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La Flèche Rousse d'Argentière

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par J. Gaudin

( Lausanne ) Avec 1 illustration ( 119 ) Lorsque des Dorées nous avions admiré l' Aiguille d' Argentière, notre regard s' était attardé sur son contrefort est qui la relie à l' Aiguille de la Neuvaz. Nombreux sont les gendarmes qui hérissent cette longue crête dont le flanc nord, succession de pentes de neige et de couloirs verglacés bordés de côtes rocheuses, a un aspect rébarbatif. Le Col du Tour Noir forme sa plus basse dépression et la Flèche Rousse le dernier bastion défendant l' accès à la calotte neigeuse du sommet de l' Argentière.

Le souvenir de cette arête sur laquelle nous n' avions recueilli que de brefs renseignements et l' attrait de l' inconnu nous poussèrent à effectuer cette course vaguement projetée lors de notre premier examen.

Le 15 septembre, malgré un baromètre incertain, mes amis Henri Ramel, Paul Hirschi et moi quittons la cabane de la Neuvaz à 3 heures et demie. L' absence de lune oblige à gagner à la lanterne, au travers de la moraine LA FLÈCHE ROUSSE D' ARGENTIÈRE croulante, les premiers névés durcis. Remontant le glacier de la Neuvaz, sous le Darrey, nous en traversons la partie supérieure moins inclinée. La glace affleure un peu partout; la descente, facile en été, des pentes de glace sous la Grande Luis, est transformée en un réchauffant travail du piolet. Laissant à gauche l' itinéraire menant au Col Supérieur du Tour Noir, nous suivons le fond de la combe glaciaire et débouchons au Col de la Neuvaz où un fort vent nous accueille. Les conditions d' enneigement ne sont pas meilleures ici; pour accéder au Col du Tour Noir, nous évitons le flanc nord en gagnant le sommet de l' Aiguille de la Neuvaz par un petit couloir.

A 7 h. 1/2 l' horizon restreint jusqu' alors s' étend; nos yeux, quittant l' im face nord du Triolet, fouillent parmi les aiguilles de Chamonix et se fixent bientôt sur le but d' aujourd encore lointain. Notre impatience est grande de varapper dans ce solide granit rougeâtre déjà tiédi par le soleil matinal, aussi la traversée des deux premiers gendarmes paraît-elle amusante; celle du troisième, plus difficile, débute par une vire étroite qui nous engage sur le versant sud et nous conduit par une cheminée pénible à une plateforme confortable où Ramel et moi jugeons opportun de nous restaurer; Hirschi grimpe encore, sa lente progression se mesure aux mètres de corde qu' il nous réclame; son apparition dans le ciel, 15 mètres au-dessus, est saluée la bouche encore pleine. Ce premier obstacle nous fait songer à ceux qui peuvent suivre; souhaitant gagner du temps, nous résistons à la tentation d' imiter notre ami. Espoir de courte durée, en effet, une dalle inévitable, inclinée à 70 degrés, rend un rappel indispensable; réunis dans une petite brèche où la neige persiste, je panse Ramel blessé, tandis que Hirschi examine un véritable index de pierre dressé devant nous; ce dernier est dédaigné pour passer sur le côté ensoleillé et gagner la base d' un ressaut. Ici la courte échelle est nécessaire; allégé, Hirschi franchit délicatement le piédestal que je constitue, puis, avec la même adresse, en fait autant d' une dalle qui l' amène par le fil de l' arête dans une courte cheminée tapissée de neige, ouvrant sur le côté nord. Des feuillets se détachent traîtreusement et filent en de nombreux bonds jusqu' au glacier. Le « tu peux venir » retentit cependant et nous rejoignons, bien assurés, goûtant en toute quiétude cette partie délicate.

