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La paroi nord-est du Pic Chourovski

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR V. ABALAKOV

Des coups de vent répétés secouent les tentes bien tendues, des gouttes tombent des parois humides. De gros flocons de neige mouillée se détachent sur un fond de brouillard épais, frou-froutant sur la toile gommée Soudain la pluie se met à tambouriner, serrée, la grêle crépite un instant, puis le froufrou berceur de la neige reprend. A travers la brume blanchâtre les grosses masses grises des arêtes se dessinent vaguement; on entend le bruit assourdi des pierres qui dévalent les pentes enneigées.

Les jours passent. Nous avons tous la nostalgie du soleil, des montagnes étincelantes, de l' effort rude et joyeux de l' escalade. Nous en avons assez de ces tentes étroites, de la chaleur moite des sacs de couchage à quatre. On reste si longtemps étendu que les côtes deviennent douloureuses; le froid pénètre par-dessous; seule l' épaule du voisin vous communique une bonne chaleur. Le sommeil tarde à venir; chacun est tourmenté par la même pensée: l' été s' en va.

On dirait que cette année toutes les forces de la nature alpine ont résolu d' entraver nos projets. Nous avions déjà fait des ascensions par très mauvaises conditions, mais il s' agissait alors d' arêtes où la voie est plus facile à trouver et moins dangereuse. Tandis que pour une face!...

Notre équipe avait depuis quelque temps l' œil sur la paroi nord-est du Pic Chourovski. Cette paroi grandiose et très belle est bien connue de la plupart des alpinistes du Caucase, mais personne ne l' avait tentée, ni même songé à l' attaquer. Ça fait un peu raide: inclinaison moyenne, près de 70°, certains secteurs de la partie inférieure, médiane et pré-sommitale s' approchent de la verticale.

1 Sommet de 4259 m dans le Caucase Central.

De loin, la nouvelle voie ne nous avait effrayés que par sa raideur, mais quand nous l' exami de plus près, il s' avéra qu' elle avait une autre particularité désagréable: lorsque les rayons du matin et du soir effleuraient la paroi, des pierres, tout d' abord invisibles et silencieuses, dévalaient la paroi, sifflant et glapissant.

Jamais encore, depuis huit ans que notre équipe s' était formée, les jumelles n' avaient été si en honneur; plusieurs heures par jour elles étaient braquées sur la paroi, passant de main en main. Et cela en disait long. Le haut de la paroi, en particulier, avec ses chutes de pierres et ses rochers enneigés, nous inspirait de l' inquiétude.

L' automne approchait. Aussi longtemps qu' il avait fait chaud, la neige qui tombait fréquemment descendait la paroi en petites avalanches de neige mouillée. Puis un vent froid se leva et la paroi se mit à étinceler dans sa parure de neige. Une chose cependant nous réjouissait: le linceul de neige avait fait taire les chutes de pierre, seuls d' inoffensifs glaçons dégringolaient encore. L' esca serait beaucoup plus difficile, mais moins dangereuse - tant mieux!

Pour accélérer la marche au début de l' attaque, nous nettoyons d' avance les pierres peu solides et plantons des pitons d' assurage dans le ressaut inférieur.

A la fin d' août le soleil commence à transpercer. Le 30 nous quittons le camp pour le refuge de la Chhelda1, où les préparatifs pour l' attaque commencent aussitôt. Le travail ne manque pas: aiguiser les tricounis, choisir l' équipement, empaqueter les provisions, le carburant, les vêtements chauds. Par un tri très minutieux nous arrivons à réduire le poids de chaque sac à 7-9 kg; étant donné le fort enneigement de la paroi et la saison avancée, nous emportons deux sacs de couchage en duvet, de quatre places chacun, et cela nous rendra de grands services.

Les préparatifs sont terminés La soirée est splendide, calme, sereine, avec un ciel couleur de perle. Dans les derniers rayons du soleil couchant, la paroi du Pic Chourovski, toute rose sous la neige, semble énorme et presque verticale. Mais, chose étrange, depuis que le jour de l' attaque est fixé, personne ne la regarde plus avec appréhension. Avec entrain et calme, chacun est à son affaire. Et pourtant, ayant à son actif plus d' une escalade très dure, chacun de nous sait que cette fois-ci ce sera plus dur encore.

