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L'ascension de la paroi nord du Stockhorn

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

( PremièrePar Adrien Voi||a »

Avec 4 illustrations ( 194—197Section de Montreux ) Le Stockhorn ( 2193 m .) est un des premiers sommets qui s' impose aux regards du voyageur qui va de.Berne vers l' Oberland bernois. C' est lui qui marque la limite entre la plaine et la montagne.

Si son ascension par un des chemins normaux n' est qu' une agréable promenade, il n' en est pas de même pour sa paroi nord, presque verticale et d' un seul jet sur ses 325 mètres.

D' après tous les renseignements obtenus, il semblait bien qu' elle n' avait encore jamais été escaladée, malgré plusieurs tentatives restées sans résultat. Ce n' est qu' au nord-ouest, par un itinéraire rejoignant l' arête, que Dummermuth et Bachmann ( section Altels ) parvinrent à trouver une voie en 1916. F. et W. Tschabold, en 1933, réussirent la paroi nord-ouest par un autre itinéraire, assez pratiqué actuellement et sans difficultés sérieuses.

Depuis longtemps, j' avais le désir toujours plus aigu, c' était même devenu une obsession, de vaincre cette paroi nord. En 1939, un essai m' avait amené au pied même de la paroi, mais mon camarade m' ayant lâché, il me fallut renoncer à poursuivre.

Le printemps suivant voit venir mon camarade Ph. Bührer. Comme nous venons tous deux de la région de Montreux, la nostalgie du pays nous rapproche, puis davantage encore notre passion commune de la montagne. C' est pourquoi je lui fais part de mon projet, et, d' emblée, il est d' accord de tenter l' aventure.

Après de longues discussions sur la tactique à adapter, sur le matériel nécessaire, nous décidons de descendre tout d' abord la paroi en rappel, ce qui nous permettra de nous rendre compte de visu des difficultés qui nous attendent et de reconnaître la voie. Cette méthode, quand elle est possible, semble bien être avantageuse, elle épargne en tout cas du temps que l'on perd dans les chemins sans issues.

Nous avions donc fabriqué un grand nombre de pitons en acier spécial, minces et légers, que nous pouvions planter dans la moindre petite fente. Nous nous adjoignions un troisième équipier et, en grand secret, nous nous mettons en route un beau samedi. Le lendemain 14 juillet, à 7 heures, nous sommes au sommet par la voie habituelle. Nous avons emporté 120 m. de cordes, 30 m. de cordelette et tout l' arsenal de marteaux, pitons et mousquetons qui nous semblait nécessaire, car il ne s' agissait pas d' arriver à bout de corde au beau milieu d' un surplomb imprévu.

Notre assurance est mise à l' épreuve en face d' un vide impressionnant où plongent nos regards anxieux. La paroi nous est encore cachée, nous ne voyons qu' un névé 500 m. plus bas. Sans tarder, nous passons deux cordes de 30 m. autour d' un rocher et, le cœur battant, je descends dans l' inconnu; c' est l' instant le plus impressionnant. Après six mètres, j' arrive au haut du Die Alpen - 1946 - Les Alpes24 premier surplomb, et je vois les deux bouts de corde qui se balancent dans le vide. Je dois donc planter un piton en pleine paroi avant d' en être éloigné, m' y assurer et passer dans l' anneau les deux autres cordes qui me permettront d' atterrir sur une petite terrasse où mes compagnons me rejoignent.

L' accoutumance au vide s' est déjà faite, et c' est d' un regard serein que nous admirons la vue splendide sur la plaine bernoise jusqu' au Jura, sur Thoune, le lac et les collines qui le bordent. Mais voici que quelques pierres passent en sifflant devant nous. Ce sont les premiers touristes qui, entendant des voix insolites, nous cherchent du regard. Durant toute la descente, ce danger pla-nera sur nous, mais il était écrit qu' aucune pierre ne devait nous atteindre.

Il fait encore très frais, aussi ne nous attardons-nous pas. Sans incidents, car la manœuvre est bien réglée, les rappels se succèdent le long des dalles, couloirs, vires, surplombs et gradins. Le rocher est bon, nos pitons font merveille, et c' est sans accroc que nous atterrissons 325 m. plus bas que notre point de départ. Le dernier rappel nous dépose à quelques mètres de la paroi, au-dessus de couloirs raides que nous traversons pour rejoindre le sentier. Nous quittons les lieux, les fesses ultra-sensibles, mais le cœur plein d' espoir pour la suite de nos projets.

