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La première ascension du Pumo-Ri

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR ULI HÜRLEMANN, EBNAT-KAPPEL

Avec 6 illustrations ( 9-14 ) Enfin c' est le départ. Les dernières valises sont entassées dans la Taunus. Le 27 janvier 1962 G. Lenser, H. Rützel, E. Forrer et moi quittons notre pays et prenons la direction de Gênes par une pluie battante. Au sud des Alpes le temps est meilleur, et c' est avec le soleil que nous arrivons dans la ville maritime. Le majestueux Victoria est déjà au port depuis quelques jours et attend patiemment que ses matelots aient fini de le faire reluire.

11 y a encore deux jours jusqu' au départ. Nous désirons tout d' abord jeter un coup d' oeil à nos bagages qui nous ont précédés à Gênes. Nous ne sommes pas peu effrayés d' apprendre que les employés du port sont en grève. Notre matériel est donc encore dans les entrepôts et doit y rester jusqu' à la fin de la grève.Voilà qui nous réveille brusquement de nos rêveries de voyage. Nous courons plusieurs fois du port aux bureaux de notre société de navigation. Si aimables que soient les Italiens, on ne peut rien en obtenir aujourd'hui. Le soir dans notre hôtel nous délibérons longuement. Le consulat d' Allemagne à Gênes est notre dernier espoir. Le lendemain nous nous mettons en relation avec lui dès que possible. A 13 heures le bateau se mettra en route! Et l' aide arrive! Car le consul Enrico semble avoir déjà résolu de tels problèmes et n' est de loin pas aussi excité que nous. Nous signons formulaires sur formulaires. A 10 h. 30 enfin un camion route devant les hangars, et quelques débardeurs, qu' on a sortis de leur sommeil, aident au transport avec mauvaise humeur. Au dernier moment, un quart d' heure avant que hurle la sirène, les grues saisissent nos bagages et les plongent dans la cale du bateau. Les derniers passagers montent à bord, on tire la passerelle, et après un coup de trompe qui nous pénètre jusqu' à la moelle, le bateau-pilote nous entraîne hors du port. Quelques passagers font des signes à leurs amis longtemps encore, jusqu' à ce qu' ils soient hors de vue.

Notre vie sur le bateau est tout sauf un entraînement pour l' avenir, et le barman a affaire avec nous! Il faut pourtant bien constituer des réserves pour les semaines d' austérité qui nous attendent. Nous supportons bien la traversée et débarquons à Bombay quelque peu ventripotents.

Considéré du point de vue oriental, le passage de la douane est rapide pour les affaires personnelles. Nous devons pourtant séjourner encore deux semaines à Bombay. Jour après jour, nous attendons une autorisation du Népal, sans laquelle nous n' osons pas introduire notre matériel en Inde. Comme nous le découvrirons plus tard, ce papier s' est noyé dans le désordre de la bureaucratie indienne. Au bout de huit jours, nous en faisons à notre tête et décidons que Gerd et Ernst iront à Delhi dans la Taunus, qui a déjà franchi les obstacles de la paperasse, pour y aller chercher à l' ambassade népalaise les papiers nécessaires. Et pendant que Hans et moi, nous nous réinstallons patiemment dans les bâtiments douaniers, ils roulent à 100 km/h vers la capitale indienne. Quatre jours après déjà Hans et moi sommes assis, tout joyeux, dans le train cahotant. Tout s' est arrangé plus rapidement que nous l' espérions. Nous avons reçu à notre hôtel un coup de téléphone du consulat d' Allemagne nous annonçant que l' autorisation était réapparue à la surface. Nous dûmes cependant encore suivre notre agent toute la journée à la douane, à la police, à la gare, à travers toute la ville; le soir nous avions enfin tous les papiers nécessaires dans notre poche - il ne restait plus qu' à attendre patiemment le départ du prochain train-express.

