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L'Alpe et nos cartes topographiques

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 1 croquis.Par André Favarger.

Les cartes topographiques sont chez nous matière à polémique. Parfois à tort, souvent à raison, on loue leurs qualités, on met en évidence leurs défauts. Les signes graphiques conventionnels ne sont pas également compris par tous; beaucoup se sont trompés en les discutant. Seuls les noms sont accessibles à chacun. Ils sont, plus que tout autre élément de la carte, prédestinés à la critique.

A la décharge des premiers rédacteurs de nos cartes, il faut reconnaître que dans leur modestie, ils ne pouvaient guère prévoir que leurs œuvres jouiraient d' une telle diffusion; ils ne pouvaient pas non plus mesurer l' au dont serait investie la graphie de beaucoup des noms qu' ils écrivaient. Le topographe calligraphiant d' une main hésitante, il y a bientôt cent ans, une élégante Pierre à Voir ne se doutait pas qu' il lançait dans la circulation un monstre linguistique dont la course ne s' arrêterait plus et le grand Siegfried, en écrivant Zinal sur son carton en 1859, ne pensait pas, sans doute, qu' il se rendait coupable de l' introduction d' un fâcheux germanisme dans les agences de voyage du monde entier.

Le sujet qui nous occupe aujourd'hui: L' Alpe et nos cartes topographiques, n' est pas nouveau pour les lecteurs de la revue du C.A.S. En 1937, M. Jules Guex, au cours d' une de ses captivantes études sur Les Noms de Lieux alpins, critiquait l' inscription du terme Alpe dans nos cartes du Valais central.

L' ALPE ET NOS CARTES TOPOGRAPHIQUES.

Notre but n' est pas ici de: justifier l' introduction de ce terme, mais seulement de chercher à expliquer sa présence.

h' Alpe, telle qu' elle figure dans la carte, est un nom commun, un appellatif pour le nom auquel elle s' ar plique. Utile pour expliquer certains noms de la carte, l' appellatif n' est pas souvent nécessaire. Lac est indispensable dans Lac de Genève, mais pas dans Lac Léman qu' on écrira volontiers Léman tout court. La Drance peut se passer de l' explication Rivière, Riv. ou R. si le nom est écrit en suivant le cours d' eau. Bois ou Forêt seront souvent obligatoires ( Bois Noir, Forêt des Charbonnières ), mais pas toujours ( La Jorasse ). Village, Bourg seront exceptionnels ( Montana Village, Conthey Bourg ). L' épithète Mayen n' affublera pas tous les mayens de la carte ( Mayens de Réchy, mais Les Giètes ).

Ainsi nous garderons-nous de prétendre d' emblée que le topographe qui a écrit Le Vacheret n' ait pas pensé Alpe du Vacheret ou qu' en notant Le Larzey, il n' aurait pas aussi bien pu mettre Alpe du Larzey sans en être choqué. Toutefois, la répartition des alpages désignés Alpe de est bien curieuse dans notre Carte Siegfried. Pour le Valais romand ( en dehors duquel nous n' avons note aucune Alpe de ), sur une quinzaine de feuilles, trois seulement, les numéros 487 ( Vissoie ), 527 ( Lourtier ) et 528 ( Evolène ) ornent leurs noms d' alpage de la formule Alpe de ou A. de. Quant au. seul A. de Zofferay de la feuille 530 ( Gd Combin ), il est d' introduction récente. Il y a une trentaine d' Alpe de dans la feuille 527, une vingtaine dans la feuille 528; il y a une dizaine d' A de dan » la feuille 487.

Y aurait-il une limite naturelle à cette répartition? Le privilège de l' épithète serait-il propre à certaines vallées à l' exclusion des autres? En aucune façon, et le croquis montre clairement combien la répartition d' Alpe semble arbitraire. Au Val de Bagnes, Vissoie six Alpe de s' i ntroduisent comme un coin entre Le Vacherei et528 Evolène Le Crêt pour la simple raison V qu' elles ont l' honneur de tomber sur la feuille 527.

Cette constatation est troublante. Elle pourrait bien venir renforcer de toute la raideur de ses limites reotilignes l' hypothèse émise par le regretté professeur Ernest Muret dans une lettre qu' il nous écrivait le 25 novembre 1937: «... l' emploi de ce mot ( Alpe de ) est selon moi un germanisme patent, imputable aux cartographes de langue et de culture allemandes. » Et justement, les premiers rédacteurs des feuilles 487 ', 527 et 528 étaient de langue allemande.Venant de la Meidenalp ils pouvaient être tentés d' écrire Alpe de Tounot. La formule est commode, elle est même fort jolie.

Personne ne voudrait soutenir qu' alpe ne soit non seulement romand, mais aussi de très bon français dans une acception différente, il est vrai. Au reste, la carte n' accueille pas les seuls appellatifs qui figurent au dictionnaire de l' académie; elle écrira sans hésiter mayen, bisse, châble qui ne se trouvent pas même dans Larousse. Mais ces noms sont d' usage local, sans correspondant français. Les noms de la carte doivent le plus possible être l' expression de cet usage local. Même pour l' appellatif, l' importation n' est pas toujours souhaitable. Quel est donc en Suisse romande le terme employé pour désigner un alpage? Nous citerons ici encore la lettre du professeur Muret:

« Nos montagnards n' emploient que le terme Montagne, mais seulement dans son acception générale. Jamais ils ne joignent ni Montagne ni Alpe au nom propre d' un alpage. On dit Orzival, Marais, Torrent, Cotter, La Niva, L' Arolla. Exceptionnellement, comme ce dernier nom ne désigne pas seulement un alpage, mais aussi des pâturages communaux, on peut être amené à dire: La Montagne de l' Arolla.

