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La face sud du Capucin

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR MARCEL BRON

Avec 3 illustrations ( 41.42,43 ) Une tête d' épingle bleue dans le gris uniforme des nuages. Claude et Claudi, nouvellement débarqués dans la vallée, préparent déjà sacs, cordes et pitons. Mario et moi-même somnolons indifférents à la vague d' enthousiasme qui soulève nos deux amis. Une vague d' une tout autre sorte nous avait submergés quelque temps auparavant. Nos vestes duvet en portent d' ailleurs toute l' hu. Encore...

Indifférents, nous ne le sommes point à vrai dire. Cette activité dans notre petite chambre de l' École nationale de ski et d' alpinisme nous exaspère plutôt. Exaspère parce que, pour ne pas paraître des froussards, des dégonflards, nous partirons nous aussi, malgré l' instabilité du temps. Pour où? Pour le Pilier Bonatti aux Drus, avaient suggéré les deux « Claude ». Folie, bien sûr! Outre que nous en revenons, Mario et moi, et que nous n' avons aucune envie de nous retremper ( c' est vraiment le cas de le dire ) dans une aventure pareille, il paraît qu' un train spécial est prévu pour monter à l' hôtel du Montenvers les candidats allant à ce Pilier...! C' est peut-être exagéré, mais le nombre de vingt est sérieusement avancé.

Devant tant d' arguments, nos deux amis capitulent. Mais alors, pourquoi pas la face sud du Capucin, disent-ils presque aussitôt?

Avoir de tels amis, c' est, croyez-moi, absolument diabolique. Ils continuent:

- Vous n' êtes pas venus ici pour traîner de bistrot en bistrot ou aller à la plage conter fleurette à quelque jolie fille!

Un sourire complice aux lèvres, nous nous entre-regardons, Mario et moi.

-... Tas de dégonflards...!

C' est le point final à une série d' épithètes. Piqués au vif, nous nous ébrouons et, avec beaucoup de peine, nous nous extirpons de notre demi-léthargie.

Claude, Claudi, Mario et Marcel préparent les sacs pour tenter de percer le mystère de la face sud du Grand Capucin du Tacul.

Zut, zut et zut...!

Tous les' deux pas j' enfonce à mi-mollet dans une neige cartonnée. Mario me suit à dix mètres et croit profiter de mes traces, mais la neige cède là où justement elle avait tenu pour moi. Les deux Claude, plus légers, progressent le plus facilement du monde et prennent une avance considérable, ce qui me fâche encore davantage!

Le jour se lève et l'on aperçoit mieux le relief des pics qui nous entourent. Le Grand Capucin, le plus haut de tous, présente au spectateur sa face la plus belle, la face est, terrain d' une des plus grandes batailles de l' alpinisme moderne, bataille d' où sortirent vainqueurs Bonatti et Ghigo, après quatre jours de lutte. Son profil droit est la face nord, vaincue par Berardini et Paragot en 1955, moins haute, mais peut-être plus lisse et plus raide encore. Le profil gauche est évidemment la face sud, tentée, nous l' avons appris hier soir, par deux Belges, il y a une semaine environ. Nous ignorons à quelle hauteur ils ont dû rebrousser chemin, et par quel endroit ils ont attaqué. Cette paroi est aussi raide que les deux autres et d' une hauteur intermédiaire entre les faces est et nord. Il ne semble pas possible d' y tracer une directissime. Par la gauche en revanche un cheminement s' amorce, mais à mi-hauteur se perd dans des dalles très lisses coupées çà et là de petits toits.

Mais toutes ces considérations, si elles ont renseigné quelques personnes, ne m' ont guère avancé, pas plus que Mario d' ailleurs, et je vois très loin nos deux acolytes tapant du pied au bord inférieur d' une rimaye ridicule. Ils doivent s' impatienter.

Tout à coup, j' aperçois deux points au-dessus d' eux, qui avancent à bonne allure.