La matinée est claire, froide. Par les traces gelées nous traversons rapidement le glacier et attaquons la montée de la paroi. Deux énormes crevasses ne nous retiennent que quelques minutes -les marches taillées hier soir sont gelées et tiennent bon.

Après la deuxième crevasse, une pente très raide conduit à la lame de glace formant le bord inférieur d' une rimaye large et profonde. Un saut pour atteindre la couche de glace noire adhérant à la paroi rocheuse, une dizaine de pas sur les dernières marches taillées hier, et je saisis le premier des pitons plantés ici depuis trois semaines.

La partie inférieure de la paroi, haute de 120 m, est presque verticale. Plus haut, une crête aiguë comme une lame s' élance en ressauts escarpés, parallèlement à la paroi. Il faudra la tourner par la droite en suivant la rive d' un couloir en forme de « canon » qui devient toujours moins marqué et se transforme en une vire très inclinée. Plus haut et jusqu' à 1'«Encoche » ( 3750 m ), des rochers verticaux alternent avec des vires très inclinées. De 1'«Encoche » il s' agit de suivre une crête glacée pour rallier à droite le « Mur des bastions » ( 3860 mnom que nous avions donné à une immense paroi jaune-brun, se dressant dans la partie médiane de la paroi. C' est là qu' est prévu le premier bivouac.

1 Le 2e h doit être aspiré comme en allemand ( N. dé la TX 154 Nous montons prudemment, à une allure régulière, assurant continuellement. Cent mètres de paroi verticale sont franchis en deux heures et demie; pour les parois, c' est un rythme rapide. La neige fraîche gêne un peu, elle remplit les creux des rochers, recouvre par endroits les pitons, qu' il faut dégager. Mais d' une façon générale il n' y a pas beaucoup de neige ici. Sèche, elle ne tient pas sur les endroits escarpés; sur les petites terrasses elle a gelé ou fondu.

La crête est proche. Un petit mur complètement lisse, repéré lors de notre course de reconnaissance, nous en sépare encore. Traversée à droite.Voilà le piton au mousqueton déjà rouillé planté il y a trois semaines. Nous entendions alors la canonnade des chutes de pierres. Maintenant on ne les entend pas, bien que le soleil éclaire déjà la tour sous le sommet Quelques débris de glace passent avec un bruit cristallin; ceux-là ne sont pas dangereux: un couloir-cheminée profond, raide et glacé nous sépare de la paroi. D' ici il s' ouvre devant nous dans toute sa beauté.

Mais on n' a pas le temps d' admirer - la voie tourne à droite et fait un nouveau zigzag en suivant les gradins escarpés de la crête. Ces gradins, où les verticales sont plus fréquentes que les parties inclinées, offrent une escalade bien plus facile que celle du petit mur: roche rugueuse, saillies plus nombreuses pour assurer. La première étape, franchie à un rythme rapide et précis, crée une atmosphère de confiance et de gaîté, les appels et les ordres brefs sont entremêlés de plaisanteries et de rires.

Nous montons en trois cordées, toujours dans le même ordre. Je suis en tête, avec mon vieux camarade Vladimir Kizel. Nous nous comprenons sans paroles et nous avons réduit à une grande simplicité la technique d' assurage, de marquage et de transmission des pitons enlevés. Puis vient une cordée de trois, conduite par Anoufrikov. Nous n' aimons pas les cordées de trois pour les ascensions difficiles, mais dans les voies très compliquées, où la première cordée perd beaucoup de temps à préparer la voie et organiser l' assurage, une cordée de trois ne freine pas du tout. Une cordée de deux ferme la marche. Son « dernier » est chargé du dur travail de dépitonnage.