C' est mangés de punaises que nous nous réveillons le premier matin dans les « CFF indiens ». A la première halte pourtant, des garçons en uniforme nous apportent des œufs et du thé, ce qui nous fait oublier bien des inconforts. Le voyage traîne en longueur à travers ce pays immense et monotone, mais nous sommes très impressionnés par tout ce que nous voyons. Le paysage est le même pendant les trois jours d' immenses champs de riz desséchés, les uns à côté des autres, de temps en temps quelques paysans avec leurs attelages à grandes roues tirés par des bœufs. La végétation est comme morte. Tout languit après la mousson et ses pluies. Nous espérons au contraire qu' elle tardera aussi longtemps que possible!

Après le cinquième changement de train nous arrivons à la gare de Raxaul, près de la frontière népalaise.

C' est là que nous devons nous retrouver avec nos amis, et nous espérons qu' ils sont arrivés avant nous et ont prévu la suite du transport. Je vais jusqu' au poste de police, et sur le chemin du retour je découvre la Taunus grise au milieu de la cohue des villageois. Mon conducteur de pousse-pousse reste ébahi de me voir sauter de sa machine, le payer et grimper dans l' auto. Nous nous serrons la main avec joie, car voilà dix jours que nous nous sommes quittés à Bombay. Avidement j' écoute le récit d' un incident auquel ils ont échappé de justesse hier soir. Une horde de plus de cent paysans ont essayé de les détrousser pendant un arrêt dans une forêt clairsemée. Il ne restait à nos camarades qu' à se sauver en auto. Mais la route était barrée de paysans armés de bâtons de bambous. Us foncèrent à plein gaz dans la masse. Rencontre sauvage. Les bâtons s' abattirent en sifflant. Les pierres se mirent à pleuvoir et à casser le pare-brise en mille morceaux. Nos amis passèrent pourtant, et arrivèrent à Samastipur où ils cherchèrent la police. Quand ils lui demandèrent si les assaillants les auraient tués, le policier répondit avec une assurance effrayante: « Oui, oui. » Tout ce qu' entreprit la police fut de leur donner une garde jusqu' à Raxaul!

Ernst et Gerd continuent pour atteindre Kathmandu le lendemain. Après deux journées d' une nouvelle guerre des frontières, nous les suivons par un temps radieux. Hans et moi faisons le voyage perches au sommet d' un vieux camion russe surchargé.

Avant Kathmandu, d' un col de près de 3000 m, nous voyons pour la première fois les géants himalayens dans le lointain. Enfin nous sommes de nouveau dans un pays de montagne: le Népal!

Les Suisses qui travaillent à Kathmandu nous reçoivent chaleureusement. Jean-Jacques Roussi, qui est fromager, nous rend la plus grande aide. Sans lui, nous serions empêtrés dans toutes sortes de difficultés. Grâce à lui, nous réussissons à être prêts au départ en quatre jours et nous commençons notre marche de vingt jours avec 57 coolies. Pour la première étape nous pouvons encore nous faire conduire dans l' auto de Jean-Jacques, mais ensuite s' étend devant nous la marche sans répit. Encore relâchés par le trajet en bateau, nos muscles sont si douloureux qu' après quelques heures nous ne pouvons presque plus suivre nos coolies. Notre première journée de marche se termine à un confluent dans la profonde vallée de la Sun-Kosi. Notre cuisinier Nima Dorje s' installe déjà pleinement dans son rôle. Il est vrai que la composition des menus ne présente pas de difficultés particulières: le matin du riz au lait, à midi des œufs durs, et le soir du risotto avec à l' occasion une poule morte de vieillesse. Nous nous contentons de ces repas pendant trois semaines, car notre nourriture européenne ne doit être employée que depuis le camp de base.

Après une semaine de marche par monts et par vaux, nous voilà de nouveau les hôtes de Suisses: nous sommes accueillis et soignés princièrement à Jiri où l' Aide suisse a établi une ferme modèle et un hôpital. Nous attaquons l' étape suivante avec une charge supplémentaire de quatre roues de fromage.

