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L'Aiguille du Tour

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 4 illustrations et 1 croquis.Par Ph. Bérard.

Depuis la fermeture de la frontière française, l' automne dernier, la région de Trient se trouve être la seule partie du massif du Mont Blanc dont l' accès soit encore permis aux Genevois.

L' Aiguille du Tour, en particulier, a en outre l' avantage d' être accessible en toute saison. C' est la dernière aiguille de plus de 3500 mètres d' altitude à l' extrémité suisse de la chaîne du Mont Blanc. Elle forme un bastion avancé de l' arête frontière, au bord du plateau du Trient et au-dessus du glacier du Tour. Un quart d' heure de varappe facile permet d' atteindre le sommet, d' où l'on découvre un tour d' horizon merveilleux.

Il est bon de se mettre en route, un beau samedi matin, par le train correspondant avec le car postal d' Orsières arrivant à Champex vers midi. En été, le sentier du Col de la Breya est le plus agréable. Mais lorsqu' il est trop enneigé, un sentier presque en courbe de niveau conduit à travers la Aiguille du Tour, vue du plateau du Trient.

forêt, du Lac de Champex à la Combe d' Orny. Laissant sur la droite le sentier des Echelettes, utilisable en été, le skieur s' élève sur la gauche vers un replat marqué par quelques grands mélèzes isolés. Puis, par le Point 2277, sous les Pointes des Chevrettes, il atteint un joli vallon en pente douce qui le conduit à un petit col découvrant une vue grandiose. A droite, le Clocher du Portalet dresse vers le ciel son obélisque ogival; puis le regard plonge de quelque huit cents mètres vers les séracs bleus du glacier de Saleinaz; et tout à l' horizon apparaît la silhouette diaphane du Gran Paradiso. La cabane d' Orny n' est plus qu' à un quart d' heure de marche le long de la moraine.

Le plateau du Trient est toujours d' une beauté majestueuse. En hiver, la neige poudre les parois des Aiguilles Dorées, dont les ombres s' allongent sur le glacier immaculé, sous un ciel bleu pâle. En juin, le soleil matinal éclaire magnifiquement les faces nord des Aiguilles d' Argentière et du Chardonnet, qui forment le plus beau tableau du panorama de l' Aiguille du Tour. En automne, la température et la lumière sont agréablement douces, la nouvelle neige blanchit les éboulis, les hauts pâturages, bien bronzés, sont pointillés des touffes vert foncé et rouges des feuilles de rhododendrons et de myrtilles, et les forêts de mélèzes sont d' un jaune vif. Les glaciers fraîchement enneigés montrent encore toutes leurs crevasses aux parois vert pâle. La description complète de la vue de l' Aiguille du Tour serait inutile, il faut la voir. Nous joignons plutôt quelques photos prises en décembre et en juin.

Pour la descente, en été, un bon sentier conduit d' Orny à Praz-de-Fort; il offre un beau coup d' œil sur le glacier de Saleinaz. A skis, on peut descendre généralement jusqu' au bas de la Combe d' Orny, d' où l'on continue à pied directement sur Orsières, par un sentier à travers la forêt.

Cette belle région de Trient enthousiasme ses nombreux admirateurs par ses glaciers blancs aux douces ondulations et ses rochers élancés de pur granit, que l'on revoit toujours avec joie.

Les cabanes sont confortables et les moyens de transport ne laissent rien à désirer, si ce n' est un petit rabais pour les Genevois, comme l' hiver dernier. L' autorité militaire n' exige qu' un certificat d' habitant, délivré par la mairie, en plus du passeport et de la carte de membre du club.

Noël à 3000 mètres.

C' était en 1936. Les congés de fin d' année s' annonçaient bien, avec une faible bise et une légère mer de brouillard.

— « Le temps semble sûr, Simon, irons-nous à l' Aiguille du Tour?»«Essayons, nous verrons si les conditions de neige sont bonnes. Si le temps se maintient, nous pourrons faire une promenade merveilleuse. » Dès Sallanches, le paysage est tout ensoleillé dans une légère buée d' or. Chamonix est encore plongé dans l' ombre bleue, comme un conservatoire de neige poudreuse. A Montroc, nous retrouvons le soleil brillant dans une atmosphère éthérique. Nous remontons tranquillement les champs de skis où s' exercent des Français en vacances. Quelques-uns d' entre eux ont déjà fait une bonne trace de montée qui nous conduit sans peine à travers les vallonnements de Charamillon jusqu' au Col de Balme.

