La face nord de la Dent d'Oche | Club Alpin Suisse CAS
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La face nord de la Dent d'Oche

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

( Fissures Ravanel ) Par P. Jaquet Avec 2 illustrations ( 31, 32 ) Transportés dès Ouchy par bateau, car et benne, nous quittons à 9 h. 30 déjà le terminus du télésiège des Mémises. Les nuages qui assombrirent les horizons de ce début d' été 1953 courent dans le ciel et cernent les sommets d' une écharpe de suie. De la cuve géante du lac montent des pans de nuées. L' espoir et l' enthousiasme sont au-dessous de zéro. Est-ce pour déclencher par quelque incantation de magie un changement du temps que nous décidons de ne faire aujourd'hui qu' une étude des voies d' accès des faces nord et ouest de la Dent d' Oche? Laissant à notre droite les chalets de Mémise croupir dans leur combe, nous gagnons un petit col. Une arête et une traversée à gauche à flanc de pente nous amènent sous le cimier du Casque de Borée. Un de nos camarades nous quitte pour le gravir et nous avons si peu l' idée de réaliser une escalade que nous prenons rendez-vous d' ici une heure d' horloge. La montée reprend, toujours en biais, vers un troupeau qui broute parmi les nuages. Le col de Neuva nous ouvre bientôt des perspectives sur Novel et le Grammont. En contrebas des murailles de la Dent, la piste du Col de Reboillon que nous suivrons tout à l' heure file sous un dais de ténèbres. Les 1 Quelle surprise de voir réapparaître ici le pittoresque personnage de Griolet, qui joua un rôle retentissant dans les premières années du CAS. En juillet 1866, il invita les clubistes romands et les autorités valaisannes à une grande fête de l' Alpe à St-Luc. On devait banqueter au sommet de la Bella Tola, où il avait fait dresser des tentes et des tables, puis à St-Luc même. Il y avait fanfares, discours, médaille commemorative, guirlandes et drapeaux. Il vaut la peine de lire dans l' Echo des Alpes 1866 le récit de cette fête, qui fut malheureusement gâtée par le mauvais temps.L. S.

faces de notre cime, ainsi tronquée n' ont plus rien de la pyramide sans défaut qui borne l' hori lémanique. Notre allègre obstination nous conduit dans une ravine où l' eau d' une source ruisselle entre les Vernes; le sentier serpente plus haut dans les éboulis à l' aplomb du sommet. De ce dernier, du sein des nuées, descend sur nous un pan de roc, haut comme une Cathédrale; et couronné de deux gendarmes. L' un a été dénommé « Pointe Yvonne ». Ils gardent l' entrée d' une gorge que les ténèbres qui l' emplissent font ressembler aux portes d' un enfer. Sans un regard vers les menaces du ciel, nous passons le pierrier, puis des gradins herbeux. Au pied de la muraille, la corde est prise d' un commun et tacite accord. Traversée par des touffes et des éboulis. Carlo passe derrière une côte: c' était la « vire aux Thononais ». Elle nous dépose à l' intérieur de la faille qui pourfend toute cette face et constitue notre itinéraire.

Celui-ci s' insinue tout au fond par des cheminées qui se rétrécissent plus haut en fissures de 30 à 50 m ., les fissures Ravanel. Ces dernières débouchent sur une esplanade, puis l' iti, empruntant la rive gauche de la faille élargie en couloir, vient buter sous les « Dalles Néplat-Dupont » pour aboutir par des bancs de gazon faciles à quelques mètres du sommet. Pour l' instant, le tout est masqué par la raideur des pentes, l' étroitesse du passage et les voiles du .brouillard. Nous avons l' impression d' escalader une cascade pétrifiée, au fond d' une gorge sous la menace d' obélisques sans mesure. Nous remontons un couloir. Bientôt des rebords massifs l' enserrent, il se creuse et voici le système des cheminées parallèles, sans prises dans leur étroitesse. Les mains s' y glacent déjà dans la fraîcheur et l' humidité de longues cannelures. Les pieds calés en opposition tiennent comme entre les montants d' une échelle. Un brouillard se condense en perles, humecte d' exquis jardins suspendus aux flancs du calcaire à droite et à gauche de la faille.

Depuis quelques minutes, il semble que des sons articulés, des cris qui ont quelque chose d' humain, dégringolent vers nous entre les parois. Le bruit s' ordonne et se charge d' un sens: des conseils, des rires, des appels semblent servir de fond sonore à quelque manœuvre d' esca aux péripéties pleines d' imprévu.

