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La peinture en montagne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par F. de Ribaupierre.

A propos du lumineux tableau de La Forclaz dont Les Alpes offrent aujourd'hui la reproduction à leurs lecteurs, nous avons pensé qu' il serait intéressant de connaître l' opinion du peintre sur la peinture en montagne. M. de Ribaupierre a bien voulu répondre à notre question, et dans les lignes qui suivent on trouvera sa pensée à ce sujet.

La peinture en montagne, selon qu' elle est faite par un admirateur qui cherche à rendre l' effet textuel, ou par un spéculateur qui en tirera des éléments d' interprétation, obéit à des lois très différentes — voire contradictoires.

Le peintre réaliste, qui ambitionne de recréer sur sa toile le spectacle enregistré par ses yeux et sa sensibilité, se heurte en montagne à mille difficultés que le peintre de paysage, en plaine, ne connaît pas.

Tout d' abord, les facteurs physiques: poids du bagage à transporter, choix de l' emplacement de travail souvent très peu confortable, vent, froid ou chaleur excessive, difficulté aussi de planter chevalet et parasol.

Puis, facteurs moraux: disposition ensuite de grimpée, effet de l' éclai, qui change continuellement, couleurs modifiées en raison de la pureté de l' air ( car l' intensité si vantée de la couleur des fleurs en montagne est une pure légende — ce n' est que la lumière qui fait paraître ces couleurs plus intenses qu' en plaine. Nos palettes aussi sont d' une rutilante inconnue en bas, et ce sont cependant les mêmes couleurs !).

Enfin, facteurs esthétiques: choix du sujet qui est généralement très éloigné et implique une série de premiers plans sans intérêt. Difficulté de la composition qui est généralement soumise à des obliques imposées, mais peu utiles. Fréquente monotonie de la couleur et surtout difficulté d' exprimer les innombrables détails dont chacun a son importance essentielle dans l' ensemble du paysage.

En résumé, on peut dire que la montagne réaliste est une tâche artistique très difficile et ingrate qui demande plus de patience encore que de virtuosité; car cette dernière ne saurait éliminer, comme elle le fait volontiers dans le paysage de plaine ou de colline, ou de sites habités, les éléments secondaires. En montagne rien n' est secondaire, car le sujet tire sa valeur du rapport de tous les éléments entre eux. Dans le paysage rural, les murs, les maisons, les cultures, les arbres ont tous un rapport avec la dimension humaine; en montagne, rien n' affirme ce rapport de dimensions, et les parties d' ombre et de lumière, dans les chaos de pierres, les pentes rocheuses et herbeuses, les parois et les glaciers, les sommets et les ciels sur lesquels se profilent des silhouettes dentelées sont souvent hors d' échelle avec la technique qui voudrait les rendre.

Si, en principe, le paysage de montagne est plutôt en fonction négative des conditions élémentaires de l' art, c' est sans doute en raison de ses dimensions sans rapport avec l' humain. C' est aussi que la grandeur impressionnante, comme la qualité de l' atmosphère, le bruit de l' Alpe en été, ou son Die Alpen — 1942 — Les Alpes.22 LA PEINTURE EN MONTAGNE.

silence hivernal, sont impossibles à transposer sur la toile, alors que la plastique de la montagne et certains éclairages en font désirer la traduction, tout ce qui nous impressionne en montagne affecte notre sensibilité intérieure autant que notre seule vision. Et lorsqu' on a séparé ce qui appartient aux yeux seulement de ce qui impressionne l' âme tout entière, il ne reste souvent qu' un squelette de rochers, un désert de pierrailles, ou des verdeurs de forêts très peu esthétiques en soi. La peinture en montagne se change alors en peinture de montagne et ouvre un champ illimité à la poésie, à l' imagination et à toutes les nuances des sensibilités qui voudraient utiliser les éléments fournis par la montagne comme matériaux, pour la création artistique.

Il y aurait, sans doute, un livre passionnant à écrire sur la peinture de montagne, si l'on pouvait remonter à la genèse des œuvres de cette pléiade d' artistes romantiques, dont les Diday, les Calarne, les Lugardon, les de Meuron, furent les plus brillants représentants. Albert Gos, qui vient, hélas, de s' éteindre à 90 ans, prolongeait dans l' art contemporain, sous un aspect bien personnel, leur noble tradition.

Ces artistes furent les précurseurs d' une peinture... que l'on attend encore. Cette peinture, se fera-t-elle un jour? on peut en désespérer, car elle demanderait une autre éducation première que celle donnée aux peintres d' aujourd et d' autres mœurs artistiques.

Hodler semble avoir mis un point final à cette vision de l' art alpestre, en étouffant, dans son dynamisme, aussi bien le romantisme dont il découle, que le réalisme dont il se sert de marchepied, pour proclamer son individualisme puissant.

Après lui, l' individualisme a, semble-t-il, comme stérilisé l' effort de ceux qui se placent devant la montagne, car, pour la traduire, il faudrait savoir s' incliner devant la majesté d' un problème qui ne peut livrer son secret qu' à la patiente recherche et à la fidèle persévérance.

C' est l' amour du détail, de sa place dans le tout, qui me paraît devoir libérer le peintre de montagne, car les grandes simplifications ne font que l' entraver, ce qui ne veut pas dire mesquine vision, mais, au contraire, microcosme dans macrocosme.

Segantini semble l' avoir bien compris, et son œuvre, exécutée avec l' amour et la patience que l'on sait, restitue pour beaucoup de spectateurs la beauté et la majesté de la montagne. De même qu' un alpinisme sportif a gagné toutes les zones de la montagne, une peinture qui se dit de montagne, a permis à beaucoup de peintres contemporains de s'«exprimer ». Est-ce à dire que cette peinture réponde à son titre? je ne le crois guère, pas plus que je ne pense, que l' alpinisme sportif soit pratiqué par des fervents de la montagne.

Il ne suffit pas d' échantillonner une toile avec des masses colorées, ou de la zébrer de lignes grossières pour évoquer la montagne, pas plus que de faire des quatre mille, en un temps record, ne prouve un réel amour de l' Alpe.

Les éléments qui font la beauté des sites dont nous aimons la sauvagerie, le côté inhumain qui dispose au recueillement, la paix paradoxale qui accom- pagne l' inéluctable érosion, sont trop profondément établis dans l' âme tout entière pour que, par de grossiers simulacres, colorés, on en fasse vibrer les harmoniques. Pour entraîner une émotion, le spectacle pictural doit emprunter à la nature sa force inspiratrice.

Mais ce domaine n' a guère été exploré et les quelques réussites dans le passé prouvent que la montagne reste le monde éternellement neuf qu' il est, pour qui y promène ses rêveries et lui demande la révélation de ses secrets.

Je pense que la montagne inspirera toujours des artistes, car elle attire à elle ceux qui, excédés par l' insuffisance de l' inspiration civilisée, retrouvent en elle la source intarissable de l' art: la Nature, dans ce qu' elle a de vierge, de fécond, d' éternel.

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