Le dimanche suivant, à 7 heures, nous sommes à nouveau au pied de la paroi avec l' intention de refaire le même chemin, mais cette fois en sens inverse. Le premier problème est de passer le petit surplomb; nous trouvons un défaut à la cuirasse en l' espèce d' une petite fissure. Morel lance la corde autour d' un bec et force le passage, arrivant ainsi sur une petite terrasse où nous le rejoignons. La roche est encore mouillée d' un orage nocturne, ce qui nous gêne déjà et, de plus, nos doigts deviennent gourds, car il fait encore frais.

Devant nous, verticale et lisse, s' élève une grande dalle de 30 m. de haut. Il faut la contourner par la gauche, puis revenir à mi-chemin sur la dalle qui présente quelques fissures à cet endroit. Je pars premier et peux m' élever d' une dizaine de mètres; mes camarades me rejoignent; il s' agit maintenant de gagner les dites fissures, mais à mesure que j' avance, les prises se font plus rares. J' arrive difficilement à placer un piton d' une main. De leur côté, mes camarades en plantent aussi un pour leur propre sécurité. Encore cinq mètres et je peux me reposer en mettant mon bras derrière un feuillet, ce qui fait arrêter le tremblement de mes pieds.

La dalle est encore mouillée et mes semelles Vibram glissent, je voudrais planter un piton, mais il m' échappe et disparaît dans le vide. Redescendre, il n' y faut pas songer, aussi j' avertis mes camarades que je tente la traversée, en progressant lentement par adhérence. Par malheur, mes pieds recommencent à trembler et j' essaie de rejoindre mon appui, mais à cet instant un pied glisse, suivi de l' autre, mes mains se crispent mais glissent aussi... C' est la chute. La dalle lisse ne me permet pas de m' accrocher à quoi que ce soit. A bout de corde, une terrible secousse... le piton est arraché avec violence... et la chute continue. Nouvelle secousse, le second piton a tenu, et la corde me ramène contre la paroi en un choc qui m' étourdit. Quand je reprends mes sens, je sens la corde qui me comprime fortement le thorax, et mes membres me semblent rompus. Je fais l' inventaire, tout fonctionne, mais non sans douleurs; il me manque seulement des bouts de peau par-ci par-là. Il faut redescendre avant que je ne devienne raide, et soutenu par Bührer, cueilli par Morel, j' arrive sans trop de peines au bas de la paroi pour entreprendre un pénible retour à la plaine.

Un hiver, un printemps ont passé et c' est chargés comme des mulets que nous arrivons un samedi à pied d' œuvre pour tenter à nouveau notre chance.

La grande dalle est de nouveau devant nous. Pendant l' hiver, j' ai fabriqué le matériel qui va nous permettre de passer, un peu artificiellement peut-être, l' endroit le plus scabreux. Comme il n' y a pas de prises, eh bien, on va en faire! Armé d' un burin et d' un marteau, je commence à creuser un trou dans le rocher, pour y fixer un piton. Malheureusement, de gros nuages déversent soudain une pluie drue qui ruisselle et cascade le long de la paroi et remplit mon trou d' eau; à chaque coup de marteau, j' en reçois une giclée dans la figure, ce qui ne facilite pas mon travail. Enfin, après deux heures de peine, je peux enfoncer un tube de fer dans la dalle. Nous sommes trempés, mais satisfaits et redescendons juste avant la nuit pour aller la passer dans un chalet, sur des planches en guise de matelas. Le lendemain, pluie et vent, il faut abandonner.

Le samedi 21 juin, nous sommes de nouveau sur place, décidés à passer, avec toutes les garanties cette fois. Chaque piton est muni d' un mousqueton dans lequel la corde glisse librement, formant en quelque sorte une main courante. Arrivé près du tube, je le prends à deux mains et, après un rétablissement délicat, je me trouve debout, un pied sur mon piton. Je peux ainsi en planter un plus haut, dans une fissure, progresser de quelques mètres et continuant ma plantation, arriver enfin au sommet de la dalle où je retrouve le piton qui nous servit à faire le rappel de la descente, l' année précédente.

La dalle est vaincue! Quelle joie!