- « Il y a des types qui grimpent là-haut, ça n' a pas l' air d' aller fort, mais ils ont le gros moral. » Tout à coup, et comme pour confirmer cette remarque de mon frère, un choc, le bruit d' un mur qui s' écroule, suivi du sifflement des pierres emplissent nos oreilles et nous plaquent sous un avant-toit. Les bras esquissent un geste de défense.

- « Eh, là-haut! attention les sucres », hurlons-nous.

Dans la suie des brumes et des graviers, Carlo attaque une cheminée. L' escalade s' en révèle sans difficultés. Deux autres de cette forme couloir-tunnel dans l' obscurité distillent le même ennui. Un pierrier est abordé sous ce qui doit être le gendarme précédant la Pointe Yvonne. Pour l' instant ce n' est qu' une masse fantomatique. Il en sourd une lueur d' azur, espoir d' une éclaircie?... Peut-être!

Première vue sur les efforts de nos compagnons. Au delà d' un porche hérissé de lames de roc, un débutant, suspendu à la corde, fait des efforts pour rester accroché à une fissure de 10 à 15 mètres. Dessous, quelqu'un le conseille avec calme et sang-froid. Après les éboulis, nous voulons franchir le porche par un couloir-boîte aux lettres où s' est coincé un bloc. Deux mètres de reptation et Carlo croit s' y rétablir... patatras!... Des quintaux de pierres s' écroulent dans un nuage de poussière. Elles bondissent avec un bruit de tonnerre autour de mes jambes.

- « Je me sens visé aujourd'hui! pensé-je. Heureusement que j' arrive à tout esquiver! » La niche nous accueille; les parois se dressent. Un panneau, vrai bloc d' azur est appuyé à la muraille, ménageant, sur 10 à 15 mètres, une fissure où suinte l' humidité sous des rebords- lèvres sans prises. Des pitons jalonnent le passage, une corde s' élève par à-coups. Attente d' un quart d' heure dans le froid et la brume. Notre camarade ds rencontre nous renseigne sur cette « voie Ravanel ». L' équipe est venue de Thonon et la face leur sert de terrain d' entraînement. Nous lui faisons remarquer l' analogie des lieux avec certains passages du Salève: genre de prises, raideur, teinte et consistance du rocher sont semblables, de même que le paysage dont tout un pan s' ouvre sur des plaines étalées vers le lac.

- « On vient de réussir la Dent d' Oche par la face, aurait dit Ravanel au retour de sa .première ', c' est une chose qui ne se refera jamais! » Je me crois obligé de citer Mummery et ses trois degrés dans la réputation d' une montagne...

Mais, trêve de bavardages! Le débutant en lieu sûr, notre collègue du CAF s' élance et disparaît. Carlo, sur les conseils du guide édité par le GHM, cherche à s' élever en dehors, à droite; il est bien vite refoulé vers l' intérieur. Il se hisse jusqu' à la fiche, y passe corde et mousqueton, cherche fébrilement. Un pied, hors de la fissuie, juste au-dessus de ma tête, s' agite et frémit. On trouve enfin la clé du passage, la corde file et se tend.

J' ai fait les habituelles constatations du second de cordée. Les avantages que j' en tire, compensent parfois l' horreur des pendules ou le ridicule des hissages sans gloire qui suivent souvent la récolte du matériel dans les parois sans prises. Je me cale mieux que mon leader, utilise, presque à hauteur de ceinture, un marchepied de quelques centimètres. Tout occupé qu' il était de ses mains, cette ressource avait échappé au grimpeur de tête. J' arrive avec assez peu de peine à la fiche et, travail toujours détestable, recueille le mousqueton. Il faut poursuivre par de savants coincements, utiliser des rainures, des prises d' ongles et c' est l' arrivée dans une nouvelle niche, parmi des jambes et des anneaux de cordes.

Deuxième fissure! elle enchérit encore sur la première en hauteur et verticalité. Semelles plaquées au rocher, mains sur les rebords, Carlo s' élève, ramone, varappe sur la dalle à droite, disparaît et... déclare d' une voix blanche qu' un surplomp, terrible paraît-il, barre le passage, Silence... immobilité de la corde... Quelques soupirs dégringolent de là-haut, un cri de triomphe enfin! Tu peux venir! J' escalade des passages que nous estimons « du bon quatre » ( 4e degré supérieur ). Je franchis le coude que forme la fissure et aperçois mon acolyte établi derrière un bloc. Je suis dessous, essayant des prises comme des soucoupes mais placées trop loin. Invité à tourner le surplomb par la paroi dans mon dos, je fais volte-face pour ne rencontrer là que déséquilibre et instabilité. Je proteste, cherche, discute, m' élance enfin et surmonte cette zone périlleuse.