Pour la suite de l' escalade, nous empruntons le versant N où la progression est facilitée par des rochers qui, çà et là, piquent la neige d' îlots de sûreté. Dès que nous le pourrons, nous rallierons l' arête. Une première tentative à la découverte du soleil aperçu entre deux gros blocs, nous vaut une remontée ardue jusqu' au pied d' une paroi de 15 mètres. Deux possibilités s' offrent à notre choix: une fissure d' une hardiesse élégante ou la pente de neige à droite. Nous supputons les chances de succès et préférons avec quelques regrets chercher dans l' ombre une voie moins exposée. La forte déclivité nous empêche de voir la Flèche Rousse; pour nous orienter, nous nous élevons au petit bonheur maintenant sous l' arête dans un rocher verglacé et reconnaissons l' itinéraire décrit qui doit rapidement nous conduire au sommet. La neige poudreuse recouvre malheureusement cette pente de glace vive entourant en écharpe la base des rochers enneigés; la taille en serait longue et fatigante. Pourquoi ne pas chercher un passage dans la face? Hirschi, déjà engagé, progresse de quelques mètres puis hésite. « Tout est rond et la glace plaque les prises. » Nouveau départ, nouvel échec. Etant dernier, je peux à loisir grelotter et imaginer des voies fantaisistes; une de celles-ci cependant paraît réalisable. Je l' essaie, une première fissure m' amène à une plateforme, Ramel me rejoint; une autre faille verticale dont le fond est garni de neige et de glace permet de m' élever de quelques mètres. Coincé, je souffle dans mes doigts gourds, puis enlève la neige qui s' est accumulée entre un bloc détaché de la paroi et la paroi elle-même. Enfonçant l' avant dans cet espace, les pieds raclant le mur, je sors de ce mauvais pas sur un balcon confortable. Successivement mes deux amis échappent au vide et Hirschi repart immédiatement; une dalle, puis une cheminée dont la sortie en surplomb malaisé est évitée, et nous touchons au but; première victoire.

Comme il ferait bon profiter des derniers rayons, laisser errer son regard sur ces abîmes; hélas un autre exercice nous attend. Un rappel évite la cheminée tapissée de glace supposée être la voie habituelle. En quelques pas nous sommes sur la crête de neige menant au sommet de l' Argentière.

Aucun d' entre nous ne connaissant l' accès au refuge d' Argentière, nous décidons de rejoindre la cabane de Saleinaz et optons, après en avoir repéré les différents passages, pour la descente directe par la face est. La corniche est passée à 18 h. 30, et une neige excellente permet d' accélérer l' allure. Dès que nous touchons une des côtes délitées, les crampons sont enlevés, et c' est la course à la rencontre de l' ombre envahissante. La nuit nous surprend à 300 m. de la rimaie au-dessus du surplomb qui termine la côte que nous suivons. Contraints de rejoindre les rochers apparents à la base du couloir Barbey, nous franchissons par un rappel en biais un goulet glacé.

Tandis que je tire sur un des brins de la corde, un vrombissement s' ampli d' instant en instant nous alerte. Soudain nous comprenons: c' est la chute des pierres ébranlées par notre rapide passage. Pas le moindre abri. Dans l' obscurité maintenant complète, le relief de la roche se distingue mal. Accroupis derrière une proéminance minuscule, sous la protection de nos sacs, l' attente se prolonge. A l' intensité des sifflements on devine le volume des projectiles. L' avalanche emprunte le couloir quitté quelques minutes plus tôt, seuls quelques cailloux et des débris de neige frappent nos sacs; la première alerte est passée, il y en eut d' autres, toutes furent stimulantes. Rapidement, de cachette en cachette, nous gagnons la neige et passons la rimaie heureusement obstruée.

La lune éclaire l' autre côté du glacier et la sécurité nous rend sensibles à la féerie des lieux; ces taches brillantes prises pour une lumière de caravane n' étaient que des rayons de lune échappés à l' écran de l' arête.

Harassés mais satisfaits, nous nous hâtons maintenant à la recherche du meilleur passage sur le glacier, de la meilleure place à la cabane.

Il est 23 h. 30.

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