A l' hôtel Suisse, ainsi nommé parce qu' il est construit sur le territoire de la Confédération, nous sommes accueillis cordialement par monsieur Lucien Simond, d' Argentières, qui va nous préparer un bon souper et une jolie petite chambre aux lits chauds et douillets. En attendant, nous montons à la Tête de Balme pour admirer la vue. Les vallées de Chamonix et de Trient plongent dans l' ombre violette de chaque côté du col. Le massif du Mont Blanc et l' Aiguille Verte rosissent dans un ciel bleu vert pâle. Le temps s' annonce bien pour demain. La nuit vient. Les lumières de Chamonix semblent autant d' étoiles tombées du ciel sur les montagnes et qui auraient roulé au fond de la vallée.

Après une bonne nuit nous nous mettons en route dans la direction de la Tête de Charamillon dont nous contournons la base pour atteindre ensuite le grand replat du lac. Nous attaquons alors par quelques lacets la belle pente de l' Aiguille de Beron. La neige n' enfonce pas trop et porte bien. Un petit couloir, où il est prudent d' ôter les skis, conduit à une jolie terrasse, d' où une dernière pente permet d' atteindre l' arête frontière.

Nous découvrons déjà la Dent Blanche et le Weisshorn et tout au fond les Bernoises. C' est près d' ici, à cinquante mètres au-dessous de l' arête, sur le versant suisse, que nous avons construit, mon frère et moi, un petit abri à trois places. Nous irons le visiter le lendemain en redescendant. Sur la pente raide du glacier de Beron, la neige est heureusement en bonne condition,.

ni trop dure ni trop profonde. Après un petit lunch et une bonne sieste au soleil sur les rochers de la Croix de Beron, nous continuons notre route sur le glacier des Grands; la neige a été travaillée par la forte bise des jours précédents, à tel point que nous serons obligés d' ôter les skis ici et là. L' itinéraire normal, contournant la petite Aiguille du Midi, est cependant praticable. Ce passage est un peu raide et souvent assez crevassé. On peut l' éviter facilement en traversant successivement le Col du Génépi et le Col du Midi, après lesquels on rejoint l' itinéraire normal au Col des Pesseux. Ce dernier est caractérisé par un obélisque naturel en granit doré qui est particulièrement joli dans cet éclairage de fin d' après.

La grimpée est alors presque terminée. Nous nous élevons encore doucement sur le dôme que forme le glacier du Trient devant les Aiguilles du Tour. Nous découvrons toutes les Alpes valaisannes, qui rosissent déjà dans la douce lumière du soir d' hiver. Réservant l' ascension de l' Aiguille pour le lendemain, car les journées sont courtes, nous enlevons les peaux et nous nous laissons planer jusqu' au Col supérieur du Tour, dont le versant français est déjà d' un rose vif. Une brume violette baigne les Alpes de Savoie; la chaîne du Mont Blanc, avec toutes ces teintes et ses parois nord d' un bleu glacial, nous remplit d' extase. Le soleil est un globe rouge orangé qui s' apprête à toucher l' horizon montagneux de la région de Grenoble. Les deux héros du roman de Jules Verne à la îecherche du rayon vert auraient aussi été récompensés de leurs efforts, s' ils étaient montés ici. Car, lorsque le soleil a lancé son dernier flamboiement rouge forge, c' est bien le magnifique rayon vert arc électrique qui étincelle tout à coup comme un suprême au-revoir. Nous nous regardons alors, mon frère et moi, enthousiasmés du spectacle qui s' est offert à nos yeux. Puis, faisant demi-tour, nous continuons à glisser du côté de la cabane du Trient, dont une des fenêtres scintille déjà avec les premières étoiles.