Le trait caractéristique du chemin est sa dénivellation. C' est presque la règle, en un seul et même jour, de partir à 800 m d' altitude, de monter à 2200 m, et de redescendre d' autant sur l' autre versant du col. La dernière descente nous amène dans la vallée de Dudh-Kosi. Cette rivière prend sa source, à sept jours de marche de là, au pied des plus hauts sommets du monde. Cette « rivière de lait » - c' est ce que signifie son nom -, nous la traversons je ne sais combien de fois sur des ponts étroits et branlants. Enfin, baignés de sueur et vêtus seulement de shorts, nous arrivons un bel après-midi à Namche Bazar. Le village se trouve dans un cuvette ensoleillée, entourée de sommets blancs. Avant même que nous ayons pu non s habiller, le détachement de police stationné à cet endroit nous invite à prendre le thé. Les coolies continuent sous la conduite des Sherpas. Un peu au-dessus du village notre sirdar loue toute une maison, car nous projetons de passer quelques jours ici. Les coolies de Kathmandu nous quittent et nous devons en chercher de nouveaux. C' est ici aussi que nous pouvons pour la dernière fois acheter des vivres.

Après une heure d' agréable conversation, nous prenons congé de nos policiers accueillants et montons vers nos coolies. Notre première tâche sera de leur distribuer leur solde. Chaque coolie reçoit son dû et signe avec son pouce. Lors des payements nous nous amusons toujours beaucoup. L' argent est soigneusement examiné et comparé avec celui du voisin. Les billets écornés nous sont immédiatement rendus. Enfin quand chacun a reçu son « bakchich » - son pourboire - les coolies prennent congé et commencent leur marche de retour.

Les jours suivants nous avons des visites à rendre aux Sherpas. Une fois nous allons chez Urkien, »ne fois chez Nima Tensing, une autre fois chez notre sirdar. L' hospitalité de ce peuple aimable est émouvante. Du matin au soir nous sommes à table, servis comme des princes de pommes de terre, de viande de yak séchée, et de thé salé. Nous devons aussi boire abondamment. Partout on nous offre des quantités de chang et de rakshi.

Le troisième jour après notre arrivée à Namche Bazar, nos nouveaux porteurs affluent de toutes parts. Notre sirdar a fait savoir à ses amis et connaissances des villages avoisinants qu' il y a de l' embauche. C' est pourquoi la plupart de nos porteurs sont apparentés à nos Sherpas d' une façon ou d' une autre.

Après le coup de l' étrier, nous prenons joyeusement congé de nos hôtes et nouvelles connaissances. Notre but est Tangpoche. Le couvent se dresse sur une terrasse ensoleillée au milieu des géants de glace. Nous sommes accablés par le paysage qui se présente à nous: tout autour, des montagnes géantes. Tout proches s' élèvent le Nuptse, le Lotse, l' Ama Dablam et le Kangtega, et d' autres montagnes dont personne ne sait le nom. Elles dépassent toutes 6000 m d' altitude, mais les Sherpas disent que chez eux les petites montagnes n' ont pas de nom. C' est ici, dans ce couvent, que réside l' autorité religieuse des Sherpas, un Grand Lama servi par plus de cinquante moines. Lui aussi nous invite pour le thé. Plus tard, nous nous laissons convaincre par Urkien et notre sirdar qui sont tous les deux des hommes pieux, d' assister à un service religieux célébré spécialement pour nous et pour notre réussite sur la montagne. On nous désigne une place dans un coin de la chambre intérieure du temple. Les sains pères marmonnent leurs prières en chœur, et ce murmure régulier résonne d' une manière étrange. A un signe du plus âgé, ils se taisent tous, un moine s' ap de nous avec une théière qui sent mauvais, et nous offre à chacun une tasse. Nous devons reconnaître qu' il s' agit de thé salé avec du beurre rance, et c' est en nous forçant que nous buvons la boisson si gentiment offerte. Le souffle coupé et près de vomir nous quittons la cérémonie, en espérant que maintenant le Bouddha nous accordera sa protection.