Pour accélérer la progression, la première cordée, moins chargée, se détache en avant-garde pour préciser l' itinéraire dans ce secteur peu visible d' en bas. Le trace serpente capricieusement, fait de brusques écarts. Kizel met des marques à presque chaque point d' assurage, piton ou éperon, afin que les camarades qui nous suivent ne perdent pas de temps à chercher la voie.

La crête s' infléchit, le fond du couloir est tout proche, nous poursuivrons l' escalade par une vire très inclinée, sous une paroi surplombante. Cinq minutes pour souffler; nous avalons un petit morceau de poisson sale, fourrons dans nos poches une poignée de raisins secs et reprenons notre marche: il y a encore un bon bout jusqu' à l' emplacement du bivouac.

La vire est recouverte de verglas, saupoudrée de neige fraîche. Heureusement que notre équipe s' est habituée depuis longtemps à franchir les passages difficiles sans enlever les moufles; dans cette paroi nord continuellement à l' ombre, sur ces rochers enneigés, nos mains douloureusement engourdies auraient freiné l' escalade.

Grâce aux tricounis bien aiguisés, le passage du rocher à la glace et à la neige se fait sans accroc. Que de temps on aurait perdu à mettre et enlever les crampons dans la raideur de ces parois!

Par endroits la vire se rétrécit à tel point qu' il faut presque ramper pour passer sous la paroi surplombante; impossible de lever le piolet pour tailler des marches, on ne peut que les gratter. Des plaques de glace se détachent de plus en plus souvent au-dessus de nous, mais elles se brisent contre les roches et ricochent, inoffensives, sur la vire. Nous approchons d' une encoche noire dans la crête, au-dessus du grand couloir. Il est déjà midi, mais le soleil automnal n' a pas encore fait son apparition sur la paroi; il fait froid, l' air est calme, la journée splendide.

Avant d' atteindre la paroi en gradins descendant de F « Encoche », notre vire vient buter dans un couloir très raide et glacé, traverse souvent par des fragments de glace et parfois des pierres. Le rocher surplombant sur la rive opposée présentera un bon abri. Le couloir est franchi sans incidents, mais il faut presque une heure et demie pour remonter le petit mur qui aboutit à 1'« Encoche »: les passages raides alternent avec des terrasses recouvertes de pierres instables qu' il faut faire descendre avec précautions.

A 14 h. 20 nous sommes tous réunis à l'«Encoche ». De là on voit bien le trajet jusqu' à la place prévue pour le bivouac, sous le « Mur des bastions », à l' entrée de la cheminée qui en coupe la partie inférieure. Il faut se hâter. Les rochers sont saupoudrés de neige, et si nous sommes pris par l' obs avant d' avoir atteint notre plate-forme, il faudra passer toute la nuit suspendus à des pitons.

Après l'«Encoche » il s' agit d' escalader une crête effilée et difficile. Elle s' efface peu à peu, et des cascades de parois noires alternent avec des plaques de neige reposant sur des rochers lisses et souvent glacés. Il faut un bon assortiment de pitons aux épaisseurs et aux formes les plus variées pour pouvoir utiliser les rares petites fissures.

Le soleil touche presque l' Elbrous, bientôt l' obscurité va nous surprendre. J' arrive à la dernière rigole qui monte en obliquant à gauche, vers la place de bivouac si ardemment attendue.

Il y a déjà seize heures que nous sommes à l' œuvre; l' escalade met nos muscles à une rude épreuve et demande une grande tension psychique. Et pourtant, on ne peut pas se hâter: nos camarades sont en train de remonter la rigole; de crainte de les blesser, je dois non pas tailler, mais gratter des marches dans la glace et presser dans la neige les pierres qui ne tiennent pas bien. Sous le « Mur des bastions », la pente est un peu moins raide, le manche du piolet s' enfonce presque entièrement dans la neige.

A quelque 20 m on distingue l' entrée noire d' une cheminée On y est! Mais il faudra encore du travail pour pouvoir passer une nuit supportable.