Morel arrive près de moi avec le sourire, car cette traversée en pleine paroi, d' un anneau à un autre, est une vraie friandise pour un varappeur.

Le soleil se couche, il faut redescendre, et nous nous laissons joyeusement glisser le long des cordes.

Le lendemain, à 5 h. 45, nous sommes au pied de la paroi et à 7 h. 45, sans incidents, au haut de la dalle. De là part un couloir oblique se terminant par une sorte de terrasse inclinée recouverte de pierres. Il faut avancer avec une grande précaution pour ne pas déclencher une avalanche sur mes compagnons. Une escalade agréable nous amène bientôt sur une « grande vire herbeuse ». Il est 9 heures, le temps est splendide, et nous jouissons, tout en nous restaurant, d' un moment de repos bien mérité.

A 10 heures, nous sommes prêts à un nouvel effort qui sera rude, car on ne voit qu' une mince cheminée presque verticale comme seul passage possible. Pour comble de malchance, à environ cinq mètres de hauteur, elle s' interrompt par une bosse pour reprendre peu après. Nous sentons là un obstacle presque insurmontable, vu d' en bas.

Effectivement, les premiers mètres sont vite conquis en ramonant, mais je dois m' arrêter sous le dos d' âne dans une position très précaire, car je tiens par adhérence, et il faut que je plante un piton. J' y parviens, mais la fatigue me gagne et je dois rassembler toute mon énergie pour me maintenir. Enfin, mon piton tient, et dans un sursaut de volonté je m' y cramponne et arrive à me hisser à sa hauteur. Ouf! Je viens de vivre une de ces minutes dramatiques où l' instinct de conservation prime toutes nos facultés. Ce passage est d' ailleurs le plus difficile de toute la paroi.

Je prends un court repos pour me ressaisir, tout en passant la corde dans un mousqueton que je fixe au piton. Il me faut encore rejoindre la cheminée, le passage est difficile, mais le piton me donne de l' assurance. Le début va bien, je trouve des pierres coincées dans le fond, mais après quelques mètres je dois m' arrêter de nouveau. D' ailleurs, je suis à bout de corde. Je replante donc un piton ( nous en avions une réserve inépuisable !) et j' assure Bührer qui me rejoint. Il se cale comme il peut et je repars en ramonant. La roche est humide et glissante, comme il arrive souvent dans ces fentes, par deux fois je glisse, mais la troisième je passe. Encore quelques mètres et je quitte la cheminée pour un petit replat. Deux pitons font un solide assurage pour Philippe qui monte. La corde arrive graduellement, c' est preuve que tout va bien.

« Tu m' assures bien? » A ma réponse affirmative la corde se tend; mon ami est trop long et ne peut se coincer. Ça ne doit pas aller tout seul car, si je ne vois rien, j' entends toutes sortes de bruits significatifs! Enfin il apparaît, suant et soufflant et arrive près de moi avec un large sourire de satisfaction.

Au tour du troisième. Comme il porte le sac, il doit aussi avoir recours à la corde. On l' entend jurer!... Philippe et moi on rigole doucement, on vient d' y passer! A 12 h. 45, nous sommes de nouveau réunis. Sur la droite, une traversée d' une dizaine de mètres dans des mauvais rochers nous conduit sur une vire longue, mince et parfaitement horizontale que nous baptisons immédiatement « le trottoir ». Quand le dernier est arrivé, il est 13 h. 45. La paroi reprend, lisse et verticale, et la cheminée recommence à environ six mètres de nous. Durant une heure, je cherche à y arriver, mais sans résultats. Un petit névé invisible fond et arrose copieusement le rocher, le rendant glissant. Faudra-t-il renoncer, à une trentaine de mètres du but? C' est la seule solution raisonnable, d' autant plus que nous sommes fatigués; Philippe s' endort même! La mort dans l' âme, nous quittons notre vire, et, à 17 h. 30, une dizaine de rappels nous déposent au pied de la paroi.

