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La face S de la Tête à Pierre Grept

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Pierre Vittoz

« Kr Après le couloir dans l' ombre, où il a fallu piocher la neige dure, le Col du Pacheu s' ouvre devant nous sur un cirque que l' arrière revêt d' une beauté nouvelle. Les pierrailles sont recouvertes par la première neige, et le Glacier de Tita Neire s' étire jusqu' au pied des falaises dont le séparent ordinairement de grisâtres pierriers; le soleil, filtré par une subtile brume, baigne tout d' une teinte ocre où semble lointain le bleuté des ombres qui adoucit les contrastes.

Mais, à mesure que nous descendons le glacier, nos yeux se tournent plus souvent vers Tête à Pierre Grept. Parmi les privilégiés qui ont chevauché la splendide Arête Vierge se déchiquetant entre le Pacheu et Pierre Grept, qui n' a pas le souvenir de ces dalles plongeantes, de ces immenses dalles lisses qui s' abîment d' un coup sur le Glacier de Tita Neire? L' insistance de nos regards nous oblige à de courts arrêts, ponctués de « Hum! » dubitatifs et de hochements de tête: la face convoitée — un des derniers versants inexplorés de nos Alpes Vaudoises — est coupée obliquement par une haute cassure à tranche verticale, et l' extrémité inférieure des dalles qui dominent cet obstacle est bien rébarbative.

« Tu vois cette bonne vire qui coupe le ressaut et les dalles? A gauche, on l' attrape facilement; on la suit, et à droite, ça a l' air moins raide. » Après l' arrêt obligé, mon ami Matthey et moi atteignons rapidement la vire qui ne vaut pas son apparence: c' est une maigre rainure aux bords arrondis et détériorés, qui exige de prudentes manœuvres. Calé dans un vague recoin, j' ouvre mon sac pour en extraire mes espadrilles: une boîte de fromage s' échappe sur le calcaire compact comme un bloc de béton et s' enfuit à une vitesse qui rend songeur.

La vire nous offre 100 mètres d' exercices d' équilibre, de souplesse et de reptation, puis elle s' arrête, et nous avec. Mais elle reprend au delà d' une dalle parfaitement lisse. Assuré par un piton, je m' engage sur la plaque; les chevilles déjetées en dehors pour que les semelles « collent », les mains à plat sur la roche et au niveau des mollets, je progresse doucement, pouce par pouce, plus par confiance que par adhérence; j' atteins une minuscule fissure. Ici une nouvelle fiche me soutient jusqu' à la vire ressuscitée, où Matthey rejoint en se mordant la langue.

D' un petit promontoire nous étudions la pente: longues, longues écailles imbriquées, celles de droite recouvrant celles de gauche. En suivant le bord de ces plaques, nous pouvons nous élever assez rapidement, par une varappe toute d' adhérence sur des prises fuyantes; varappe charmante, où, sans jamais agripper la roche avec des doigts crochus, la main l' effleure et la caresse; varappe délicieuse, où le pied même n' est que souplesse et légèreté silencieuse. Le rocher rappelle étrangement la dalle de Pierre Cabotz, tandis que la ligne d' ensemble est un peu celle du Grand Miroir — moins les agréables mais vilaines fissures du Miroir.

Tuile après tuile nous escaladons ce toit gigantesque jusqu' à un grand triangle qui, d' une seule dalle concave, s' élève contre l' Arête Vierge. Peut-être pourrions-nous atteindre cette arête par la gauche, mais nous optons pour le dièdre formé par le bord droit de la dalle et une paroi, ligne qui doit nous conduire directement au sommet.

La progression est d' abord très aisée, mais bientôt le dièdre se redresse et devient presque à pic pour aboutir à la base d' un tunnel que nous avons, quelques semaines auparavant, repéré depuis le sommet; si nous le franchissons, la victoire est à nous; mais... Le tunnel, large de trois mètres, est aussi vertical que dépourvu de bonnes prises. Attiré par une niche, j' attaque sur la gauche, pour être rebuté par un surplomb que les pitons ne peuvent vaincre et où je m' épuise inutilement. Deux tentatives à droite n' arrivent qu' à fixer un solide piton aux deux tiers de la hauteur; je redescends, battu, les poignets tremblants de fatigue. « Il te faut essayer. » Posément, Matthey contemple et réfléchit: « Hum... là... comme ça... ouai!...; » il rejoint doucement le piton, puis, sans faux mouvements ni effort apparent, il débouche au haut du tunnel. Seules sa face rayonnante et les mèches qui tombent sur ses joues montrent qu' il vient d' accomplir le petit exploit qui nous amène au sommet. Longue sieste.

Mais Tête à Pierre Grept veut nous offrir aujourd'hui une grande course complète. La descente sur le Col des Chamois est si bien à l' abri du soleil qui avait séché la face sud, que le jour déclinant voit deux garçons ramper précautionneusement sur des cônes de neige folle et, par endroits, tailler des encoches pour pieds et mains dans une croûte de glace. Deux versants d' une montagne — deux mondes.

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