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La souillure des eaux potables à la montagne et ses consequences

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par le Dr M. Bornand.

Quand on parle de montagne, on se figure toujours des lieux où tout est pur, où les maladies qui nous assaillent à la plaine n' osent s' aventurer par peur de l' altitude, de l' insolation, de la limpidité de l' atmosphère. Depuis les mémorables recherches de Pasteur sur la Mer de Glace démontrant l' ab de microbes dans l' air des hauteurs, beaucoup de gens s' imaginent que ces êtres microscopiques dont bon nombre sont agents de graves affections sont exclusivement l' apanage de la plaine et qu' ils sont inconnus dans les Alpes.

Malheureusement il n' en est pas ainsi: si sur les hauts sommets, dans la région des neiges éternelles, l' atmosphère, l' eau sont bactériologiquement d' une pureté absolue, par contre dans les pâturages et les lieux habités, nous retrouvons tous les germes qui nous assaillent à la plaine.

La dissémination des maladies infectieuses à la montagne est facilitée par l' accumulation des résidus solides et liquides, par la pullulation des mouches, l' encombrement et le plus souvent la saleté des habitations, par la souillure des eaux potables. Et c' est pourquoi on constate que la tuberculose se répand de plus en plus à la montagne, que la pneumonie, maladie contagieuse au plus haut degré, fait des ravages au printemps, que la dysenterie et la fièvre typhoïde sévissent à l' état endémique dans certaines vallées, etc. Laissant de côté les affections courantes, je ne retiendrai que celles qui ont pour origine les eaux de boisson, car ce sont celles qui intéressent le plus l' alpiniste.

Les eaux de boisson sont représentées à la montagne: 1° par les eaux de source, 2° par les eaux de puits et de citernes, 3° par les eaux courantes ou de surface.

Dans l' esprit du public, lorsqu' on parle d' eau de source, on se figure toujours une eau de qualité irréprochable, toujours fraîche et pure. Dans beaucoup de cas il en est ainsi, mais le plus souvent, dans les pays calcaires surtout, les eaux de source ne sont autre chose que des résurgences, c'est-à-dire des retours au jour d' eaux de ruisseaux ou de pluie engouffrés plus haut dans des fentes, dans des pertes et amenant à leur sortie toutes les impuretés, les microbes récoltés dans la partie supérieure. Ou encore, les soi-disant eaux de source ne sont que des eaux de drainage de la surface.

Très souvent l' eau est pure à son origine, le captage bien fait et protégé de toute souillure, mais ce sont les canalisations, les réservoirs qui laissent à désirer quant à leur étanchéité. Dans les villages de montagne, les canalisations sont maintes fois en bois, en tuf ou en grès; une fois posées on ne s' en occupe plus. Après un certain temps d' usage elles sont crevées et toutes les infiltrations de surface y pénètrent. Survienne une épidémie de fièvre typhoïde par exemple, il ne viendra pas à l' idée d' incriminer l' eau, car le village dispose de bonnes sources. Parfois ce sont les réservoirs qui ferment mal, les portes sont au ras du sol, les couvercles sont faits de planches mal jointes et à chaque pluie les eaux de surface y pénètrent. Limaces, souris, insectes transportant sur leur corps les germes les plus divers récoltés sur des matières fécales tombent dans les réservoirs et vont à leur tour infecter l' eau.

Combien de photographies des plus suggestives pourrait-on faire de fumiers accolés directement aux fontaines! Il suffirait bien souvent d' ajouter un peu de fluorescéine dans le purin pour voir l' eau de la fontaine se colorer peu de temps après.

Un deuxième mode d' alimentation en eau de boisson est celui par l' inter des citernes. Certaines régions de nos Alpes calcaires et du Jura, pauvres en eau de source, en sont réduites à récolter les eaux pluviales. Le toit d' une maison ou d' un chalet sert de collecteur et les eaux de pluie se rassemblent dans la citerne au moyen de tuyaux. Si la citerne est bien construite, cimentée, étanche, l' eau est de bonne qualité, mais généralement des fissures se produisent; les eaux de surface lavant le sol y pénètrent aisément. Le système de puisage est le plus souvent défectueux; au lieu d' une pompe, c' est un puisard qu' on utilise et qu' on dépose sur le sol; après chaque opération, il introduit terre ou fumier dans l' eau.

La fermeture des citernes laisse à désirer, aussi ne faut-il pas s' étonner, si l'on ramène des animaux divers: chats, rats, souris; on avait même ressorti un veau crevé d' une citerne du Jura! Combien d' entre nous utilisant l' eau de citerne pour la confection de soupe ou de thé ont été frappés du goût de lisier qu' on y remarque le plus souvent.

