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La paroi nord de l'Ebnefluh

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par M. Brandt

Avec 1 illustration ( 149Bienne ) Si vous avez à convaincre un de vos amis de la beauté des ascensions alpines, n' ayez pas l' idée saugrenue de l' emmener à la cabane du Rottal. On y voit là la montagne sous son aspect le plus effrayant, les alentours de la cabane sont sauvages et trop inhumains. C' est grandiose mais trop énorme. En ce 16 juillet 1955, journée des avalanches, nous regardons avec respect tous ces couloirs meurtriers où descendent sans arrêt des flots de neige, ça tonne sans relâche et on ne sait bientôt plus de quel côté tourner la tête. La montée jusqu' à cette antichambre de l' enfer nous a pris six ou sept heures, nous ne savons plus exactement. Les arrêts ont été fréquents, les allusions à toutes sortes de boissons rafraîchissantes et à des bains dans les flots du lac de Còme ont été fréquentes. Le chemin jouit de toutes les conditions propres à éliminer les moins purs: 1800 m. de dénivelée, sentier très raide presque sans replats, exposé au soleil. Il n' y a qu' un moyen de s' en protéger, le parapluie; le mien m' accom presque toujours. Mais il semblait ce jour là que sa couleur foncée rassemblait tous les rayons du soleil en même temps qu' il devenait le lieu d' atterrissage des taons oberlandais et autres insectes malfaisants qui prenaient la toile comme base de départ avant de s' atta à nos épidémies de moins en moins consentants. Serment a été fait que plus jamais le chemin de la cabane du Rottal ne verrait nos misères et gouttes de sueur.

Il y eut cependant une note gaie dans ce calvaire. L' apparition de trois bouquetins bien en cornes qui semblaient souffrir tout autant que nous de la chaleur. Une paresse monumentale les retient de fuir. Nous passons à près de 50 m. sans les émouvoir. Leur amour-propre se pique quand même et leur nonchalance les amène au-dessus d' une tache de neige. C' est alors qu' ils ont voulu nous montrer à quoi s' amuse un bouquetin quand il fait trop chaud. Nous sommes dans l' admiration, tendus devant un spectacle inoubliable. Les glissades de bouquetins se pratiquent selon une technique qui met à contribution le ventre de la bête. L' animal se couche, étend les pattes en avant pour gouverner et donne l' impulsion de départ avec les pattes de derrière. Tout ceci sans perdre un instant de sa majesté. Cette scène a ranimé mon inimitié pour les chasseurs, leurs rodomontades et leurs massacres sans gloire.

Nous sommes anxieux d' arriver à la cabane, des nouvelles de presse ayant annoncé qu' elle avait subi d' importants dégâts. Ces dommages se résument pour finir en quelques ardoises arrachées et à la demi-destruction d' un édicule dont on se passe très facilement dans cette vaste nature. Le refuge est occupé par deux tourtereaux en souliers bas qui ont la Jungfrau comme objectif. Ils se rendront compte le lendemain qu' il ne suffit pas d' avoir franchi le Rhin pour réussir un 4000.

Le réveil s' acquitte de sa tâche trépidante peu après 2 heures. Le même cérémonial abhorré se renouvelle: allumer le feu, ne pas se rendormir en essayant de mastiquer un morceau de pain sans saveur. Un marteau-piolet appartenant à des arrivés tardifs nous met en éveil. Le but de cette cordée doit être identique au nôtre, nous en aurons confirmation peu après.

Nous partons les premiers dans la direction de la paroi nord de l' Ebnefluh. Quatre itinéraires ont été tracés sur cette vaste face. A gauche l' arête nord, à droite le Rotgrat. Entre ces deux possibilités existent deux routes qui sont la voie directe du sommet et une voie arrivant à la dépression entre les sommets W et E. Notre intention première était de suivre la voie de gauche mais elle apparaît comme étant trop en glace. Nous monterons donc par la droite, près de 700 m. de paroi sans un replat. Ceci n' est encore rien quand on saura que Die Alpen - 1955 - La Alpes19 la première ascension, légèrement plus à droite que nous, remonte à 1895. Nous tirons chapeau bas devant ceux qui, il y a 60 ans, avaient déjà gravi une paroi de 55°, performance qui n' a été renouvelée que quelques fois. Les courses glaciaires attirent peu les jeunes grimpeurs qui préfèrent de loin les varappes athlétiques.