Tout de suite pessimiste, je suis persuadé qu' il s' agit de nos deux Belges et que la foule que nous avons voulu éviter aux Drus, nous la retrouverons à la Sud du Capucin. Décidément, c' est une journée qui commence mal. Les deux petits points dépassent les vires d' attaque de la face est et se dirigent droit vers l' attaque probable de la face sud. Mes craintes se confirment. Claude et Claudi sont tout aussi contrariés que nous. Tant pis! Sans perdre un instant nous nous lançons à la poursuite de nos prédécesseurs...

Nous avons l' air plutôt ridicule lorsque, nez à nez, nous nous retrouvons en face de nos pseudo, Belges. Ils redescendent et ce sont en réalité deux amis de Genève, Dreier et Bartschy.

- Nous avons été trompés, nous disent-ils, par des traces qui montaient trop haut dans le couloir et, de ce fait, nous n' avons pas remarqué les vires d' attaque de la face est. Et vous, où allez vous?... Bonne chance!

Nous sommes soulagés d' un grand poids. De contentement nous vidons une de nos nombreuses gourdes de thé emportées en prévision de la soif qui nous attend tout au long de notre escalade. Un premier rayon de soleil vient nous lécher et réchauffer un peu nos corps transis par l' air glacial du petit matin. Notre paroi au-dessus s' éveille. D' où nous sommes, nous la voyons toute, très raccourcie bien sûr: l' attaque, un magnifique dièdre en granit rouge aboutissant à une grosse terrasse, la seule vraisemblablement de la paroi; puis des dalles très lisses jusqu' au sommet. Claudi, moins contemplatif, trie déjà notre impressionnant matériel. Les cordées sont faites. Claude et Claudi marcheront ensemble et assureront la récupération de notre quincaillerie, tandis que Mario et moi essayerons de tracer une voie dans cette muraille.

Les premiers mètres sont faciles et très rapidement nous nous élevons, nous faufilant au travers d' immenses cubes de pierre. Un surplomb d' aspect facile casse notre élan. Pour le franchir, les premiers pitons sont plantés et les étriers déjà utilisés. Ça commence bien! Comme pour nous récompenser, une très belle fissure lui succède, et dans ce magnifique passage d' escalade libre une terrible envie de grimper naît, dissipant les craintes et les doutes, cette espèce de trac qui nous envahit avant une entreprise ardue.

Une terrasse sympathique nous accueille. La paroi se redresse et au-dessus doivent commencer les grosses difficultés. Une dalle d' abord, rayée d' une fine fissure qu' un piton tout neuf décore. C' est donc par là que les deux Belges, eux aussi, ont attaqué le monstre.

Mario s' élève et le dialogue monotone s' engage.

- Tire la gauche... la droite... du mou... tracte... zut!... Ouf, « ça fait ».

Une petite plateforme le reçoit. Pour moi, c' est très simplifié: je ne plante ni ne récupère ces sacrés pitons; aussi, avec très peu d' efforts, je rejoins mon ami. Le rôle ingrat des « Claude » va commencer.

Par deux surplombs qui se rejoignent, la dalle est interrompue. A la jonction, un dièdre s' amorce fort à propos. C' est le cheminement repéré du bas, et sans trop grosses surprises donc, nous devons accéder à cette large terrasse.

Lentement la cordée s' élève, Mario franchit, avec beaucoup de brio parfois, tous les obstacles qu' il rencontre. Le moral est aussi haut que le baromètre. A intervalles réguliers un piton belge semble nous souhaiter bonne chance!

Il est environ 15 heures lorsque nous l' atteignons, cette terrasse. Située sur le bord gauche de la face, elle nous réserve une petite déception: très près, un couloir de neige semble nous narguer.

II est certain qu' en cas de mauvais temps nous avons là une retraite sûre et rapide. En trois rappels de cordes nous devons pouvoir l' atteindre.

Nous dominons littéralement le Trident, et il est assez amusant de voir comme d' avion cette petite pointe très pure de ligne. C' est d' ailleurs un repère, et nous pouvons nous estimer à la moitié de la paroi.

Peu respectueux des coutumes de la société, nous nous mettons à table pour le déjeuner malgré l' heure tardive. Nous mettre à table n' est bien sûr qu' une image: un carré de nougat et une gorgée d' un thé infame nous rassasie. Nous accordons un regard à la suite du programme. On pourrait dire à la manière de Samivel:

- Maintenant jeune homme, maintenant seulement nous allons commencer à grimper.