Le dernier matin de notre marche d' approche nous nous trouvons droit en face de notre but, le Pumo Ri, caché jusqu' alors par des nuages et des moraines géantes. Mais maintenant il se dresse tout argenté devant nous, sur le bord gauche du bassin du Khumbu. Au cours de la journée nous nous en rapprochons, et ses flancs nous paraissent de plus en plus rebutants, de sorte que nous nous demandons en silence si nous avons envie de le gravir. Les Sherpas jettent des regards presque peureux à la montagne, car eux aussi la voient pour la première fois d' aussi près. Les coolies deviennent plus silencieux et considèrent avec étonnement la « montagne de la fille », comme elle s' appelle en tibétain. Vers midi nous pouvons placer notre camp de base dans un site ensoleillé et abrité. Quand chaque porteur a reçu la paie qu' il a bien gagnée, la troupe redevenue joyeuse reprend le chemin de ses villages.

Nous devons maintenant aménager notre camp de base aussi confortablement que possible, car nous y serons à la maison pendant deux mois. Les premiers jours nous ressentons le manque d' oxy et sommes mal en point. Nous nous traînons dans notre camp comme des estropiés et nous ne pouvons guère nous imaginer que dans quelques semaines nous voulons gravir une montagne. Le camp se trouve déjà à une altitude de 5300 m. Le quatrième jour je me sens si mal que je fais mon sac et, accompagné d' Urkien, redescends quelque peu pour m' acclimater plus lentement. Après trois jours je suis de nouveau sur pied et monte ragaillardi au camp de base.

Nous y restons encore deux jours, avant que nous paraissions avoir un regain de vie. Nous observons la montagne de façon plus précise, la regardons chaque fois sous un autre angle et entreprenons ainsi de petites reconnaissances. Nous devons renoncer à l' arête SW, qui avait été le chemin prévu à l' origine; deux murs géants de rochers coupent l' arête. L' accès à l' arête NW est aussi impossible. Nous nous concentrons sur le flanc SE. C' est vrai qu' il paraît dangereux, mais nous espérons y tracer notre chemin autant que possible dans les rochers, pour éviter les chutes de séracs et les avalanches. Avec les Sherpas nous portons avec impatience des charges au camp I, que nous avons placé au pied de la paroi rocheuse. Nous sommes tous tendus à la pensée des difficultés que cette paroi va certainement nous offrir. Après une semaine, tout ce dont nous aurons besoin sur la montagne a été monté au camp I, le long de la longue moraine côtière du glacier du Khumbu. La paroi est précédée d' un névé abrupt de deux cents mètres. Le négocier nous coupe le souffle en peu de temps. C' est pourquoi pour notre première sortie nous nous bornons à gravir ce névé et reconnaître la route à suivre. Nous nous rendons compte qu' un travail difficile nous attend. Des rochers glacés et imbriqués seront notre premier obstacle.

Les jours suivants Gerd et Ernst gravissent la paroi. Tandis que Hans et moi, nous nous préparons pour l' étape suivante, nos camarades travaillent dur dans le rocher avec la corde et les pitons. Urkien, qui n' ose pas se risquer sur la montagne, est installé comme responsable du camp de base. Le sirdar joue trop volontiers au malade, et nous le renvoyons à Namche Bazar chercher de la viande de yak fraîche, des pommes de terre, du sucre, du thé, du pétrole. Avec les deux Sherpas qui nous restent, Nima Dorje et Nima Tensing, nous commençons le transport vers le haut. Ernst et Gerd ont entre-temps gravi une bonne partie de la face et trouvé un itinéraire, mais ils ont aussi compris que nous ne nous en sortirons pas sans un camp intermédiaire dans la paroi. Le jour suivant déjà, aidés par Hans et les Sherpas, ils remontent avec l' intention de passer une première nuit dans la face. Comme c' est mon jour de repos, je reste tout le temps couché dans ma tente et observe les autres à la jumelle. Mes camarades parviennent rapidement à l' endroit qu' ils avaient atteint hier. Mais le passage-clé de la partie inférieure de la paroi les attend! Une fissure verticale et délitée de 30 m paraît être la seule issue. Le son des coups de marteau me parvient clair et fort jusqu' au camp. Tout à coup Ernst se dresse sur une plate-forme au-dessus du ressaut. Son « Ho-Duli-Duli-Du » sonne, rassuré. Rapidement il fixe des cordes, pour que les autres puissent le rejoindre.

