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La paroi nord de l'Aiguille de Triolet

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

( 3870 m. ).

lre ascension, 20 septembre 1931. Par Robert Gréloz.

En 1931 au nombre des rares grandes faces vierges du massif du Mont Blanc figurait encore la paroi nord du Triolet.

Montagne paisible vue du versant de Talèfre, le Triolet présente un tout autre aspect du côté du glacier d' Argentières. L' édifice rocheux émerge d' une magnifique paroi glacée peu faite, parce qu' excessivement redressée, pour encourager à l' utiliser comme voie d' ascension.

Qu' elle soit vue d' en haut, d' en bas ou de profil, c'est-à-dire sous ses angles les moins favorables, cette pente apparaît formidable. On conçoit dès lors aisément qu' elle n' ait pas encore été parcourue.

Très convoitée par l' élite alpine, elle avait toujours repoussé les divers assauts dirigés contre elle ces dernières années.

De ces différentes tentatives une seule fut bien près d' aboutir; ce fut celle du très regretté Bobi Arsandaux et de MM. P. Chevallier et E. Stofer qui parvinrent jusqu' au milieu de la paroi où le sérac surplombant coupa court à leurs intentions. Les conditions de neige étaient ce jour-là si bonnes qu' elles permirent à la caravane d' opérer une retraite qui, très certainement, ne dut pas être une petite affaire.

La montagne se défendait donc sérieusement et, d' après MM. Arsandaux et Stofer, une seule possibilité de réussite s' offrait: contourner par la gauche, la tranche du sérac. Encore fallait-il savoir comment s' y prendre, car, sur cette partie qui serait sans doute fort longue, la pente atteint son maximum d' in, c'est-à-dire dépasse 60 degrés; et un angle pareil ne pouvant donner prise qu' à de la glace vive, on s' imagine l' extraordinaire et périlleux travail réserve à qui voudrait l' entreprendre.

Le problème subsistait donc encore en entier.

Avec mes amis J. Grobet et F. Marullaz nous avions fait une tentative au mois de juin de cette année, mais les conditions printanières furent si désastreuses que notre expédition fut arrêtée peu après la rimaye.

Après cet essai infructueux et vu le mauvais été dont nous étions gratifiés j' avais abandonné tout espoir de gravir le Triolet cette saison.

Il fallut une parole en l' air de mon ami Roch pour que cette fameuse course redevint d' actualité. Il faut dire aussi que fete s' améliorait au fur et à mesure qu' il approchait de sa fin. En outre notre projet s' étayait sur des hypothèses non dénuées de sens ni de valeur: « Comme il a neigé tout fete ou presque, la pente qui, au printemps, était toute de glace vive, s' est sans aucun doute améliorée et la neige tombée durant la première quinzaine de septembre ne sera vraisemblablement pas un gros inconvénient, la pente étant par trop raide pour qu' elle puisse s' y maintenir en abondance. » Tels étaient les arguments que nous échangions pour nous convaincre de la nécessité d' un nouvel essai.

Alors qu' averti par mon précédent insuccès, je témoignai d' une prudente réserve quant à la réussite de notre projet, Roch, lui, était débordant d' enthou; il est vrai qu' il n' avait encore jamais eu l' occasion d' examiner la face en question d' un peu près. « Tu verras, » me disait-il, « on l' aura, et les doigts dans le nezl » « Oui! » répondais-je, « mais le Tour Noir ou le Domino », car ces ceux pointes devaient l' une ou l' autre nous servir de consolation en cas d' échec.

Le samedi 19 septembre arriva et Roch était plus optimiste que jamais Cependant notre départ de Genève ne se fit pas comme d' ordinaire. Une joie quelque peu forcée trahissait notre nervosité que nous avions grand' peine à dissimuler; et quelques recommandations, dont nous n' étions pas coutumiers, laissaient percevoir une certaine anxiété dans notre entourage.

A Chamonix, sans en prévoir les conséquences, nous faisons une longue halte dans une confiserie et nous donnons libre cours à notre gourmandise.