Je ramène la corde, la tête de Kizel apparaît dans l' obscurité. Nous nous assurons à un éperon rocheux, dégageons la corde de nos ceintures et lançons un bout à Anoufrikov. Des lampes de poche s' allument dans la rigole. Formant une seule cordée, l' équipe continue l' escalade nocturne.

Tandis que Kizel s' occupe de l' assurage, j' enlève la neige et je commence à tailler dans la pente de glace une plate-forme pour s' asseoir et une marche pour poser les pieds. Une demi-heure plus tard, nous sommes tous réunis. Une heure se passe encore à installer deux plates-formes « assises », à fixer des boucles aux becquets et aux pitons pour être bien assurés pendant la nuit.

Enfin voici le moment le plus délicat: les sacs de couchage sont placés sous les tentes. Après avoir nettoyé nos souliers et mis deux paires de pieds dans chaque sac de montagne, nous nous asseyons et tirons les sacs de couchage sur les épaules. Nous avons peine à reprendre haleine; il n' est pas si facile de se faire un petit nid confortable sur cette plate-forme grande comme un écu, de défaire les sacs de montagne dans l' obscurité sans rien perdre de leur précieux contenu, de ne pas déchirer les parties minces du sac avec les clous pointus des chaussures.

Un petit réchaud est allumé sur une dalle, entre les deux tentes. On sent l' odeur des conserves de viande réchauffées. Le bruissement de la neige dans la casserole rappelle au gosier desséché la chaleur agréable du thé. Certes, plus d' une fois les médecins nous ont dit qu' il est mauvais pour la santé de manger beaucoup avant de dormir, mais que faire? Nous nous rassurons au sujet de la relativité du mot « beaucoup »: notre repas est bien modeste, compare à l' appétit gagné au cours de la journée; et puis il y a une grande différence entre le sommeil et l' engourdissement en position assise qui nous attend.

Au-dessus du bleu des vallées, les neiges deviennent roses. Il fait froid, tout promet une belle journée. Mais au loin, derrière l' Elbrous, des esprits matins s' assemblent, camouflés en petits nuages innocents. Léonov prépare le déjeuner après avoir bien assuré le réchaud et la casserole, Kizel et moi, nous examinons l' entrée de la cheminée - elle va nous coûter pas mal de temps. Après le déjeuner, bardés de ferraille, nous suivons une longue vire étroite pour pénétrer dans l' étranglement sombre de la cheminée De près on découvre qu' elle se compose de secteurs verticaux, complètement lisses, alternant avec des parties de rocher peu solide.

Du haut d' un mur de trois mètres précédant la cheminée, je plante un piton permettant d' as en restant à l' abri. Kizel se place au piton et je vain reconnaître la cheminée. Impossible de tailler la pellicule de glace. Pour former des aspérités il faut, à grands coups de marteau-piolet, briser les arêtes de la roche, planter des pitons. Après vingt minutes de travail, j' arrive à me coincer dans la partie inférieure de la fissure, mais seul le ferrage des chaussures m' assure une certaine stabilité. A grands efforts je m' élève jusqu' au premier secteur délabré; pierre après pierre je fais descendre la « maçonnerie », au milieu d' un grand fracas et de nuages de poussière. Des têtes curieuses apparaissent derrière l' angle de la place de bivouac. Je ne vois tout cela que du coin des yeux. Le cœur tape fort, les jambes sont douloureusement crispées, je voudrais changer de position, trouver au moins un point d' appui sûr. La chute ne serait pas terrible, les parois sont lisses, l' assurage bon. Mais l' idée qu' il faudra de nouveau forcer l' entrée de cet étranglement me fait serrer les dents; en toute hâte, je fais dégringoler avec le manche du piolet les dernières pierres.

Il a fallu près de deux heures pour surmonter 20 m de cheminée, nettoyer trois zones délabrés afin que la corde ne détache pas une seule pierre sur ceux qui montent. Kizel remonte la cheminée assuré d' en haut et fait descendre les dernières pierres suspectes.

Au-dessus de la cheminée, c' est le prolongement de la même paroi; ce qui d' en bas semblait une terrasse est en réalité une dalle très inclinée, avec de petites saillies saupoudrées de neige.