Négligeant la sieste, nous repartons. Il est tout de même un peu tôt pour songer au bivouac, d' au plus, nous semble-t-il, qu' une petite terrasse nous invite trente mètres au-dessus. Par un passage bourré de glace nous l' atteignons, mais c' est pour nous trouver très déçus. Si plateforme il y a, elle est sous un mètre de neige. Claudi, notre terrassier attitré, aura bien du travail. Comme la place manque et que je suis peu disposé à jouer les manœuvres, je m' offre pour aller aménager la suite du « chemin »: une petite fissure qui s' échappe à droite et se faufile en plein cœur d' épouvan dalles. Piton après piton je m' élève, distrait de temps à autre par les vociférations de mes amis et le bruit d' énormes avalanches qu' ils déclenchent en aménageant notre bivouac. Le jour se meurt et je redescends, un peu fatigué de ce travail fastidieux. Sur la plateforme devenue vraiment confortable, nous nous préparons à passer une nuit des plus agréables.

Le Mont Blanc moucheté d' une dernière tache de soleil s' enfonce dans un ciel de plus en plus foncé. Le réchaud ronfle; le potage nous paraît délectable. Je pense au lendemain et suis un peu nerveux. Au-dessus du point atteint tout à l' heure, l' escalade est possible sur trente mètres environ. Après, des petits toits compacts semblent interdire toute progression.

Je somnole... des visions dantesques alternent avec d' autres plus réjouissantes...

- Une cigarette?

- Oui, merci, Mario... La nuit est longue.

Le petit jour surprend Claudi et Mario en train de préparer notre petit déjeuner. Paresseusement, j' attends un réchauffement de la température qui tarde. Tout s' enflamme autour de nous. De la Bédière et du Col du Géant, d' étranges chenilles humaines s' acheminent vers Tour Ronde. On pourrait parfois croire à la course nautique Oxford-Cambridge...

Les rayons du soleil, tangents à la face sud, projettent fidèlement sur le Grand Clocher du Tacul le profil du Capucin. Le notre aussi, quand nous faisons le gros dos. Nous pouvons ainsi repérer notre hauteur: cent mètres environ nous restent à faire.

Je n' ai plus d' excuses: le soleil nous irradie.. Je démarre, bardé d' un matériel encombrant. Malgré l' éclairage différent, l' aspect rébarbatif de la paroi n' a pas disparu. A la fissure aménagée hier soir succède une autre fissure plus large, plus raide, plus difficile. Les pitons tiennent très mal et Mario les récupère malgré lui. La progression n' est pas rapide et Claude et Claudi, toujours au bivouac, photographient pour s' occuper.

Je ne sais vraiment pas par où passer. A gauche, une grande dalle surplombante, au-dessus une sorte de goulet impossible, à droite une petite lézarde aboutissant sous un toit. Je cherche désespérément à placer un piton, le plus petit de toute ma collection. Il se plante d' un petit centimètre, et je tape dessus comme un forcené afin qu' il se rive. Très délicatement je porte mon poids sur cet appui précaire. Contracté, je tente de pitonner dans une fissure bouchée. Nos pitons sont trop longs et trop larges. En quelques minutes, je hérisse tout autour de moi la paroi de ma ferraille; la quantité remplacera la qualité. Tout en bas des alpinistes ou des curieux se promènent dans la Combe Maudite. Les deux « Claude » photographient toujours; Mario, anxieux, tient les cordes. L' écho nous renvoie un grand hourra. Ce doit être nos deux camarades qui sortent de la face est. Je les envie presque... C' est le début de l' après, et depuis ce matin je n' ai pu mettre les pieds ailleurs que sur les escarpelettes. Et il ne semble pas que je puisse avant longtemps les poser sur du terrain plat.

