première ascension du Mont Blanc. En face de lui, Alexandre Dumas prenait des notes sur son album ( pp. 180—183 ).

La biographie romancée que Michel Carrier publia en 1854 avait pour but de glorifier son oncle Jacques Balmat, disparu en 1834 dans des conditions mystérieuses. Le récit a été rédigé par Carrier sous l' influence, mais non sous la dictée de Jacques Balmat. Celui-ci rédigea ses mémoires, que nous possédons en autographe, après la mort du docteur et avant la visite d' Ale Dumas. Ce document a été examiné par Dumas en 1832, revu et corrigé par Gédéon Balmat en 1839. Dans cette forme définitive, il est la source de ce que les Balmat en 1839 faisaient croire au docteur le Pileur de qui Ch. Durier dépend pour la plupart de ses allégations de 1877. Dumas, arrivé un soir d' août 1832, se hâta d' inviter Jacques Balmat à dîner pour le lendemain. Le premier entretien, en présence du guide Pierre Payot, eut lieu à 4 heures de l' après, le second 24 heures plus tard, durant jusqu' à 10 heures du soir. Le quatrième jour, Dumas quitta Chamonix pour le Valais, emportant une masse de notices, fournies par Balmat lui-même.

Résultat: Délayage mis à part, Dumas fut la dupe du fallacieux Jacques Balmat en 1832 comme Bourrit en amplifiant l' avait été en 1786 et Durier devait l' être en 1877.

( D., pp. 98, 179, 180, 184—188, 192—194, 208—217, 221, 227, 232. ) Conclusion.

18° Nous négligeons les chapitres onze et douze du roman de M. Rochat qui ne concernent pas notre controverse, pour arriver à la conclusion que voici:

M. Rochat qui suit aveuglément Carrier et Durier, nous présente Jacques Balmat comme le montagnard modèle, qui aime les excursions alpines pour leurs dangers et leurs joies sans souci d' une récompense matérielle, qui rêve dès sa jeunesse d' escalader le Mont Blanc, réputé inaccessible, qui en épie les routes possibles, trouve enfin la bonne, arrive le premier, et d' abord seul, au but convoité. Il y entraîne le docteur qui, plus tard, tâche de s' approprier les lauriers du vrai vainqueur, sans en avoir le moindre mérite.

Or, d' après des juges compétents, tels que MM. Henri de Saussure, D. W. Freshfield et autres, il est incontestable qu' on a eu tort de laisser glisser le sympathique et énergique personnage qu' était le docteur Paccard au second plan, en arrière de la figure un peu théâtrale de son compatriote Balmat. Paccard était un homme de la montagne, un alpiniste passionné et en même temps un homme de science. Ce n' est point la tentation d' une récompense ou d' un gain qui le poussa à rechercher avec ardeur et persévérance la route conduisant au Mont Blanc et qui guida ses pas au sommet, mais bien les généreuses aspirations d' un homme capable de comprendre la mission de la science et de la poursuivre avec enthousiasme et une forte volonté. Il est regrettable que des romanciers se soient laissés aller, non seulement à lui dérober ses réels mérites, mais même à noircir sa mémoire. Quant à Jacques Balmat, auquel nous tenons à rendre toute justice et auquel nous ne voudrions aucunement contester sa part de mérite, c' était certes un montagnard courageux, endurant et entreprenant. Toutefois, c' est bel et bien la promesse faite par de Saussure d' une forte somme qui fut l' aiguillon qui le poussa et qui finit par le conduire, par le chemin choisi par Paccard, à la cime du Mont Blanc. Pauvre, âpre au gain, il redoutait avant tout d' avoir à partager avec d' autres non l' honneur, mais l' argent. S' il a fini par s' associer au docteur de son village, c' est que celui-ci ne réclamait rien pour sa part, connaissait le chemin et serait finalement monté avec un autre que lui. Le Balmat explorateur, avide de découvertes, travaillant pour la gloire, tel que divers auteurs, et M. Rochat en dernier lieu, ont cherché à le dépeindre, est un Balmat légendaire et de pure fantaisie.

Même Bourrit qui pourtant en voulait à Paccard pour avoir été dépassé par lui a dû finir par reconnaître les mérites du docteur et avouer la vérité des faits: Sa « Description des Cols ou Passages des Alpes », Genève 1803, contient entre autres la remarque suivante: «... Il n' en est pas moins vrai que le médecin Paccard a dû partager la gloire de ce Chamoniard, si même, comme nous avons des raisons de le croire, il n' en a pas été la première cause. » ( D. P.B ., pp. 146; St., p. 143. ) La controverse Paccard-Balmat regarde en somme en premier lieu les cercles officiels du Club alpin français et c' est une des raisons pour lesquelles nous avons pris ici la parole en français. Il est curieux de constater que ces cercles ne s' y sont pas grandement intéressés, à l' exception de Durier, qui est tombé dans l' erreur, et du commandant Gaillard. Balmat a sa statue à Chamonix ( à côté de de Saussure ), ainsi qu' un médaillon. Il les mérite, mais ce serait pur acte de justice que d' ériger de même un monument commémora tif quelconque à son compagnon, le docteur chamoniard Michel-Gabriel Paccard, vrai instigateur de la première ascension du plus haut sommet français. Que nos collègues du C.A.F. veuillent bien prendre connaissance des études consciencieuses publiées sur cette controverse par Freshfield, Stevens, Montagnier, Gaillard et moi-même. Ils se convaincront alors facilement du tort fait à la mémoire du docteur et formeront, espérons-le, une commission chargée de lui rendre tardivement justice.

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