Nous traversons le plateau silencieux entre les dernières lueurs argentées du jour et les premiers effleurements phosphorescents du clair de lune. La lumière qui scintille dans la cabane est dans la petite chambre d' hiver de l' angle sud-est, à droite en entrant. Le thé est déjà servi et offert joyeusement par deux amis de Martigny. Le fourneau potager pétille gentiment. Quelle veillée de Noël! Et lorsque nous nous étendons sur les couchettes, bien enroulés dans les chaudes couvertures, nous continuons à échanger nos expériences, l' accent genevois se mêlant à celui du Valais, histoires de calcaire, de granit et de neige. A minuit, tous les quatre dorment paisiblement dans le grand silence.

A cette saison il est facile de se mettre en route assez tôt pour assister au lever du soleil. Les Alpes bernoises et valaisannes se découpent en silhouettes bleues sur un ciel d' or et la mer de brouillard sur la vallée du Rhône, le Val de Bagne et le Val d' Entremont est d' un blanc violacé. Lorsque nous attaquons les dernières pentes, sous l' Aiguille Purtscheller, les faces neigeuses des Aiguilles d' Argentière et du Chardonnet rougissent à l' apparition du soleil qui lance son premier éclair. Les glaçons suspendus à la lèvre supérieure de la rimaie de l' Aiguille du Tour brillent comme des cristaux. Nous t plantons les skis, après avoir enlevé les peaux, et nous continuons à pied par le pont de neige qui semble le plus sûr. Le passage le plus facile, dans les rochers, part de la base de l' arête gauche, traverse la face en diagonale et rejoint l' arête droite près du sommet. Ces deux arêtes offrent aussi des variantes intéressantes.

Alors que dans la plaine, sous la mer de brouillard, sonnent les cloches de Noël, notre temple à nous sera le sommet de l' Aiguille du Tour. Le regard embrasse près du tiers de notre beau pays, des montagnes de la zone franco-genevoise, à l' ouest, par la ligne bleue du Jura, à l' horizon, visible jusque vers Soleure, à la Jungfrau, au Finsteraarhorn, au Gothard, à la Pointe Dufour, au Cervin, et au Dolent ou Pic des Trois Frontières, française, suisse et italienne, au sud. La simple énumération de tous les sommets en vue prend un bon quart d' heure. La chaîne du Mont Blanc offre un tableau particulièrement bien équilibré, car l' éloignement des sommets principaux est compensé par leurs altitudes très différentes variant d' environ 3800 mètres à 4810 mètres, alors que notre point de vue se trouve à mi-hauteur de toutes ces faces nord chargées de glace et de neige. Au premier plan, les glaciers du Tour et du Trient, les vallées de l' Arve et du Rhône, offrent mille détails charmants.

L' air absolument calme, et l' inversion de température habituelle à la fin des séries de beau temps nous permettent d' admirer longuement cette vue aimée. Après un dernier chant qui imprimera en nous le souvenir de ces beaux moments, nous descendons vers nos skis et nous entamons la descente de 2000 mètres environ, moins quelques passages où il est prudent d' ôter les skis.

Nous nous arrêtons un instant à notre petit refuge des Grands. Il est déjà complètement enfoui dans la neige, et il y fait bon chaud car il est minuscule et les parois vernies en aluminium nous renvoient par réflexion la chaleur rayonnée par nos corps.

Les pentes de Charamillon sont splendides et 1e rapprochement des régions habitées nous permet de relâcher un peu notre prudence et de glisser plus vite.

Après un petit repas à l' hôtel de Montroc, nous retrouvons avec plaisir notre voiture PLM. Mon frère me fait la théorie du rayon vert, qui est produit, dit-il, par la diffraction des derniers rayons du soleil sur une arête franche et élevée de l' horizon. Les rayons vert bleu, ayant la longueur d' onde la plus courte parmi les rayons visibles, sont les plus diffractés et par suite aussi le plus longtemps visibles. Le degré de netteté du phénomène dépend en outre de la couleur du soleil. S' il est trop rouge, le dernier rayon n' est pas franchement vert, mais tout au plus orange ou jaune, ce qui exclut l' hypothèse d' un phénomène purement physiologique. Si le soleil est trop blanc, l' œil est trop ébloui, et la couleur n' est pas assez contrastée. Le rayon vert est particulièrement frappant lorsque le soleil couchant est d' un bel orange.

Puis nous somnolons bientôt en repassant dans notre souvenir tous les beaux paysages que nous venons de revoir dans de si bonnes conditions.

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