Nous nous perdons quelque peu dans le dédale des crevasses au pied de la paroi et progressons péniblement dans une neige exécrable qui cède sous chaque pas. L' autre cordée, plus rapide et profitant de nos pas arrive la première à la rimaye. Leur façon de procéder n' est pas celle de néophytes. Ils ont tôt fait de la surmonter en se rétablissant sur un piolet planté dans la lèvre supérieure. Pour ne pas être abimés par les déchets de leur taille nous devons les suivre de près non sans nous être excusés d' être contraints de les talonner. Peu à peu il s' établit un dialogue entre leur dernier et notre premier. La prise de contact est sympathique dans une paroi nord. On cause en gens de métier. Les conditions de la neige sont idéales, la progression est rapide. Heureusement, sinon nous ne sortirions pas avant ce soir. La discussion entre les deux cordées se poursuit, on compare cette voie à d' autres déjà suivies. On ne peut vivre ainsi les uns derrière les autres sans se connaître. Nous échangeons nos noms par l' intermédiaire de nos porte-parole et apprenons bientôt que se trouvent réunies dans la paroi les cordées Reist-Reiss-Luchsinger et A. et R. Voillat et moi-même. Parvenue au milieu, la cordée suisse allemande nous laisse dépasser pour entamer un casse-croûte. Il est nécessaire de tailler dans la glace, et nous sommes bientôt rejoints. Lorsque les conditions s' améliorent, nous abandonnons la tête pour manger quelque chose. La progression des premiers est maintenant extrêmement rapide, les conditions sont parfaites. Nous estimions à deux heures le temps nécessaire pour en sortir alors que % d' heure après, aux environs de 11 heures, nous parvenons sur l' arête faîtière pendant que nos trois compagnons se rapprochent déjà du sommet principal. C' est bientôt également notre tour de fouler le sommet.

Le temps admirable, la neige parfaite et sans traces laisse un regret à mon cœur de skieur. Il serait si simple de se laisser couler jusqu' à Hollandia. Notre course n' est cependant pas achevée, nous suivrons à rebours notre trace de montée. Nous invitons l' autre cordée à se joindre à nous pour la descente. Celle-ci n' ayant jamais été faite nous pensons qu' il est juste qu' ils profitent de cette première. Adrien qui a inventé un système de piton à glace en bois est impatient de l' expérimenter. Nos camarades sont surpris de l' ingéniosité du procédé. C' est surtout la curiosité, malgré un peu d' appréhension, qui les incite à nous suivre. Peu après midi nous entamons la descente. Le premier tronçon, dès qu' il faut se laisser aller à l' attrait du vide, est le plus pénible. Ensuite l' accoutumance nous aide, Dès le milieu nous nous aiderons de quatre rappels de 30 m. pour franchir la zone glacée en inaugurant un travail d' équipe très rapide. Nous descendons trois en même temps, un à chaque brin et le troisième utilisant les deux brins réunis. Le procédé n' est décrit dans aucun manuel d' alpinisme, nous nous garderons donc de le recommander. Je ne me lasse pas d' admirer le magnifique tableau de ces rappels, j' observe l' autre cordée qui descend dans une position impeccable en se détachant sur le ciel bleu. Les derniers cent mètres se descendent face au vide. La lèvre de la rimaye cède en même temps que l' intense tension nerveuse. Un arrêt bien mérité pour enlever les crampons ( invention Voillat ) et les pullovers nous permet d' observer une avalanche de séracs extraordinaire détachée du Silbersattel. Un grand nuage de poussière de glace s' élève dans un grondement assourdissant. C' est un spectacle unique d' une envergure exceptionnelle. Il a fallu trois heures et demie pour rejoindre la rimaye alors que la montée nous a demandé trois heures de plus.

Nous sommes très satisfaits mais quelque peu inquiets de redescendre le sentier de la cabane. Nos freins sur genoux seront mis à contribution par les 3000 m. de dénivellation entre le sommet de l' Ebnefluh et Stechelberg. Une cure de thé devant la cabane où nous échangeons nos dernières impressions nous fait regretter de la quitter vers le soir. Une désagréable surprise nous attend au milieu de la descente. L' avalanche de séracs a obstrué le torrent. Un flot furieux ronge la masse de glace et le passage est impossible. Les blocs sont descendus jusque dans les pâturages vers 1500 m ., ce qui nous oblige à un assez long détour. Il fait nuit lorsque la voiture est à notre disposition pour rouler encore un centaine de kilomètres, les yeux pleins de sable n' ayant plus qu' un objectif, le dernier de la journée: dormir.

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