Une fois tous réunis, ils dressent la plus petite de nos tentes. Pas beaucoup d' amateurs de camping ne s' accommoderaient d' un endroit aussi exposé. La terrasse ne correspond de loin pas à la surface de la tente; du côté du vide on doit entasser des pierres et contre la montagne faire un trou en taillant dans la glace. Hans et les deux Sherpas redescendent avec des sacs vides et laissent seuls Gerd et Ernst. Ils arrivent au camp fatigués et trébuchants, dans l' obscurité. Je leur ai prépare un bon souper sur lequel ils se jettent avec empressement.

Le jour suivant je suis de l' équipe et Hans se repose. Chargé comme un mulet je souffle dur en montant le névé avec les Sherpas. Notre dépôt se trouve droit sous le rocher. Nous nous encordons, mettons nos casques et commençons l' ascension. Le temps est beau, mais les charges nous ôtent tout le plaisir de l' escalade. On évite tout mouvement inutile et on ne se préoccupe que d' arriver le plus rapidement au but, qui est pour nous le camp de la paroi. Mais il y a si peu de place au camp qu' on doit y monter l' un après l' autre pour vider son sac dans la tente, puis redescendre une longueur de corde. Soudain une voix résonne bien au-dessus de nous. Et tout là-haut nous repérons nos deux amis à leurs windjacks rouges. Ils nous crient qu' ils ont trouvé la sortie de la paroi, qu' il est pourtant trop tard pour arriver aujourd'hui encore à l' arête. Nous devons donc grimper aussi haut que possible avec le matériel et le mettre en dépôt.

Le long des cordes fixes nous allons bon train. Les Sherpas grimpent bien. Ils assurent soigneusement et ils montent en second de cordée aussi bien qu' un alpiniste chevronné. Nous ne pouvons qu' admirer la route que nos camarades ont déjà ouverte. Les couloirs glacés alternent avec des parois abruptes. Nous devons même venir à bout d' une traversée exposée, qui ne ressemble pas peu à la Traversée des dieux de l' Eiger. Plusieurs passages ressemblent tellement à la paroi nord de l' Eiger que nous leur donnons les mêmes noms: Y Araignée, la Traversée des dieux, la Rampe, le Deuxième névé, etc. Le jour suivant est de nouveau pour nous un jour de fête: Ernst et Gerd atteignent l' arête. Tous nous respirons!

Le lendemain, nous ajoutons gaiement quelques livres à notre charge habituelle. Hans ne redescend pas du camp II. Avec Nima Dorje il y passe la nuit pour continuer et porter une première charge au camp à établir sur le col. Nima Tensing et moi devons les suivre un jour après. C' est ainsi que nous avons projeté notre montée: tous ensemble sur l' arête, et tous les six au sommet! Mais nous nous sommes réjouis trop tôt. Nous passons par la plus grosse déception de toute l' ascension: au lieu d' une crête montant doucement à l' édifice sommital, ce qui apparaît dépasse toutes nos craintes. C' est une arête d' une sauvagerie indescriptible. Ressauts rocheux et corniches géantes alternent avec des murs et des tours de glace. « Purement et simplement impossible », disent Ernst et Gerd après une première tentative. Tout semblait si innocent d' en! Mais il faut continuer. Le jour suivant Ernst et Gerd essaient de prendre non plus l' arête, mais une longue face de glace qui monte jusqu' au pied de l' édifice sommital et semble praticable. Hans et Nima Dorje les accompagnent pendant que Tensing et moi redescendons le long des cordes pour chercher deux nouvelles charges de vivres.

Morts de fatigue, nos amis rentrent de leur tentative tête basse. Toujours rien!