Mais nous ne nous étions pas avoués vaincus. Deux semaines plus tard, nous reprenions l' assaut depuis notre dernière vire. A présent, la neige a fondu et la paroi est sèche. Il me faut pitonner de nouveau pour franchir quelques mètres très exposés, et je peux m' élever progressivement et lentement jusqu' à une sorte de baignoire, de laquelle part la cheminée, suite de celle que nous avions suivie tout au long de la paroi. Confortablement installé, j' assure Bührer qui rejoint sans grandes difficultés et continue pendant que Morel monte à son tour. Le début de la cheminée est facile, mais elle se redresse bientôt pour finir en s' évasant par un léger surplomb. Après quelques mètres de ramonage, Bührer s' assure à un piton, monte encore d' un mètre, puis, cherchant des mains une prise invisible, réussit à se hisser sur la dernière terrasse. Je monte à mon tour, suivi de Morel, mais nous avons de la peine à trouver le truc, car nous sommes trop courts pour atteindre la prise.

Enfin, ça y est! La distance qui nous sépare du sommet n' offre plus de difficultés, et nous y arrivons rapidement, terminant notre ascension par la traditionnelle poignée de main, sincère reconnaissance de chacun aux camarades de cordée. Du trottoir au sommet nous avons mis une heure et demie. Ainsi s' acheva notre première qui nous tenait à cœur depuis deux ans, mais nous étions fiers, en proportion de ce qu' elle nous avait coûté de peine et de persévérance.

( Ce parcours, un des plus intéressants des Préalpes bernoises, a été suivi depuis par plusieurs alpinistes et sera sans doute connu de bien des varappeurs. ) Ce dimanche, 10 octobre 1943, Paul Jungi, ma femme et moi sommes de nouveau au pied du Stockhorn!...

Cette fois, c' est pour tenter de traverser la paroi, de l' ouest à l' est, et arriver ainsi au sommet est par une large vire inclinée que Ph. Bührer avait reconnue avec moi en 1941.

Nous escaladons la paroi nord-nord-est par la voie Bachmann, puis traversons pour rejoindre la voie Tschabold. Au pied de la tour, nous descendons par un couloir, rejoindre la « Grande vire herbeuse ».

En une heure, nous atteignons notre voie de la paroi nord, suivons cette dernière quelques mètres, obliquons à l' est et arrivons sur une terrasse ( voir photos ).

Ici se trouve la clef de l' ascension!...

La paroi est surplombante, mais une petite vire, très inclinée, monte obliquement vers l' est.

Je m' y accroche et, après trois mètres, plante un piton ( le seul nécessaire de la course ).

Celui-ci, muni d' un mousqueton, me permet de me maintenir sur la vire, malgré l' insuffisance de place.

En rampant, je monte encore de deux mètres. Tout à coup, une avalanche de ferraille!...

Le mousqueton, auquel étaient pendus mes pitons, s' est ouvert par le frottement et en a profité pour me fausser compagnie.

Je ne peux plus que monter!... ça va de mieux en mieux. Avec le marteau ( qui m' est resté ) je taille un bloc pour l' assurage. Paul me rejoint, et à présent, c' est au tour de Rose, elle a la tâche délicate d' enlever le mousqueton du piton, en se privant ainsi d' appui.

L' opération a réussi, mais...! Elle ne peut se tenir sur la vire et disparaît à nos yeux dans un magistral pendule sur 500 m. de vide!...

La corde se tend sous le choc, mais ne bronche pas. La large ceinture de varappe dont ma femme est munie répartit bien le choc, ce qui ne lui coupe pas trop la respiration.

Elle ne peut prendre pied, car tout est lisse autour d' elle. Enfin, après plusieurs essais, et avec l' aide d' un second bout de corde, elle parvient à nous rejoindre. ( Le dernier, après avoir décroché le mousqueton, devrait redescendre, aller jusqu' au bout de la terrasse, côté est, et avec l' aide de la corde monter verticalement. ) Quelques mètres à l' ouest, et nous sommes sur une seconde petite terrasse.

La paroi s' élève verticale et très exposée, mais criblée d' excavations, qui sont assez grandes pour y mettre la main et quelques fois le bras.

Après une bonne trentaine de mètres de varappe magnifique, mais assez facile, nous avons la surprise de découvrir une sorte de grand cheneau invisible d' en bas.

La faille est spacieuse et très confortable, nous y restons une bonne demi-heure à jouir du paysage en toute sécurité.

Après l' avoir parcourue en tous sens, nous la suivons en direction de l' est et arrivons facilement sur la grande vire qui conduit au sommet de l' est.

Cette traversée se fait en trois heures et est sans difficultés sérieuses, la « vire au pendule » mise à part.

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