Dans les régions alpestres où l' eau coule à profusion, on ne cherche pas à capter les sources; c' est l' eau du torrent que l'on amène au village, ou encore c' est l' eau du bisse qui alimente les fontaines. Au point de vue hygiénique, ce sont les eaux les plus défectueuses et les plus dangereuses, car à chaque instant leur bassin de réception est à la merci de souillures de la part de l' homme et des animaux. Nulle part à la montagne, à proximité des lieux habités et des hauts pâturages, il n' y a d' eau pure. Toutes les déjections humaines et celles du bétail sont entraînées par les eaux de pluie et viennent souiller les torrents. Ne remarque-t-on pas que certaines cabanes utilisent la dérivation d' un torrent pour recevoir les matières des cabinets d' aisance?

Une relation assez suggestive sur la façon dont sont contaminés les torrents a été décrite par un touriste français: Après s' être désaltéré à un ruisseau d' un pâturage inférieur, il vit, en remontant au-dessus, les eaux devenir jaunes, nauséabondes, et il constate plus haut qu' on avait vidé le fumier dans le ruisseau. En aval d' une retenue d' eau sommaire qui créait un petit lac, les bergers du cortail avaient accumulé tout le fumier; soigneusement ils le délayaient dans les eaux du canal d' arrosage, puis par une saignée dans la levée, la baboule s' épandait par mille rigoles dans le thalweg.

Cet exemple n' est pas une exception; il y a deux ans, à l' alpe de Bricolla, je voyais les bergers faire passer une partie des eaux du torrent à travers les écuries de l' alpage; puis le ruisseau continuant sa course invitait les touristes venant de Ferpècle à se désaltérer de ses eaux cristallines.

Il y a quelques années je contractais une grave affection intestinale que j' attribuais à la consommation d' une eau de fontaine d' un village de montagne. Peu de temps après passant dans la région je constatais, à 100 m. au-dessus du village, que le ruisseau qui alimentait les fontaines était utilisé par de braves montagnardes pour leur lessive. Dans le village de R. jusqu' à l' année dernière, l' eau potable provenait directement du torrent qui recevait plus haut les égouts du village supérieur, et l'on m' assurait que les bêtes crevées étaient régulièrement jetées dans le torrent. La consommation de ces eaux polluées par les déjections humaines et animales détermine un certain nombre d' affections parasitaires et de maladies infectieuses: tout d' abord, la transmission de parasites intestinaux, protozoaires ou vers; mais ce sont surtout les maladies d' origine bactérienne, diarrhées à coli bacille, fièvre typhoïde, dysenterie, très probablement goitre et crétinisme.

Dans certaines vallées des Alpes, la fièvre typhoïde sévit à l' état endémique; ce sont les nouveaux arrivés qui paient leur tribut à la maladie, et surtout ceux qui pour leur santé vont villégiaturer dans ces régions. Personnes fatiguées, le plus souvent déprimées, dont l' organisme est facilement sensible à l' infection. Par suite d' une première atteinte grave ou légère, les populations autochtones s' immunisent à la longue contre le germe infectieux, mais un grand nombre succombe au lieu d' être immunisé.

La dysenterie bactérienne existe dans de nombreuses vallées et faisait des ravages; c' est une maladie extrêmement contagieuse et débilitante qui met les individus atteints dans l' impossibilité de travailler pendant longtemps. Ces derniers en outre contribuent à propager l' infection au moyen de leurs matières fécales qu' ils disséminent partout. Les premiers cas débutent à la partie supérieure d' un alpage et l' infection se répand avec une grande rapidité dans les villages situés au-dessous.

Contre ces affections d' origine intestinale contractées au moyen de l' eau, peut-on par l' adjonction d' une substance antiseptique détruire les germes microbiens présents dans l' eau? On a l' habitude, avec des eaux suspectes, de les couper avec du vin ou avec un alcool quelconque; ce procédé ne présente pas de valeur à moins que le contact de l' alcool avec l' eau ait une durée de 15 à 20 minutes. L' action antiseptique de l' alcool ou du vin est certaine, mais pas immédiate. Si les eaux nous paraissent suspectes, con-sommons-les sous forme de thé ou de café après ébullition.