Nous tenons un conseil de guerre. Petit à petit la situation devient sérieuse, car nos provisions se font maigres et, d' après les prévisions que nous avons entendues, la mousson a déjà atteint Ceylan. Mais nous ne voulons pas abandonner si rapidement. Nous envisageons de nouvelles possibilités et les soupesons. Là-dessus Ernst et Gerd descendent se reposer à la base. Les deux Nima partent avec eux pour économiser les vivres d' altitude. Hans et moi, nous nous remettons à chercher un chemin par l' arête. Nous attaquons le travail, armés des derniers pitons et cordes disponibles. Mais notre première tentative se bute à une tour rocheuse verticale de 50 mètres. Nous ne pouvons qu' y prévoir l' itinéraire, et déjà la tempête arrive comme tous les après-midis. Elle fait rage et nous ne voyons pas à deux mètres. La barbe de mon compagnon n' est plus qu' un masque de glace. Nos verres de lunettes aussi sont couverts d' une épaisse croûte de glace. Il faut rentrer au camp aussi vite que possible, et nous nous sentons en sécurité seulement une fois que nous avons tiré les fermetures-éclair de notre tente Jamet.

Bien que le temps soit meilleur pour notre second essai, nous n' allons pas beaucoup plus loin. La tour rocheuse au pied de laquelle nous avons dû hier rebrousser chemin nous donne aujourd'hui du fil à retordre pendant quelques heures. Une traversée descendante nous mène de l' arête à quelque distance dans la paroi. Par là nous réussissons à tourner la tour et plus haut à rejoindre l' arête. La vue de ce qui nous attend nous coupe le souffle. Nous sommes sur une bosse de l' arête et pour la première fois nous pouvons contempler l' ensemble de la route qui nous reste à parcourir. C' est une arête effilée et aux corniches sauvages de mille mètres environ, qui va mourir contre l' édifice sommital Notre seule pensée est: « Comment gravir cela? » Pas la moindre possibilité de planter un camp où que ce soit. Il paraît aussi impossible de parcourir l' arête entière en un seul jour. Découragés, nous prenons le chemin du retour. Lorsque nous sommes à nouveau couchés dans notre tente, nous commençons à échanger nos impressions. Hans tient la chose pour totalement impossible. A moi aussi cela paraît presque sans espoir. La seule possibilité qui reste est de faire l' ascension avec une cordée très rapide, qui se charge de tout le nécessaire pour passer une nuit de bivouac, qui continue le jour suivant et avance de cette façon jusqu' au sommet.

Mais il nous faut tout d' abord prévenir nos camarades de notre insuccès. Le lendemain je descends au camp I par la paroi rocheuse. Ernst et Gerd ne sont pas particulièrement étonnés de mes nouvelles. Ils sont arrivés aux mêmes conclusions que Hans et moi. Nous discutons nos plans en détail. Dès que le temps sera meilleur, on y va!

Le lendemain, peu avant la tombée de la nuit, Hans apparaît aussi au camp I. Il ne veut plus rien savoir du Pumo Ri. Il a ramené tout son équipement avec lui.

Par un temps resplendissant nous remontons au camp III, accompagnés de Tensing et Dorje, mais sans Hans, et là, nous nous équipons pour la dernière tentative. De la nourriture pour cinq jours, une tente, la « ferraille » restant et toutes les petites affaires personnelles font ensemble un poids considérable. Et chacun de nous porte ainsi une vingtaine de kilos. Nous regrettons de ne pouvoir emmener avec nous nos deux fidèles Sherpas, mais cela retarderait trop notre progression. Nous les renvoyons à Hans. Ici ils ne sont plus utiles, et enfin il y a encore de la nourriture convenable au camp inférieur.

Le temps est splendide quand, le 15 mai à 5 heures du matin, nous quittons notre camp III. A peine sommes-nous un peu éloignés de la tente qu' un vent glacé nous saisit. Enfin! Il souffle du nord. Aussi longtemps que ce vent tient, nous pouvons compter sur le beau. Nous gagnons rapidement de la hauteur sur le chemin maintenant bien connu. Avant midi déjà nous atteignons le point de notre dernier retour. La sauvagerie de cette arête nous impressionne toujours à nouveau. De temps à autre la glace craque de façon peu rassurante, et il n' est pas rare qu' une corniche haute comme une maison se détache et disparaisse dans l' abîme avec un bruit effrayant.

Au début de l' après nous nous trouvons devant une tour de glace rebutante, verticale et haute de 50 mètres. Il nous paraît impossible de la vaincre aujourd'hui. Aussi nous montons notre petite tente dans un endroit un peu protégé, allumons le réchaud et nous régalons d' une ovomaltine chaude.