Le premier toit est franchi. La fissure continue, mais se bouche davantage. Quelques mètres au-dessus elle disparaît complètement en pleine dalle. Je ne vois plus personne et un sentiment de solitude m' envahit, d' impuissance aussi. Je ne voudrais pas redescendre sur ces pitons peu solides et c' est un peu la peur qui me commande de continuer. Le chant rythmé et endiablé d' un marteau m' apprend que la deuxième cordée est entrée dans la ronde. Je n' ai presque plus de corde et Mario s' inquiète. Très près, une mauvaise niche m' invite, mais pour l' atteindre il faut pitonner une fissure trop loin à droite. Pendu à un étrier dans une sorte d' opposition, en m' étirant au maximum, je tente ma chance. Le piton, comme fâché du coup de marteau, disparaît, mangé par le vide énorme. Il doit être sur du plat, lui!...

Le temps passe et Mario, qui ne comprend rien à ce qui se passe, commence à s' irriter.

Un clou... deux clous... trois clous... rien ne pénètre. Le quatrième, un placide sans doute, s' enfonce dans un trou que je ne pouvais voir. Ça passe donc! Avec beaucoup de difficulté ( il faut que je m' allonge encore davantage ) je place ma corde et pendule. Un filet d' eau glacée m' accueille, imbibant désagréablement mes habits. Je suis très déçu par la niche qui me reçoit, mais je ne peux plus continuer. Mal installé sur mes étriers je dois attendre que Mario me rejoigne. Puis la lente progression reprend, fastidieuse. Les pitons tiennent toujours aussi mal... J' en ai assez!... Encore une traversée. Le vide commence à m' impressionner. Les cordes ce coincent sous quelque surplomb; je dois revenir. Une crampe me tord le bras. Je crie à Mario de tout lâcher, je m' énerve.

Tout en bas, très loin, des cordées rejoignent les refuges. Dans quelques minutes elles pourront se reposer, boire. Tiens, c' est vrai, j' ai très soif... Enfin les cordes coulissent mieux. Traversée de nouveau, puis un surplomb qui cachait une fissure bombée aboutissant je ne sais où. Elle est verticale et nous rapproche du sommet, c' est l' essentiel. Mais elle est large et les clous sont beaucoup trop à l' aise. Je n' ai que trois coins de bois. Pitonnant, dépitonnant puis replantant, lentement je gagne du terrain. La pente s' infléchit, les dalles disparaissent et la paroi devient beaucoup plus fracturée, ouvragée curieusement, présentant une quantité de petits surplombs. C' est tout de même beaucoup plus sympathique. Le paysage n' a pas changé, mais l' éclairage différent donne aux montagnes un tout autre relief. Le jour sera bientôt fini et nous sommes toujours sur étriers. D' un petit relais j' aperçois une plateforme, la première depuis fort longtemps, et cette vision me remplit d' aise. Mes amis ne voient encore rien, et ils doivent réfléchir sur la meilleure méthode pour passer une nuit sur étriers. Mario, tout en s' étonnant du peu de matériel employé dans la fissure, me rejoint rapidement. Visiblement contracté, il devient subitement souriant, nous nous regardons et nos visages brillent du même optimisme. Il n' y a plus de raison pour que nous ne réussissions pas.

Je repars plus léger, tandis que mon second assure la progression de la deuxième cordée reliée depuis peu au même filin. Je grimpe maintenant sans moyen artificiel, et c' est bien agréable. Un petit surplomb, un gros rétablissement, et je suis sur du plat. Au-dessus, une belle terrasse, emplace- ment idéal pour notre second bivouac; une dalle facile m' y conduit. Avec délice je m' assieds, je m' étends... Il fait tout à fait sombre maintenant; Claudi, très bas encore, n' y voit sans doute plus rien et n' a plus envie de dépitonner. Le sommet est à portée de main, et cela semble tellement facile d' y parvenir!

Très tard, à près de 22 heures, nous sommes tous réunis au « campement » et, entre nous, isolés du reste du monde, nous savourons notre réussite.

Les choucas durent bien mal dormir cette nuit-là, tenus éveillés par nos chants discordants, nos hurlements affreux. Nous laissions éclater notre joie, cette joie qu' on ressent après chaque grande action. Et une course de montagne en est une, qu' elle s Blanc1.

appelle face sud du Capucin ou voie normale du Mont

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