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L'Ar du Tsan

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 2 illustrations ( 55, 56Par J.L. Blanc

Si la Haute Route Valaisanne et ses nombreuses variantes attirent toujours plus la foule des skieurs, il n' en est pas de même des avant-monts de la grande chaîne qui, à quelques exceptions près, demeurent ignorés et ne sont guère parcourus que par les indigènes.

Le voyageur pressé qui remonte le Val d' Hérens ne se doute pas que derrière la longue crête monotone qui borde la vallée à sa gauche, se trouve 1 Dans la partie supérieure de l' ascension, il serait plus intéressant de suivre la voie décrite plus haut, soit l' itinéraire de juillet 1947. Pour cela, il faudrait déboucher du couloir ù gauche et rejoindre l' éperon dominant la fissure du bord est.

un haut vallon solitaire avec de merveilleux champs de neige: l' Ar du Tsan. Partie supérieure du sauvage Val de Réchy, une des vallées les moins connues du Valais, le Tsan est une vaste combe, doucement inclinée vers le nord, entourée par des sommets modestes qui n' ont rien à offrir à l' alpiniste amateur d' acrobaties, mais dont les molles ondulations et les larges replis feront la joie du skieur.

La genèse de certains événements et de certaines décisions est mystérieuse; ils s' élaborent à notre insu dans notre subconscient et leur réalisation s' impose à nous d' un seul coup. C' est à la suite d' une de ces décisions brusquées que quatre skieurs débarquent un soir de février à la gare de Sion et s' engouffrent dans le car qui a bien voulu, exceptionnellement, attendre l' arrivée du direct de Lausanne. Quarante minutes plus tard nous sommes à Nax, mes trois camarades et moi, au seuil de l' inconnu; aucun de nous ne connaît la région, et nous devons ce soir encore monter à la cabane du Mont Noble pour y passer la nuit.

Le chemin, sitôt dépassés les derniers chalets, s' engage dans la grande forêt qui ceinture les monts. Le sol, verglacé et poli par le passage des traîneaux, creusé par les bois que l'on a « châblés », rend la marche pénible et malaisée. La lune qui joue à travers les grands arbres nous aide heureusement à déjouer les embûches et les traquenards de ce méchant chemin. Au bout de quelque temps, une bifurcation qui ne figure pas sur la carte met notre sens de l' orientation à l' épreuve; nous optons pour la gauche et, bientôt, le sentier pénètre dans une grande clairière où nous pouvons chausser les skis: le Clos du Guidon, nous sommes sur le bon chemin. La forêt reprend ensuite moins dense, puis cesse tout à fait et, là-bas, au détour de la piste, apparaissent les chalets de Gauthier-Dessus. Le parc aux vaches tend vers le ciel les grands supports fourchus qui soutiennent le pauvre abri où l'on fait la traite, les longues pièces de bois, noires et décharnées, donnent au paysage une note lugubre qu' accentue encore la clarté diffuse de la lune qui, maintenant, s' entoure d' un grand halo; un peu plus loin, une croix de bois plantée sur un tertre complète ce tableau typique des hauts alpages valaisans. Une dernière montée un peu plus raide entre de beaux aroles clairsemés et la cabane apparaît derrière un mamelon rocheux. La lune a disparu, les premiers flocons tourbillonnent déjà.

A l' intérieur une agréable surprise nous attend; nous y trouvons les trois gardiens d' Anniviers qui ont ce soir leur rencontre annuelle. Il y a là Jean-Baptiste Salamin de Moiry, les deux frères Vianin du Mountet et de Tracuit, accompagnés de leurs amis. L' ambiance est des plus sympathique et la soirée se termine au son de l' ocarina, comme il se doit en compagnie de Jean-Baptiste.

Dimanche, 7 heures, il neige; à 8 heures, il y a de l' espoir et bientôt un timide rayon de soleil vient lever nos dernières hésitations. Derrière la cabane, dans la combe encore plongée dans l' ombre, le froid est très vif, un froid épais comme dit notre camarade Toso, tandis que là-haut, sur les crêtes, les paillettes de neige folle jouant dans le soleil entourent la montagne d' une auréole qui palpite et étincelle au souffle du vent. Encore quelques mètres Die Alpen - 1949 - Les Alpes17 de pente raide où les skis adhèrent avec peine, et nous émergeons en pleine lumière sur l' épaule du Mont Noble. Le coup d' œil sur la Plaine du Rhône et sur le Val d' Hérens est impressionnant, de tous côtés de gros nuages, poussés par la bise, voguent vers le sud, toutes voiles dehors. Par une désagréable marche de flanc nous évitons le sommet du Mont Noble, grosse bosse de neige coriace et soufflée peu engageante, et gagnons directement le Col de Cou où se dresse une humble croix de bois, sentinelle devant la porte d' entrée du Tsan. Vue ainsi à contre-jour, à travers la brume diaphane et irisée du matin, l' immense combe paraît encore plus mystérieuse et les montagnes qui l' entourent semblent encore plus lointaines; là-bas, plantés tout au fond du vallon, les Becs de Bosson, notre but de la journée, ont l' air inaccessibles, leur sommet bifide perdu dans les brouillards. De cette immensité blanche, de cette succession de molles ondulations se dégage une écrasante impression de solitude; pas un bruit, pas une trace, pas même le vol d' un choquard dans le grand ciel bleu.