Plus loin, la paroi est recouverte de glace noire; en la traversant, on atteint la partie inférieure d' un large couloir qui se prolonge presque jusqu' au sommet.

Anoufrikov sort de la cheminée, s' assied pour reprendre son souffle, secoue la tête d' un air entendu: « Eh bien, ça, pour une cheminée!... » Nous libérons notre corde qui l' assurait et, lui laissant le soin d' assurer la cordée suivante, nous partons avec Kizel.

Le début du couloir paraît peu incliné; sur la pente de 45-50° on peut tailler à tour de bras. Les marches s' alignent, se rapprochant rapidement de la rive verticale ( à droite dans la direction de marche ), où nous serons à l' abri. Il faut remonter une quarantaine de mètres dans ce couloir pour contourner une tour et rallier la crête par un petit mur délabré. Une pellicule d' eau brille sur le rocher poli. Déviant un peu de l' itinéraire, j' enfile un petit tube de caoutchouc dans la fente et je peux boire à satiété de l' eau glacée. Du soleil, de l' eau, des rochers secs au-dessus de nous! Après la soirée d' hier, un tel excès de félicité inspire des craintes superstitieuses: ça va trop bien, ça ne promet rien de bon... Du reste, nous ne jouissons pas longtemps de l' escalade sur les rochers chauds et rugueux. Cent mètres plus loin, la crête vient buter contre la paroi pré-sommitale. Encore 150 m jusqu' à l' arête nord-ouest; nous les franchirons jusqu' au soir si... si les nuages apparus brusquement et venant de Svanétie ne nous jouent pas une mauvaise farce. L' Elbrous, renfrogné, a enfoncé son bonnet de nuages: il faut se hâter, car le « vieux », lui, ne se trompe jamais!

En silence, déblayant la neige pour trouver des prises et des fissures pour les pitons, nous louvoyons parmi les îlots de rochers. Bien que soigneusement graissées et enduites de colophane, les moufles de cuir sont rapidement trempées; il faut les tordre souvent. Le vent commence à siffler, faisant tourbillonner la neige; des mèches de brouillard tournoient et s' accrochent à l' arête. Le soleil a disparu, l' espoir d' un anticyclone s' est évanoui.

Il serait depuis longtemps l' heure de manger, mais nous n' en avons pas le temps. Encore 80 m jusqu' à l' arête. Aurons-nous le temps de les parcourir? Pourvu qu' il ne neige pas, le reste n' est que bagatelle... Mais les nuages deviennent de plus en plus épais, le tonnerre gronde quelque part derrière l' Ouchba. De petits grêlons bondissent sur la pente, une averse de grésil tombe avec un léger froufrou. En un instant tout disparaît dans un brouillard blafard. Le grésil tambourine sur le capuchon de la windjack comme de la grenaille. De petites boules blanches dévalent la pente en une nappe unie et frémissante. Je me retourne vers en bas: sur la pente où, il y a quelques instants, on voyait s' agiter des silhouettes sombres, tout est blanc et désert.

Le nuage a passé. La giboulée n' a duré qu' un quart d' heure, mais la pente blanche est méconnaissable, les marches et les prises préparées pour la traversée ont dipsaru. Comme des poussins sortant de leur coquille, les alpinistes se dégagent les uns après les autres des monticules de la pente enneigée en se secouant. Par bonheur chaque cordée a 40 m de corde. La réserve est déroulée, jetée aux suivants et, quelques minutes plus tard, nous marchons en une seule cordée. Mais le mouvement s' est ralenti encore, et la nuit approche déjà.