16 mai. A 6 heures du matin déjà nous avons plié notre tente et sommes prêts au départ. Ernst s' attaque à la tour. Premièrement il tente sa chance dans le flanc sud, mais il nous faut bientôt reconnaître que là, ça ne passe pas. Des surplombs de glace vive nous repoussent. Nous nous rabattons sur le flanc nord. Ça ne va guère mieux ici, mais nous gagnons lentement de la hauteur. Nous nous fatiguons à planter les pitons à glace et téléférer les sacs. Vers midi enfin nous pou- vons reprendre l' arête au-delà de la tour. Et les difficultés diminuent. A leur place nous trouvons de la neige fraîche et profonde, et nous avons besoin de nos dernières forces pour avancer. Les parcours entre les haltes deviennent de plus en plus courts. A 16 heures nous atteignons enfin le plateau si longuement espéré au pied de l' édifice sommital. A bout de souffle, nous nous déchargeons de nos sacs pesants, nous plantons la tente et nous nous y couchons immédiatement. Après une courte pause pour reprendre haleine, nous nous mettons à cuisiner. Nous ne mangeons plus guère, mais nous versons de grandes rasades de bouillon, de thé et d' ovomaltine dans nos gosiers desséchés.

17 mai. Nous avons une grosse journée devant nous. Si tout va bien nous atteindrons le sommet. A 3 heures déjà, nous sortons de nos sacs de couchage, et le réchaud ronfle bientôt. Au lever du soleil nous sommes prêts pour l' ascension. Nous laissons nos sacs dans la tente, car nous aurons bien assez à faire sans eux! L' accès au sommet se présente de façon plus facile que prévu. Aucun obstacle particulier ne se dresse plus sur notre chemin. Chaque heure nous rapproche du sommet Les rudes efforts de ces dernières journées ont pourtant laissé leurs traces dans nos membres. Nous nous laissons volontiers tomber dans la neige pour arracher quelques bouffées de plus à l' air raréfié. Dans la dernière partie, la glace vive alterne avec les couloirs enneigés. Un courant d' air violent nous fait sentir que le sommet est proche.

Nous avons surmonté le dernier obstacle, la corniche. Nous voici au sommet Au comble de la joie, nous nous tendons la main. Il fait beau, mais il souffle un vent de tempête. Le coup d' œil est indescriptible. A l' est le massif de l' Everest; au sud l' Ama Dablam, le Kangtega, le Tsolatse et le Taboche barrent l' horizon; à l' ouest se dresse le géant Cho Oyu, et sa droite le Gyachung Kang, un sommet de presque 8000 m, encore vierge. Au nord seulement, rien n' arrête nos regards qui errent à l' infini vers le Tibet. Les lignes brunes des collines se succèdent à perte de vue - un bienfait que d' avoir autre chose à regarder que la glace et la neige! Nos appareils prennent image après image - les photographies du souvenir, car jamais plus nous ne reverrons pareille étendue au monde. Mais la tempête devient insupportable! Inopinément je me trouve couché dans la neige, abattu par une rafale. Pourtant nous tenons une heure entière au sommet du Pumo Ri, puis commençons une descente prudente. Aussitôt arrivés au camp de bivouac V, nous nous couchons, épuisés, et nous endormons du coup. Le lendemain matin nous nous préparons pour le retour. Nous abandonnons tout le superflu, pour arriver si possible d' un trait au camp III. Nous renonçons sans regrets à nos gros sacs. Par un temps toujours splendide, nous descendons aussi vite que possible jusqu' à notre camp de départ, où, avec les Sherpas arrivés entre-temps, Hans nous accueille avec un enthousiasme délirant. Tous sont heureux et reconnaissants de notre succès. Nous avons pu mener à bien notre attaque du sommet durant les quatre seuls jours consécutifs de beau temps.

Encore un sommet gravi! Mais, parmi les montagnes du monde le Pumo Ri reste pour nous un souvenir unique.Traduit de Yallemand par P. Vittoz )

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