Une courte descente nous amène au fond du vallon où nous trouvons une neige poudreuse et épaisse, une véritable neige de cinéma. De là notre piste rampe le long de la combe, épousant subtilement la forme de chaque creux et de chaque promontoire. Bientôt apparaît à notre droite une énorme tour massive et carrée, dent de géant enfoncée dans une gencive immaculée: la Maja de St-Martin, curieux monolithe, dernière protubérance un peu difficile de la longue chaîne qui, partant du Col d' Hérens, s' en va mourir au bord du Rhône près de Sion. La pente, à peu près insensible jusqu' ici, se redresse peu à peu, le long sillon que tracent nos skis fait un crochet sur la droite, pour contourner un banc rocheux qui barre le Tsan sur presque toute sa largeur, puis, lentement s' infléchit en direction de la selle ouverte au pied sud-ouest des Becs. Exception faite d' une échappée sur la Plaine du Rhône et les Alpes Bernoises, l' horizon se limite aux sommets qui entourent la grande combe; nous cheminons dans un monde à part, un monde qui se résume à deux impressions visuelles, une bleue et une blanche, d' une intense luminosité.

La forte rampe du col nous oblige à zigzaguer et, tout à coup, la pente bascule, l' horizon s' élargit et semble reculer jusqu' à l' infini; de toutes parts surgissent des sommets et encore des sommets, tous sont là, fidèles au rendez-vous. Au premier plan, la masse sombre et hostile de la Sasseneire contraste violemment avec les sereines et blanches étendues du glacier de Moiry; plus loin, apparition extraordinaire chevauchant les brouillards, les Aiguilles Rouges d' Arolla semblent détachées de leur base; plus loin encore, la Dent Blanche dresse sa pyramide parfaite, le Weisshorn étire la longue échine de son arête nord; il serait vain de vouloir énumérer la multitude des sommets qui se pressent du Cervin au Mont Blanc et des Diablerets au Bietschhorn. Les yeux ne se lassent pas de contempler cette magnificence, nous jouissons pleinement du moment présent, de ces trop courts instants de plénitude qui sont la récompense de l' effort et des longues grimpées. A côté de la grande lumière qui baigne ce paysage de montagnes et de vallées, il en est une autre, intérieure, qui nous permet de voir plus clair en nous, qui met en relief notre mesquinerie et notre orgueuil, qui nous aide à trouver Dieu: la grande lumière intérieure de la haute montagne.

L' heure, déjà tardive, ne permet plus de gravir les quelque deux cents mètres de roches croulantes qui nous séparent du sommet, et la bise froide et tranchante qui souffle sur l' arête n' invite guère à la grimperie. Encore un dernier salut aux grands monts qui nous entourent et, très vite, la vaste combe nous absorbe dans ses replis. Ici, à l' abri du vent, la neige, régulière et d' une légèreté extraordinaire, permet les « schuss » les plus audacieux; nous nous grisons de vitesse et d' espace, laissant retomber lentement derrière nos skis quatre nuages de paillettes étincelantes. A mon avis, aucun autre moyen de locomotion ne procure une jouissance semblable à celle d' une folle glissade à ski. Le sol qui fuit sous nos pieds, n' en est séparé que par une mince épaisseur de bois, ce qui donne cette impression si grisante de vitesse.

En quelques minutes nous dévalons jusqu' au creux du vallon, où' l ne tarde pas à s' assagir. D' ici au Col de Cou la pente est très faible et pour conserver une vitesse suffisante nous reprenons notre piste du matin. Les bâtons sous le bras, nous pouvons admirer à loisir le paysage, tandis que les skis suivent docilement la trace. Au col nous faisons halte quelques instants pour graver dans notre souvenir une dernière vision de la vallée perdue, tandis que là-haut, près du sommet, nos traces dessinent leurs arabesques sur la pente roide.

Ici les conditions changent du tout au tout, la neige poudreuse fait place au carton et à la glace, ce qui n' est pas sans causer quelques chutes spectaculaires. Plus bas la forêt nous réserve aussi quelques surprises, la descente se transforme en une véritable course d' obstacles, il y en a pour tous les goûts: buissons, ravins, troncs coupés, branches qui vous arrachent l' épiderme, chemin verglacé qui vous envoie à toute vitesse dans les bras d' un sapin, etc. Sans les traces de nos devanciers nous serions encore en train de patauger dans ce maudit bois; pour ce genre de ski, la méthode suisse unifiée ne vaut rien, et la technique adéquate reste encore à trouver, le mieux est de se fier à son instinct de conservation. Après bien des tribulations nous finissons par déboucher heureusement sur la route forestière qui nous ramène à Nax à l' heure où les sommets se parent de la pourpre du couchant.

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