Durant la montée à Lognan d' énormes nuages se font un malin plaisir d' assombrir le temps et semblent vouloir donner raison à mon pessimisme. La nuit tombe très rapidement; c' est même en pleine obscurité que nous arrivons à l' hôtel, ouvert par hasard, grâce à M. Simon fils qui est en partie de chasse avec un camarade. Lorsqu' il apprend que nous voulons encore continuer ce soir sur le refuge d' Argentières, il nous pose la question tant redoutée: « Où comptez-vous donc aller demain? » Nous n' osons dire « au Triolet ». Alors, comme des malfaiteurs dissimulant leur forfait, nous répondons après un temps d' hésitation: « au Domino ». Et nous prenons congé de nos hôtes, étonnés de nous voir poursuivre notre route si tard.

v Entrés par un temps chargé de nuages, nous sortons sous un ciel lumineux d' étoiles. Rien de tel pour encourager. L' espoir renaît en moi et j' accueille favorablement tous les « witz » que vent bien faire Roch sur la face nord du Triolet.

Cet entrain ne dure que jusqu' au plateau supérieur du glacier d' Argen où une petite indigestion due à un maudit chou à la crème dégusté à Chamonix me contrarie beaucoup. Afin de créer des arrêts qui, en ralentissant notre marche, me permettent de me reprendre un peu, j' invoque une foule de prétextes tels la faim, la soif et des descriptions d' itinéraires qui intéressent ou tout au moins paraissent intéresser mon camarade.

La nuit, particulièrement belle, me vient aussi en aide car, sous la clarté lunaire, les imposantes murailles nord de l' Aiguille Verte et des Droites, sombres et lugubres, sont des sujets d' admiration jamais épuisés.

En dépit de ce stratagème c' est assez déprimé que j' arrive au refuge. Il est tard, près de 23 heures, nous absorbons un thé chaud et nous nous glissons aussitôt sous les couvertures. Il est fort heureux qu' elles soient nombreuses, LA PAROI NORD DE L' AIGUILLE DE TRIOLET.

les couvertures de la cabane, car s' il fallait compter sur les rares et horribles paillasses pour adoucir notre couche, nous aurions les reins sérieusement mis à mal.

Levés peu avant 4 heures nous activons les préparatifs. Quelle n' est pas ma surprise d' entendre Roch me dire:

« Et puis, si c' est trop raide, on s' arrangera bien pour redescendre, nous ne serons du reste pas les premiers. » « Oh! pour redescendre, nous descendrons toujours, d' une façon ou d' une autre », lui répondis-je.

Suit alors une longue discussion sur les chances que nous aurions de nous tirer indemnes d' une chute sur la pente du Triolet.

La belle assurance de mon compagnon semblait donc entamée. J' entrepris à mon tour de jouer l' optimiste. Oh! pas pour longtemps, car dès que nous fûmes dans l' épaisse couche de neige poudreuse qui recouvrait le fond du glacier, mon chou à la crème entreprit de me démontrer que, si j' étais animé des meilleures intentions, je devais encore compter avec lui.

Je n' exagère rien en disant que la distance du refuge à la rimaye fut pour moi la partie la plus pénible de l' ascension, ce fut un véritable calvaire. Tenaillé par l' estomac, soufflant, suant, les jambes coupées, je me traînai à trente mètres derrière Roch.

A la rimaye, au pied de la paroi, un nouveau conciliabule s' engage sur les conséquences d' une glissade. Hélas, force nous est de convenir qu' un tel accident n' aurait rien d' amusant, car sur la ligne de chute probable la rimaye constitue un mur vertical inquiétant et au-dessus quelques rochers, qui émergent de la glace, risqueraient fort de nous égratigner au passage.

Ces constatations enregistrées nous passons aux actes, bien décidés à tout mettre en œuvre pour éviter pareille mésaventure.

Roch est à l' attaque, le voici bientôt au-dessus de la rimaye Je l' entends murmurer: « Bigre, ce que c' est raide. » Nous montons obliquement, la taille est aisée, quoique délicate du fait de l' inclinaison. Nos prévisions quant aux conditions sont à peu près réalisées. La neige est dure sur une couche de glace. Il y a tout de même impossibilité de planter le piolet avec efficacité. Il ne nous reste donc qu' à travailler sans perdre l' équilibre.

