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La Petite Ecoeurne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 2 illustrations ( 139, 140Par Albert Mathys et Georges Sydler Si elle est moins grandiose que le cirque voisin du Creux du Van, la paroi de rocher des Miroirs, dominant les Gorges de l' Areuse, au sud de Champ du Moulin - station connue des amateurs de truites de rivière -, est cependant imposante. C' est du village de Fretereules, sur la route reliant le Vignoble au Val-de-Travers ou, mieux encore, de la Tourne ou de Solmont, qu' apparaît dans son ensemble ce bastion calcaire long de quelque 3 km. et d' une hauteur moyenne de 150 m ., strié longitudinalement de vires herbeuses où s' agriffent quelques sapins. Dans le sens vertical, les Rochers des Miroirs sont coupés de deux fissures principales: à l' est, la Grande Ecoeurne pénètre à angle droit dans la montagne et, à l' ouest, la Petite Ecoeurne s' y insinue de biais. Quelques couloirs de moindre envergure sillonnent l' abrupte muraille. Si la première a été parcourue depuis longtemps par les touristes venant de Treymont ou de Champ du Moulin pour se rendre sur la Montagne de Boudry et, de là, vers les hauts pâturages du Soliat, de la Grand' Vy ou de la Baronne, il n' en est pas de même de la seconde qui a opposé farouchement la verticalité de son sombre couloir aux assauts de ceux que n' ont pas rebuté pareil obstacle. Dès l' instant que l'on remonte le cône de déjection émanant de cette faille - où jamais ne luit le soleil - jusqu' au moment de réapparaître sur le gazon à proximité de la citerne de la Fruitière de Bevaix, l'on se meut dans une pénombre oppressante, presque caverneuse qui, alliée à la viscosité des parois, confèrent à l' escalade une note de tristesse qui ne se dissipe un peu qu' à l' accès d' un palier intermédiaire où il est possible de se dégager de cette gangue.

En raison même de sa réputation d' inaccessibilité, la Petite Ecoeurne a posé aux grimpeurs audacieux un problème à résoudre, suscité des rêves de conquête, provoqué de multiples tentatives. Nous n' avons pas échappé à ce tumulte de sentiments et pour l' avoir regardée de loin, à l' œil nu, puis à la jumelle; examinée de plus près d' en haut et d' en bas, tâtée au départ et à l' arrivée, la Petite Ecoeurne est devenue le centre de nos préoccupations, notre idée fixe. Dès lors, sans répit, dimanche après dimanche, du printemps à l' automne, nous avons étudié l' adversaire qui, lui, demeurait impassible, pour le surprendre au défaut de la cuirasse.

Pour faire plus ample connaissance, le mieux était de le parcourir à la descente. Utilisant un anneau scellé par des devanciers mines du même mal, nous lui passons une corde double de 60 m. le long de laquelle nous nous laissons glisser dans l' antre du monstre. Le filin pend librement au-dessus d' un gouffre enténébré se perdant dans les entrailles de la montagne. Un pendule s' impose pour atterrir sur une vire. De là, un nouveau rappel nous dépose sur un terre-plein forme d' un immense bloc de rocher recouvert d' alluvions, coincé entre les parois suintantes. La descente se poursuit sans encombre, et bientôt nous parvenons sur le premier palier intermédiaire, atteint les dimanches précédents à l' aide de pitons forgés par le premier de cordée. Un dernier rappel nous dépose au fond du couloir. Des lors, la route est reconnue, mais l' itinéraire de montée sera bien différent du parcours de descente. En effet, il ne saurait être question de gravir pour terminer le tronçon en surplomb du premier rappel de 30 m.

Automne 1935, la fin de la saison approche, déjà le brouillard recouvre le Vignoble. L' emporterons encore cette année? Il faut en finir! Le samedi 21 septembre, nous bivouaquons à pied d' œuvre, sous le rocher fortement excavé et, à l' aube du dimanche, nous donnons l' ultime assaut à notre farouche adversaire qui, jusqu' à présent, a déjoué nos diverses tentatives. Les premiers ressauts sont franchis aisément grâce aux pitons du dispositif d' attaque. Deux murs sont ainsi escalades. Un troisième pan succombe sous les coups de marteau que le chef de file est oblige de lui asséner lorsque la varappe libre n' est plus possible. Au milieu du jour, qui ne nous est pas indique par le soleil mais seulement par nos montres, nous faisons une petite pause-ravitaillement. Le cône de déjection s' allonge profondément sous nos pieds, la plus grande partie est franchie, mais pas la plus difficile. Nous sommes presque à l' horizontale du pied du dernier ressaut. Une espèce de gorge -ni fissure, ni cheminée - s' ouvre obliquement et permet une lente mais sensible progression qui aboutit sous le dernier aplomb, un mur quasi vertical d' une quinzaine de mètres. Sur le sommet de l' autre paroi, quelques observateurs suivent anxieusement les efforts déployés par l' homme de tête, précairement assuré par le second de cordée. Les coups répercutés et amplifiés par les parois cessent brusquement: le marteau s' est échappé pour ne laisser subsister que le bruit de sa chute qui se perd dans le vide. Le second de cordée lui transmet le sien par une cordelette et renonce à récupérer les pitons ayant assuré les passages les plus exposés. Deux heures furent nécessaires pour vaincre ce trajet scabreux qu' il n' est pas exagéré d' appeler « le morceau de résistance ».

Le cran du chef d' équipe, sa ténacité alliée à une volonté de vaincre stimulée par l' im du but en ont eu raison et, sans transition, nous passons de la verticale à l' hori. Quelle détente!

Il est 16 heures et il faut rallier le point de départ pour lever le bivouac quitté huit heures auparavant. Suivre le pâturage bordant les roches, dévaler le couloir de la Grande Ecoeurne, emprunter la piste animale sous la paroi pour rejoindre notre campement ne sont plus que badinage après la tension exigée par la conquête de l' objectif tant convoité.

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