A côté des affections que je viens de mentionner et qui sévissent à l' état aigu, il en est une autre évoluant d' une façon chronique et qui, très probablement, a pour origine la consommation d' eaux polluées par des excrètas d' origine humaine ou animale: c' est l' endémie thyroïdienne caractérisée par le goître, le crétinisme et la surdi-mutité. Ces affections sont très répandues dans les pays de montagne. Les voyageurs qui les premiers ont parcouru les Alpes ont déjà été frappés de constater le grand nombre de goitreux et de crétins que l'on rencontre dans presque toutes les vallées alpestres. Dans leurs récits, il y a toujours quelques pages consacrées à la description de ces individus à allure bestiale que l'on voit se traîner le long des sentiers, ou se chauffant au soleil devant la porte des chalets, à ces goitres monumentaux ressemblant à des sonnailles.

D' après le professeur Galli-Valerio, si, aujourd'hui, on affirme que le crétinisme est en diminution, le fait n' est qu' apparent, car le plus grand nombre des crétins sont hospitalisés; il suffit d' assister dans certaines vallées à la distribution de fromage aux pauvres pour constater le nombre élevé de crétins et de crétinoïdes qui s' y trouvent.

Nos statistiques de recrutement témoignent bien que le goitre, plaie de nos Alpes, n' a nullement diminué.

Différentes théories ont été avancées pour expliquer l' étiologie du goitre et du crétinisme. Les premiers voyageurs et descripteurs qui ont exploré les Alpes accusaient déjà l' eau d' en être la cause; pour beaucoup, c' étaient les particules schisteuses ou calcaires introduites dans l' organisme avec l' eau qui agissaient sur la thyroïde en y formant un dépôt; on a incriminé l' air, les sols argileux ou calcaires, la constitution géologique de certaines régions, l' absence de soleil ou de lumière, etc.

A l' heure actuelle, c' est la théorie hydrique qui a le plus de partisans; les uns admettent une composition chimique défectueuse de l' eau, d' autres une insuffisance en certains éléments, iode surtout; enfin nombreux admettent l' origine parasitaire et infectieuse du goitre, et ce ou ces parasites encore inconnus seraient véhiculés par les eaux de boisson impures souillées par les matières fécales. Un des plus ardents défenseurs de cette dernière hypothèse est, chez nous, le professeur Galli-Valerio. On ne peut que souscrire à ce dernier point de vue qui se justifie par l' observation et expérimentalement: Dans toutes les vallées de montagne, le goitre frappe surtout les habitants du fond des vallées, rarement ceux qui vivent sur les flancs ou dans la partie supérieure. Les premiers ont leurs eaux infectées par les souillures qui viennent des villages haut placés. Dans tous les endroits où sévit l' endémie thyroïdienne, les eaux sont infectées par des germes d' origine intestinale. Partout où l'on a amélioré la qualité des eaux potables l' affection a rétrogradé.

Ce sont surtout les recherches dé MacCarrison dans l' Himalaya qui sont venues confirmer la conception de l' origine infectieuse et hydrique de l' endémie. Cet expérimentateur constata que la fréquence du mal allait de pair avec l' infection de l' eau et augmentait d' amont en aval. Des expériences faites sur des volontaires, sur lui-même et sur des chèvres et des rats avec des eaux souillées de matières fécales sont convaincantes. L' origine de l' endémie thyroïdienne par action d' un ou de plusieurs germes intestinaux, de toxines après consommation d' eaux polluées, de légumes arrosés de matières fécales, de laits infectés, le tout associé à de mauvaises conditions hygiéniques, ne fait plus de doute.

Une dernière théorie qui est défendue par un certain nombre d' hygiénistes est celle du manque d' iode ou d' une insuffisance de cet élément dans l' air, l' eau ou les aliments. Pour expliquer cette hypothèse on se base sur l' obser que l' iode est le préventif et curatif du goitre. Cette conception ex-clusiviste ne peut se soutenir; d' abord elle n' est pas confirmée par l' analyse, en outre on observe dans des régions proches de la mer riches en iode, d' importants foyers de goitre.

Ces constatations ne critiquent en rien l' usage de l' iode sous forme de sel iodé, qui s' est répandu partout comme préventif de l' endémie goitreuse et qui mérite d' être généralisé; mais, à côté de cette mesure prophylactique, on doit vouer toute son attention à la distribution d' eau potable à nos populations alpestres et améliorer les conditions hygiéniques dans lesquelles elles vivent. Non seulement l' endémie thyroïdienne rétrogradera, mais toutes les infections d' origine hydrique: typhoïde, dysenterie, etc., diminueront dans une large mesure, et au point de vue du tourisme on aura tout à y gagner.

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