Quoique facile, la taille des marches est fort longue, car il ne s' agit pas de faire de l'«à peu près », mais bien d' établir un escalier régulier qui, en prévision d' un échec possible, doit nous assurer une voie de retour avec le minimum de dangers.

A monter si lentement, mon indigestion ne m' incommode pas trop, car Roch, de son mouvement tranquille et régulier, continue la pose de ses degrés et me dispense de tout effort. Il semble si à son affaire que j' ai bien garde de lui proposer de le suppléer.

Bientôt cependant, trop tôt à mon gré, il m' annonce qu' il en a plein les bras et qu' il serait enchanté de jouer un rôle moins actif.

Notre ligne d' ascension nous fait passer à proximité des îlots rocheux situés au premier quart de la paroi. Le voisinage de ces rochers est caractérisé par une abondance de neige fraîche sur de la glace.

Des affleurements rocheux part une sorte d' arête neigeuse, peu saillante mais néanmoins nettement accusée, qui monte verticalement et s' en va mourir aux abords des rochers supérieurs. Roch voudrait suivre cette arête afin de gagner de l' altitude, puis ensuite utiliser les rochers et traverser horizontalement contre ou par-dessus le sérac. J' ai grand' peine à lui démontrer l' erreur d' une pareille idée, car, malgré l' avantage de l' emploi de la petite arête, les rochers présentent un très grand aléa et le moins que l'on puisse en dire est qu' ils seraient impraticables. Nous serions alors dans l' obligation de traverser la pente à leurs abords et il est à peu près certain qu' à cet endroit elle nous offrirait ses plus mauvaises conditions.

Roch s' étant rendu à mes raisons, nous continuons notre montée en direction du sérac.

Jamais parcours ne nous sembla plus long et plus relevé que ce tronçon allant de l' îlot rocheux jusque sous le sérac. Lorsque sous le piolet je vis voler la glace en éclats, j' avoue avoir ressenti une de mes plus désagréables impres- sions de montagne, car le début de cette longue traversée sur glace vive ne laissait pas d' être inquiétant.

D' autre part, sous l' effort, mon indisposition reprend courage, ce qui n' est pas fait pour faciliter les choses. Il m' est alors donne de constater qu' un malaise en somme bénin qui, en d' autres occasions, n' aurait comme conséquences qu' une petite dépense d' énergie supplémentaire, prend ici des proportions énormes. Je taille avec peine, trouve la glace trop dure, bref, en langage vulgaire, je « la pile ».

Roch s' aperçoit bien que ça ne va pas; aussi me demande-t-il de lui céder la place, ce que de bonne grâce je lui accorde.

A ce moment la zone de glace cesse et fait place à de la neige poudreuse dans laquelle nous nous mouvons avec de grandes précautions, car à maints endroits nous sentons sous nos pieds la glace lisse.

Durant cette traversée, alors que je surveillai les mouvements de mon camarade, un énorme glaçon détaché des rochers supérieurs, roulant et sifflant, me frôle à moins d' un mètre. De crainte d' effrayer mon compagnon qui ne s' est aperçu de rien et qui, de plus, ne raffole pas beaucoup de ce genre de cadeaux, je garde le silence, me contentant de surveiller toute nouvelle expédition.

Plus haut, avant d' arriver à l' aplomb du sérac, nous sommes témoins d' une jolie avalanche de neige poudreuse qui, descendant des régions supérieures, tombe en magnifiques cascades par-dessus le mur de glace. Ce spectacle qui nous séduit beaucoup se prolonge assez longtemps. En d' autres circonstances nous aurions volontiers sacrifié une pellicule, mais aujourd'hui nous ne pouvions nous permettre ce luxe, notre situation étant vraiment trop incommode et surtout trop dangereuse.

Cette longue et périlleuse traversée nous amène à une cinquantaine de mètres sous le mur de glace contre un sérac secondaire près duquel nous sommes surpris de trouver un emplacement qui, sans être très confortable, offre au moins la possibilité de s' asseoir.

De notre position nous ne pouvons encore voir ce que nous réserve le gros sérac, mais, tout en devisant, nous songeons avec effroi à ce que serait un retour par la voie que nous venons de suivre. Coûte que coûte, il nous faudra franchir le ressaut de glace, dussions-nous pour cela le contourner dans le voisinage des rochers.