Il semble y avoir quelque chose comme une plate-forme enneigée sous ce rocher, 20 m plus haut. Pendant que les autres se rapprochent, je fais une reconnaissance. Déveine - la neige cache une dalle passablement inclinée. Je redescends avec peine dans l' obscurité. Nous discutons les possibilités de bivouac; ce n' est pas simple de l' installer tant soit peu confortablement à sept, dans l' obs, sur une pente de 70°. Nous nous assurons, suspendons les sacs, commençons à sonder et à tasser la neige, modeler des semblants de plates-formes pour nous asseoir. A la lumière des lampes de poche nous nous couvrons avec les sacs de couchage et les tentes, en position assise. Toute la nuit le vent secoue les tentes, chasse la neige sur la pente. Nous pouvons à peine somnoler. Le pire, ce n' est pas le froid, mais l' inconfort, les jambes qui s' engourdissent.

La matinée est grise, sans précipitations. Nous essayons de nous dégourdir les membres; un gobelet d' eau bouillante nous remet visiblement d' aplomb. Vite, en route!

Les rochers alternent avec la glace noire, le piolet travaille presque sans arrêt, enfonçant les pitons. Le vent siffle et hurle, jetant sur nous des poignées de grésil. On sent que l' arête est toute proche. Ses ressauts abrupts apparaissent à ma droite. Quelques minutes plus tard je l' ai atteinte. La Svanétie est cachée, le brouillard fume autour des deux cornes de l' Ouchba. Plus que 100 m jusqu' au sommet. Il faut progresser avec une grande prudence, plantant force pitons et dégageant les prises. Juste sous le sommet nous passons sur le versant de gauche pour nous abriter du vent et nous marchons dans une neige molle et profonde, collée comme par miracle à la pente presque verticale. On voudrait avancer vite pour se réchauffer, mais il faut se traîner lentement, cherchant à tâtons des prises sous la neige profonde.

La pente semble s' infléchir. Je lève la tête. Devant moi se détache dans le brouillard le massif de l' Ouchba, étincelant de neige fraîche. A gauche, dans une éclaircie, apparaissent les pâturages verts de la Svanétie, baignés de soleil. Je plante le piolet dans la neige soufflée de l' arête, à pas lourds j' approche en vacillant de quelques rochers dégagés. Le sommet!

Je pousse un cri de victoire. De la paroi me parvient en réponse une rumeur de voix joyeuses. Après ce « purgatoire », nous nous réjouissons moins, semble-t-il, de la victoire que de la fin de cette ascension très dure. Dix minutes plus tard, tout le monde est rassemblé au sommet. A peine avons-nous écrit un billet relatant notre première et voulons entamer un petit festin, qu' un coup de tonnerre assourdissant éclate. Le piolet chante et crépite, on sent des picotements dans les oreilles. En quelques minutes nous désertons le sommet et à bonne allure commençons la descente par la voie connue.

A gauche, à travers la neige et le brouillard, se dessinent de temps en temps les crevasses énormes de la chute du glacier de l' Ouchba, extraordinairement déchiquetée cette année. Nous devrons la passer par la tempête. Mais après notre paroi, cela ne nous inquiète plus.

Il n' y a pas longtemps encore, certains de nos alpinistes considéraient les escalades de parois comme une spécialité des alpinistes étrangers, qui tentaient, en quête de sensations fortes, des voies d' un danger insensé. Cependant, par un enchaînement logique des choses, la conquête d' un massif alpin conduit à des voies de plus en plus compliquées et, finalement, aux parois. Nous en sommes à cette situation au Caucase, où tous les sommets importants ont déjà été conquis par différentes voies et presque toutes les traversées intéressantes déjà réalisées; restent de nombreuses faces qui attendent leurs vainqueurs.

Il est certain qu' au cours de ces prochaines années on va s' attaquer à une série de parois difficiles et presque verticales. Dès aujourd'hui nous devons mettre en œuvre les expériences acquises pour créer une nouvelle technique permettant de vaincre n' importe quelle paroi.