Un délai m' est consenti pour reprendre souffle et un couloir nous jette sur une esplanade gazonnée qui... ça, alors! vous ne l' auriez jamais deviné... brille en plein soleil!

Un coup de théâtre s' est produit, en effet, pendant nos obscurs efforts là-dessous. Le brouillard se déchire partout et nous montons allègrement parmi les corolles, dans la clarté et la chaleur, foulant un pré qui flotte sur des gouffres où s' évaporent les dernières nuées. Au pied d' un labyrinthe de combes, de forêts, de vallées se dessine, comme une carte géographique, la région de Bernex; les campagnes s' étalent vers des étendues d' eau. A gauche, une paroi de calcaire aux tons céruléens se découpe sur la fosse de lumière du lac. Au loin, luisent les façades marmoréennes de Lausanne que cernent de toutes parts les forêts du Jorat. L' été danse dans la clarté et c' est une joie universelle après les contorsions dans la pénombre et l' horreur des fissures. L' abîme fume encore. Des bouffées de brouillard enlacent les flancs de la Pointe Yvonne, effleurent les parois, baignent des touffes fleuries qui penchent sur le vide, se dissipent dans les airs.

Mais Carlo s' impatiente; sa fringale d' ascension l' a repris.

- « Dommage qu' il y ait cette sorte de pré large à y faire les foins au milieu du parcours », déclare-t-il.

Je défends au nom du pittoresque et de la singularité des lieux ce balcon d' où apparaît à 100 mètres sur la droite, au delà d' un couloir, le chemin ordinaire et les alentours du refuge, si proches que nous en parviennent les bruits d' une foire dominicale: cris, appels, conversations.

- « Si tu es pressé, tu sauras qu' on peut traverser vers la cabane et en avoir fini déjà », lançai-je avec un peu de perfidie.

- « Ah non! Il y a encore quelque chose à voir plus haut », m' est répondu, et l'on désigne la première cordée échelonnée sur une paroi d' argent qui brille au soleil à contre-jour.

Le pré se redresse, se rétrécit, devient arête. Quelques mètres en rasoir, bien ébréché d' ailleurs, doivent être traités avec prudence et technique. Plus haut, quelqu'un, bien en selle, assure un premier, fort occupé sous des murailles redressées. C' est le passage des dalles Néplat-Dupont. Le débutant des fissures, un tout jeune homme, enthousiamé par sa première course, grimpe à son tour, nous le suivons pas à pas.

« Délicat et exposé sans être difficile, ce qui explique peut-être la présence de fiches à demeure », telle est la formule qui synthétise nos remarques à la fin du passage.

Quelques gradins escaladés à la course nous déposent enfin au pied de la croix qui règne sur un monde fait de cimes, de champs de neiges attardées et de nuages. Au refuge, recherche de cartes illustrant l' itinéraire, inexistantes, nous apprend-on. L' équipe française se présente au complet à une table: deux cordées de trois. On nous invite à signaler notre ascension dans le livre...

Puis, à grands sauts, nous dévalons rampes, escaliers, couloir du chemin ordinaire; le Col de Reboillon est passé. Sur le versant nord retrouvé, la piste abandonnée ce matin fuit sous les parois où le soleil d' une fin d' après accroche ses guirlandes d' or et dessine tout le détail de l' escalade. Nous filons, toujours à flanc, par les chalets de la Neuva. Une des ultimes bennes du téléphérique nous emporte. Deux heures plus tard c' est, sur le lac, l' orage s' étant déchaîné, une superbe tempête qui corse la traversée.

La preuve est faite! il existe à deux heures de Lausanne, grâce à la combinaison bateau-car-téléphérique, le terrain d' entraînement désiré par maints varappeurs trouvant le Salève ou l' Argentine trop éloignés. Les cheminements reconnus, on ne craindra pas, comme nous, de redescendre dalles et fissures en trois ou quatre rappels, les fiches sont à demeure. Un dimanche peut être réservé à la Pointe Yvonne. Un séjour à la cabane permettrait de baliser d' autres itinéraires. Reconnues et préparées, ces escalades se feraient en un jour, constituant une jolie collection de passages où pourrait se maintenir comme pour les Genevois, Biennois, Marseillais ou « Bleausards », la forme si nécessaire à qui veut pratiquer l' alpinisme moderne.

Le Doldenhorn ( Fin )

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