Je vais maintenant tout à fait bien, il ne paraît plus rien de mon indigestion, je suis ainsi en mesure d' assurer à la cordée un concours plus effectif.

De nouveau en mouvement nous piquons droit sur le sérac surplombant. A une question de Roch sur l' état de la pente je lui crie: « Aletschhorn », car, comme lors d' une ascension qu' il fit à la face nord de l' Aletschhornnous trouvons de la neige poudreuse en abondance qui, loin de nous désavantager, nous évite de tailler.

Le sérac, véritable mur de glace d' une douzaine de mètres, complètement vertical, laisse une rimaye entre lui et la pente. Sur la gauche, à l' aplomb d' une autre petite tranche de glace située plus haut que le sérac principal, un couloir quasi vertical bordé d' une arête de glace offre l' unique solution de continuité.

Sans tarder nous nous y lançons. Voulant m' aider de Roch, je le fais venir au bas du petit couloir. A ce moment nous sommes tous deux dans une situation extrêmement précaire. Ni l' un ni l' autre ne pourrions nous retenir en cas de glissade et une chute en cet endroit serait désastreuse.

Nous avons beaucoup de peine à nous mouvoir, car une énorme quantité de neige poudreuse s' est accumulée sur la glace qui constitue cette sorte de glissière.

Parti du mauvais pied, je me trouve bientôt à deux mètres au-dessus de Roch dans une pénible position, ce que voyant mon camarade se hisse à mon niveau et, s' aidant de mon épaule en guise de courte échelle, continue, poussant des pieds et du ventre dans l' épaisse couche de neige afin d' abaisser autant que possible l' angle d' inclinaison pour s' y frayer un passage quelque peu sûr.

Stoïque sous les paquets de neige que sans pitié mon compagnon m' ex, j' attends patiemment la fin du déluge. Mais quelle fin! Quelle joie! Car cela signifie pour nous que la partie est gagnée, c'est-à-dire que la face nord du Triolet agonise.

Le temps de franchir à mon tour le mur et nous continuons, mais dès lors libérés de toute anxiété et assurés du succès.

En pleine action un sinistre craquement retentit comme si toute la montagne était secouée sous nos pieds. Serait-ce le sérac qui manifeste son mécontentement? On pourrait le croire. Roch constate qu' il est préférable d' être au-dessus plutôt qu' au du sérac pour entendre ce genre de bruit; c' est en tout cas moins alarmant.

La pente est maintenant en excellentes conditions; deux légers coups de piolet nous façonnent une marche convenable. Nous exultons de la certitude de la victoire.

Cependant une rimaye qui n' est pas un très gros obstacle nous ramène dans une pente excessivement relevée et toute de glace vive.

Nos nez s' allongent. Aurions-nous trop tôt vendu la peau de l' ours? Il nous reste encore trois cents mètres environ à gravir et si les conditions sont telles tout le long, nous en avons pour de nombreuses heures. Tant pis, nous serons patients.

Et la laborieuse et pénible taille de grosses marches dans une glace très dure recommence. Une langue blanche orientée dans le sens de la pente à cinquante mètres de distance pourrait peut-être offrir une consistance meilleure.

Tout en montant légèrement, nous taillons dans cette direction. L' im de vide est ici énorme, car au-dessous de nous la lèvre supérieure de la rimaye forme un ressaut et plus bas encore les séracs nous masquent la partie inférieure de la pente.

Lorsque la corde est entièrement dévidée et que Roch à son tour est engagé sur la glace, une certaine angoisse nous étreint. Il m' a paru plus tard que ce passage fut, avec celui du sérac, le plus sérieux de toute l' as.

La langue blanche se révèle excellente; si elle est dure c' est de la neige gelée, plus facile à travailler que la glace. Bien que la pente soit toujours aussi relevée nous avons au moins l' avantage de nous sentir plus à l' aise. Nous ne nous octroyons plus un seul arrêt. Dès que je suis à bout de corde, Roch rejoint rapidement et je repars aussitôt.

Malgré cette allure, rapide pour la circonstance, nous désespérons d' arriver à nos fins. Je fais des calculs approximatifs sur le nombre de cordées qu' il nous reste à gravir. J' estime six. Au bout des six longueurs de corde le but est encore loin, j' en compte encore quatre, mais la perspective se joue une nouvelle fois de moi. J' abandonne alors mon système d' approximation qui ne fait que m' agacer.