A l' article Alpe de notre admirable Glossaire des Patois de la Suisse romande, nous lisons:

« La formule Alpe de... ( en abrégé A. de... ) sur les cartes du Valais central est inconnue du parler de nos montagnards1 ). » M. Paul Aebischer, professeur à l' Université de Lausanne, successeur du professeur Muret à la tête de l' Enquête sur les noms de lieux de la Suisse romande, nous écrivait de son côté au sujet d' Alpe de des feuilles Siegfried du Valais central:

« Le terme n' est pas connu dans les parlers valaisans. » Et quant à Montagne:

« Montagne irait, mais c' est un provincialisme, l' équivalent exact d' ail du mot patois. » Il n' est pas étonnant que l' emploi de ce terme Montagne ait laissé des traces dans les cartes des Alpes. Mais les Montagne de y sont peu nombreuses; elles ne figurent que lorsque le nom semble l' exiger. Dans la feuille St-Maurice on trouve ainsi au Val d' Illiez une Montagne de l' Haut, une Montagne des Têtes, une Montagne des Tetes, une Montagne de Fecon, puis sur l' autre versant des Dents du Midi, une Montagne de Salanfe; dans la feuille Lavey-Morcles, une Montagne de Salle; dans la feuille Saxon, une Montagne de Fully; dans la feuille Martigny, une Montagne de Moaye. Quant aux trois feuilles mises en évidence sur notre croquis, deux sont absolument fidèles à Alpe, alors que la feuille Vissoie, à côté d' une dizaine à' A de écrit Montagne d' Eison, Montagne de Marais, Montagne Sequet. Nous pensons que cette présence insolite est un pur hasard. On ne dit pas davantage Alpe de Marais qu' Alpe d' Orzival. Une Montagne de Tracui aurait aussi bien pu naître de la plume du rédacteur que l' A de Tracui, une A. de Marais aussi bien que Montagne de Marais. Peut-être l' infor a-t-il parlé de la Montagne de Marais alors qu' il ne joignait pas l' appel en parlant de Tracui, mais le contraire aurait aussi bien pu se produire.

L' ALPE ET NOS CARTES TOPOGRAPHIQUF.S.

En résumé, les alpes de la carte sont concentrées arbitrairement dans trois feuilles du Valais central. Pour une de ces feuilles, sans que rien ne justifie ce choix, trois montagnes surgissent curieusement au milieu des alpes.

Nous avons déclare d' emblée qu' il ne convenait pas de condamner les premiers rédacteurs coupables d' erreurs de graphie. Les conditions dans lesquelles ils travaillaient nous engagent à demander encore pour eux l' ab en jugeant leur façon de répartir le terme alpe. Il est plus étonnant que cette rédaction arbitraire mise en évidence de criante façon dans la feuille 487 ait pu se maintenir dès la première édition de la carte Siegfried jusqu' à aujourd'hui. Nous n' avons pas ici à en chercher les raisons. Mais rien n' oblige la nouvelle carte nationale de suivre servilement les traces de son aînée. Elle n' a pas la prétention de bannir du vocabulaire romand l' Alpe de qui s' y trouve maintenant assez fortement implantée. La nouvelle carte, soucieuse de succéder dignement à l' atlas Siegfried qui a eu son heure de juste célébrité, ne prétend pas effacer les suites imprévues des erreurs passées; elle ne se croit pas obligée de copier ces erreurs.

Peut-être nous reprochera-t-on de ne pas utiliser le mot-clé, le mot alpage qui a le sens le plus précis, un mot dont les acceptions différentes sont plus proches les unes des autres que celles de ce montagne passe-partout. M. Aebischer nous le proposait, pensant qu' à celui-ci, s aersonne ne saurait rien redire ».

M. Jeanjaquet notait à son sujet dans le Glossaire:

« Alpage est peu usité en patois et appartient surtout au français régional. Il est employé spécialement dans la langue de l' économie alpestre comme équivalent français de montagne qui reste le vrai terme populaire pour le sens: pâturage de montagne servant à Vestivage. » Nous n' avons pas pu nous résoudre à employer Alpage qui aurait été un nouveau venu dans la carte. Dans les feuilles qui succéderont aux trois feuilles incriminées, les alpages porteront en général le nom propre, sans appellatif. Parfois, une Montagne de sera indispensable ( Montagne d' Eison, Montagne de Chandolin ). Ailleurs ( Montagne de Roua, Montagne de Torrent ), le nom principal étant aussi connu comme appellatif, Montagne de viendra préciser le sens du nom. Ce sera toutefois l' exception et, en agissant de la sorte, nous resterons en même temps dans la tradition cartographique de tout le pays romand à l' exclusion des trois feuilles du Valais central. Les noms d' alpage de Fribourg et de Vaud sont presque sans exception écrits sans appellatif; on rencontre une Montagne d' Amont au pied de la Dent de Jaman; puis montagne est facilement reconnaissable dans Les Montagnettes des Monts Chevreuils et de La Braye.

La disparition de l' alpe de nos cartes ne saurait ainsi être taxée de mesure révolutionnaire; c' est tout au plus une modeste mesure d' ordre. Nous pensons en avoir donne ici des raisons suffisantes et espérons en même temps par ce seul exemple avoir montré la complexité des problèmes que les cartographes sont appelés à résoudre.

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