Le choix d' un itinéraire et l' horaire d' une ascension dépendent du danger de chutes de pierres. Les projectiles qui se détachent dans la paroi descendent d' abord les couloirs, puis, ayant pris de la vitesse, ricochent dans sa partie inférieure et en mitraillent presque toute la surface. Des observations de courte durée donnent peu de bases pour tirer des conclusions sûres. Le mieux est de pointer sa paroi une année ou deux avant de l' attaquer, de l' examiner d' avance, de la photographier, d' en dessiner le relief, de la connaître peu à peu par cœur. Il faut étudier l' itinéraire en se plaçant près de la paroi, par différentes conditions météorologiques, par différents enneigements, l' examiner à l' aide d' une forte jumelle en faisant spécialement attention aux secteurs qui ne seront pas visibles lorsque, en cours de route, il faudra choisir entre des variantes. Le choix sera juste si l'on connaît ces variantes « par cœur ».

Lorsque le départ est donné de nuit, il faut, le premier jour, s' arrêter un peu plus tôt pour le bivouac. Une marche de seize ou dix-huit heures entraîne un fort surmenage et peut diminuer l' effi de la progression dans la partie supérieure de la paroi, souvent la plus difficile.

Certains secteurs de la paroi, les plus dangereux en particulier, doivent être passés à une heure fixe et il est préférable de prévoir l' heure où l'on veut franchir certains points-contrôle. Cela contribue à maintenir une vitesse régulière, à ne pas forcer le rythme, chose fatigante et dangereuse.

Pour accroître la sûreté de l' assurage il est très important d' avoir un bon assortiment de pitons; le rythme de l' ascension et la sécurité des ascensionnistes dépendent fortement de la quantité et de la qualité des pitons et surtout de l' habitude de les manipuler rapidement et avec sûreté. On entend souvent dire que dans nos granits du Caucase il y a trop peu de fissures permettant de planter des pitons. Partant de cette idée on n' emporte souvent que 10-12 pitons pour une voie difficile. Mais avec le temps on abandonne l' idée que les pitons ne sont bons que pour le calcaire. Sur la paroi enneigée du Pic Chourovski nous avons planté plus de 100 pitons et avions toujours un assurage parfait.

Le premier d' une équipe doit toujours avoir au moins une dizaine de pitons de types et de dimensions différents; cela donne la possibilité d' utiliser n' importe quelle fissure. Pour que l' arsenal du premier soit au complet, le « dépitonneur » doit saisir chaque occasion de faire passer les pitons en avant. Si l'on a utilisé longtemps et judicieusement son assortiment de pitons, on connaît chacun d' eux, et au premier coup d' œil sur une fissure on se représente immédiatement lequel convient le mieux. Un système rigoureusement établi de répartition des pitons par types et grosseurs dans différentes poches facilite la tâche.

Il est navrant de voir un alpiniste suspendu par une main à la paroi et fouillant fébrilement de l' autre ses poches pour trouver le piton convenable.

Pour assurer à un éperon rocheux, nous avons pratiqué la méthode suivante: on fait le « nœud de guide » sur la corde d' attache, à une distance commode de la ceinture, on jette cette boucle sur le becquet et, étant ainsi assuré soi-même, on fixe un mousqueton dans la boucle. La corde d' as passe par ce mousqueton, ce qui assure un frottement normal et un bon glissement. On peut ainsi utiliser pour l' assurage de petites saillies, sans que la corde risque de sauter en glissant.

Pour faciliter la manipulation des pitons à glace, nous les avons légèrement raccourcis et dentelés sur deux arêtes. Un trou hexagonal dans la tête du marteau-piolet permet de les sortir plus vite en leur imprimant un mouvement de vissage ou de dévissage.

Pour réaliser un « self-assurage » dans les parois, chacun de nous porte un petit mousqueton, fixé par une cordelette de fibre artificielle enduite de colophane et liée par un nœud spécial ( apparemment un nœud de Prusik. Note de la trad. ) près de la ceinture. Ce système qu' on déplace facilement le long de la corde permet de s' assurer et d' assurer le camarade qui monte à un même grand mousqueton ou à la même saillie de rocher; on l' utilise aussi pour assurer les pitons lors du pitonnage et du dépitonnage.

De petits bonnets de laine très épais pour protéger la tête et des moufles assurées par un cordon passant dans les manches de la windjack nous ont rendu de grands services.

( Adapté par Nina Pfister-Alschwang )

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