La fatigue se fait maintenant sentir. Chose curieuse, ce n' est pas l' incessant mouvement de piolet qui nous accable, mais uniquement l' action d' enrouler ou de dérouler la corde afin de s' assurer respectivement. Ce simple mouvement latéral des bras qui dérègle la cadence de la taille est pour moi une véritable souffrance, je m' en étonne beaucoup ainsi que Roch qui subit le même phénomène.

Les derniers cinquante mètres de la pente qui, sur cette ultime partie, s' abaisse sensiblement sont franchis presque au pas de course, sans taille et sans assurage, avec la seule aide des crampons, tant notre joie est grande de voir arriver la fin de nos peines.

Quel soulagement de pouvoir enfin s' asseoir, s' étendre au soleil, sans plus aucune perspective d' embûches devant soi! La brèche ouverte entre le Triolet et les Petites Aiguilles de Triolet, point de notre arrivée, est pour cela, du moins nous a-t-il paru, d' un confort inouï. Nous essayons de manger, car jusqu' alors nous n' y avons guère songé, mais l' excitation est encore trop violente et l' appétit fait défaut.

Nous allons faire une visite de convenance au sommet Visite qui nous coûte plus qu' on ne pourrait le croire, car, à grimper dans les rochers qui ne présentent aucun caractère de difficulté, les reins et les jambes, raidis par la lente et longue montée de la face proprement dite, se montrent rebelles à ce nouvel effort. Nous soufflons et geignons comme des vieillards qui regrettent leur souplesse d' antan.

Du sommet la vue est fort belle; toutefois la grande impression de conquête, déjà ressentie à la brèche, n' a plus à se manifester. Nous ne faisons que passer, non sans avoir, dans un geste malheureux, fait dégringoler le cairn sur l' Italie.

Revenus à la brèche nous rassemblons notre matériel et entreprenons aussitôt le retour.

Nous descendons environ cent mètres sur le versant sud et traversons tout le flanc de la montagne sous les Petites Aiguilles de Triolet.

Les rochers, quoique de très mauvaise qualité, sont faciles; néanmoins l' abondance de neige crée quelques délicats passages où nous n' avons pas trop de ce qui nous reste d' attention et d' énergie pour éviter une dangereuse glissade.

Pendant cette traversée le gai soleil nous favorisait et nous laissait présager un heureux retour de jour, au moins jusqu' au Couvercle.

Une désagréable surprise nous attendait au Plateau du Triolet sur lequel nous parvenons vers 17 heures. Il y règne un épais brouillard et un vent froid y sévit avec violence. La transition est énorme: de la douce chaleur où nous étions sur les rochers nous entrons dans une atmosphère humide et glaciale.

Devant le manque de visibilité nous établissons la direction N-0 qui vraisemblablement doit nous conduire sur le glacier de Talèfre. Nous espérons que durant la traversée du Plateau une éclaircie nous permettra de nous diriger à travers les séracs supérieurs de Talèfre.

Notre espoir, hélas, ne se réalise pas, car un abîme dont, à cause du brouillard, nous ne pouvons évaluer la profondeur nous arrête et nous fait attendre l' éclaircie qui décidément se refuse à venir.

En désespoir de cause nous contournons l' obstacle, puis, comme la pente s' accentue, nous redoublons de précautions, car il est toujours impossible de rien distinguer.

Les plaques de neige qui se détachent à notre passage filent à grande allure. Un instant nous nous arrêtons et en faisons rouler une grosse afin d' étudier sa course au son. Nous l' entendons rouler quelques secondes, puis plus rien. Cette expérience, très concluante, n' est guère rassurante, car, sans nul doute, un nouvel abîme nous guette à quelques pas.

Alors, à pas lents, solidement assuré, je m' avance pour tenter de sonder l' opacité du brouillard. Un semblant d' éclaircie me vient en aide et me laisse entrevoir l' énorme crevasse; cela n' apporte rien de nouveau à notre situation. Roch qui, il y a quelques années, a déjà traverse ces séracs s' étonne d' y rencontrer de pareils obstacles.

Après une nouvelle et vaine attente nous contournons sur la droite cette énorme cassure et nous descendons encore quelque temps au hasard quand brusquement la pente se termine au-dessus d' un ressaut de glace.

La nuit approche, Roch s' énerve, nous ne parvenons pas à trouver une solution de continuité et le brouillard est plus dense que jamais; aucun indice d' amélioration ne se manifeste.

Sera-ce le bivouac force? Je n' y songe pas encore. Une nouvelle attente entrecoupée d' infructueuses tentatives pour sortir de cette impasse demeure sans résultat. Partout ce ne sont que de mystérieuses profondeurs ou des murs de glace inquiétants. De temps à autre une jambe qui passe au travers d' un pont de neige nous fait mesurer la gravité de notre situation.

Ces embûches incessantes qui se dressent sur notre passage nous exaspèrent et, la fatigue aidant, nous en venons à douter de notre retour le soir même. Nous craignons même de nous être trompés de versant.

Roch lance alors le mot de « bivouac ». Ce mot tombe sur moi comme une massue. Aux arguments raisonnables de mon camarade j' oppose celui de descendre coûte que coûte, quel que soit le versant sur lequel nous avons échoué, car l' unique bivouac que j' aie eu jusqu' à ce jour m' a laissé un tel souvenir que la perspective de repasser par les mêmes transes me révolte.

Une très vive discussion nous met aux prises. Finalement, devant l' im du brouillard, je me range à la proposition de Roch: je consens au bivouac.

Nous essayons tout d' abord de trouver un abri naturel dans une crevasse; mais toutes sont trop profondes. Nous avons alors recours au moyen primitif du trou dans la neige.

Simple comme idée, mais fort difficile à réaliser, car s' il est aisé de creuser dans la neige, il est excessivement pénible d' entailler la glace qui apparaît une fois la couche de neige percée. Nous nous y employons tout de même avec une ardeur et un acharnement si féroces que de son piolet Roch fait deux moitiés.

L' unique avantage que présente ce mode d' abri est que sa confection, très laborieuse, nous aide à passer le temps tout en nous réchauffant. Il est juste d' avouer qu' en dépit de notre meilleure volonté nous ne parvenons pas à établir la confortable caverne dont rêvait Roch.

Il est 21 heures lorsque sonne la suspension des travaux. La grotte creusée permet tout juste de nous tenir assis, serrés l' un contre l' autre, la tête et une partie du buste à l' abri et le reste du corps restant exposé aux intempéries.

Le programme n' ayant pas prévu ce bivouac, les vêtements supplémentaires si utiles en pareil cas nous font défaut. Roch prend la précaution de se déchausser et de calfeutrer ses pieds dans son sac tandis qu' impru je tiens à conserver mes souliers.

Il est de toute évidence que dans un pareil gîte nous ne dormirons pas; néanmoins nous nous y efforçons.

Malgré tous nos soins notre position n' est guère confortable. Roch cependant s' assoupit, le bienheureux, oh! pas pour longtemps, car un mouvement pour me changer de côté a tôt fait de le ramener à la réalité. A mon tour j' use de tous les moyens pour tomber dans les bras de Morphée. Entre les dents je siffle des berceuses; je songe à un lit moelleux ou à un calme plat sur le lac, mais hélas, rien n' y fait, car à l' instant où je crois être arrive à mes fins, une crampe de mon compagnon le fait se redresser en me bousculant sans égards.

Non contents de nous avoir bloqués dans ce monde de crevasses et de séracs, les éléments continuent à se jouer de nous. En effet il neige et des coulées qui glissent sur la pente s' introduisent à intervalles réguliers dans notre abri et nous recouvrent les membres inférieurs; notre confort en est atténué d' autant.

Vers minuit la neige cesse, mais le froid est atroce. Nos vêtements qui se sont humectés au contact de la neige sont maintenant complètement durcis par le gel, nos culottes en particulier nous font un effet des plus désagréables.

Bientôt frigorifié je sors de notre excavation et, tout en battant la semelle, j' entonne les chants les plus divers. Roch me rejoint bientôt et c' est alors un duo de grande ampleur dans un décor nocturne impressionnant.

Notre répertoire épuisé nous en venons à improviser nous-mêmes sur les grands airs lyriques. Il est certain que quiconque se fût trouvé dans ces parages et nous eût entendus n' aurait pas été long à trouver le qualificatif convenable pour nous désigner.

Cette débauche de vocalises était peut-être marquée au coin du plus mauvais sens musical, mais elle avait le don de nous maintenir de bonne humeur et de nous aider à passer les longues heures de cette terrible nuit; le but était donc atteint.

De temps à autre, entre deux romances, une éclaircie nous démasque un ciel lumineusement étoile. Malheureusement, l' astronomie n' étant pas notre point fort, nous ne parvenons pas à nous servir des constellations pour nous orienter, car nous avons toujours la conviction d' être partout sauf sur la bonne voie. Une meilleure éclaircie nous laisse entrevoir sur la gauche un petit rocher très rapproché et sur la droite, assez éloignées, des montagnes qui paraissent assez bien ressembler au massif du Tour Noir. Nous n' y comprenons plus rien, le brouillard, du reste, referme aussitôt son rideau.

Ce ne sera qu' au petit jour que nous serons fixes sur notre position, car avec l' aube le brouillard se dissipe et nous laisse revoir à nouveau le petit rocher qui n' est autre que le Mont Blanc et ce que nous prenions pour le Tour Noir est en réalité les Droites. L' emplacement de notre bivouac lui-même est place au milieu des séracs de Talêfre, à une dizaine de mètres à peine de la seule voie possible.

Nous remettre en ordre de marche n' est pas chose aisée. Un inventaire de notre matériel est nécessaire et, d' autre part, nos membres sont refroidis à un tel degré que le moindre mouvement provoque une douleur.

Les crampons sont retrouvés un à un sous cinquante centimètres de neige, les gants, sur lesquels nous étions assis, sont inscrustés dans la glace qui constitue le sol de notre refuge; tout est inutilisable. Roch a une peine inouïe à se rechausser. Un fond de bouteille d' alcool est enflammé pour tenter de dégeler les gants, mais tout est inutile, car à peine sont-ils éloignés de la flamme qu' ils se durcissent instantanément.

Tant bien que mal, plutôt mal que bien, nous parvenons à nous remettre en route. Un pont de neige s' écroule sous mon poids; la crevasse est par bonheur étroite, je reste ainsi coincé à la partie supérieure, sans dommage d' ailleurs, si ce n' est les mains écorchées qui me feront un peu plus souffrir.

La fin des séracs est marquée par une dernière pente de glace très rapide qui conduit au glacier. Il n' est pas même question de tailler, car nous n' en avons plus la force; aussi, après nous être décordés, nous y laissons-nous glisser, assis.

Sur le glacier un alpiniste et deux guides qui montent à la Punta Isabella mettent obligeamment, au vu de notre état, leur gourde de rhum à notre disposition.

Cahin-caha nous passons devant le Couvercle sans nous y arrêter, car nous craignons avec raison de n' en plus repartir aujourd'hui.

La descente de la Mer de Glace jusqu' aux Tinnes ne nous a jamais paru si longue et si fastidieuse et, conséquence de notre fatigue, Roch y trouve encore le moyen de se casser le coccyx.

L' ultime étape, soit le parcours en automobile jusqu' à Genève, est égayé par Roch qui dort à mes côtés. Venons-nous à croiser une autre voiture que brusquement il se réveille, ouvrant de grands yeux pleins d' angoisse; puis, rassuré, il m' avoue que, se croyant encore sur la face du Triolet, il rêvait que nous « vidions ».

Chez nous, après un bain que l'on ne peut qualifier de « réparateur », nous tombons chacun dans un accès de fièvre intense.

Le lendemain, ma surprise fut grande d' apprendre qu' en dehors des gelures superficielles, j' avais une partie d' un pied gelé. Conséquence d' avoir conservé mes chaussures durant cette terrible veillée; cela n' eut d' autres suites que de m' incommoder pendant plusieurs mois.

Horaire: Refuge d' Argentières .4 h. 30 Retour à la brèche. 16 h.

Rimaye7 h. Col de Triolet... 17 h. 30 Gros sérac12 h. Bivouac18 h. 30 Brèche 15 h.

Sommet 15 h. 40

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