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L'avalanche

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Ed. Wyss.

Voilà bien une semaine que le vieux Biaise a prédit du malheur. Jour après jour il le sent venir et son inquiétude n' a cessé de croître. Il surveille les hauteurs et dirige à tout instant sa jumelle vers l' endroit où le glacier, coincé entre' deux parois de rochers, reste suspendu comme une menace au-dessus de l' alpage encaissé. Divers faits journaliers sans grande importance en eux-mêmes ont mis Biaise sur ses gardes. Les marmottes ont été les premières à troubler sa tranquillité d' esprit. Elles ont quitté les abords du torrent et se sont retirées sur les pentes qui font face au glacier. Est-ce le grondement inusité des eaux ou la mauvaise qualité des herbes qui les ont chassées?

Puis il y a eu ce damné chat noir qui, la nuit, est venu trois fois durant la semaine miauler sur la fenêtre. Ce chat, Biaise le connaît. C' est toujours celui qui annonce le malheur. Pour l' orage de la St-Pantaléon, lorsque le torrent emporta le chalet des Magnin, il l' a vu. Quand la ferme à Cahuet a brûlé, il l' a vu.

Enfin, sur les sommets, Biaise a observé, ces derniers jours, une intense activité de la neige. Avec ce soleil du diable il se fait du travail là-haut! Sur les pentes des névés couraient de petites rides qui s' attendaient, se rejoignaient, puis repartaient plus rapides et plus nombreuses. Le long des couloirs, des serpents de neige rampaient sans répit.

Ça c' est connu! Quand le soleil donne en plein, les géants de glace font peau neuve et le fréquent tonnerre des avalanches n' étonne pas. Mais d' hui, il y a quelque chose d' inusité.

Très tôt, Biaise a été saisi par un malaise étrange. Il lui a semblé que c' était le silence qui le tirait de son sommeil, un silence inaccoutumé, plus silencieux que les silences de la nuit. Il s' est levé en hâte.

Il est habitué aux bruits de l' Alpe qui s' éveille; aujourd'hui ces bruits ont changé; il en manque un qui s' en est allé et que l' oreille cherche en vain, ne trouvant qu' un vide...

— Ah ça! fait Biaise troublé et il se précipite dehors.

Il examine longuement les parois de rochers, plus rapidement les alpages, et tout à coup son regard vole vers la cascade: Elle ne coule plus.

Le malheur est là tout proche qui guette. Cette fois Biaise en est sûr. Il rassemble en hâte ses gens et leur montre le lit du torrent sec.

— D' ici midi, quand l' ombre du glacier aura disparu, ça descendra de là-haut, leur dit-il. Jusque-là, il faudra avoir tout mis à l' abri.

Biaise a gagné les pentes herbeuses au-dessus de l' alpage, là où se sont réfugiées les marmottes; il observe, muet, la marche du soleil. Il le regarde se hisser avec ses tentacules de feu dans le ciel indifférent, toujours plus haut, faisant fondre les ombres en même temps que la neige des glaciers.

Biaise attend et avec lui tout son monde, le regard tendu, un poids sur le cœur, les mains pendantes et les pieds immobiles, avec une angoisse dans la gorge qui empêche de parler...

L' ombre des séracs est réduite à une mince ligne noire qui se dessine au haut des falaises. Ces rochers sont marqués par deux traînées humides. On dirait de la salive qui s' écoulerait d' une lèvre atone sur un menton paralysé.

Cependant, l' angoissant silence persiste, ce silence qui n' a pas encore livré son terrible secret.

Et voilà que, sur le coup de midi, d' un seul bond, le soleil dépasse le rempart de glace. Il se joue sur les séracs et éclaire leurs formes extraordinaires: monuments, obélisques plus grands que ceux de l' antiquité, colonnes bleues, tours vertes, créneaux de jade, ruines effroyables après une guerre insensée, décombres d' où surgissent comme une hantise des profils hâves et décharnés.

Soudain, une ligne sauvage déchire le plateau glaciaire au-dessus des séracs. Une détonation, prolongée par une sourde plainte, accompagne la naissance de cette fente qui s' approfondit et s' élargit avec lenteur, dans un bâillement paresseux. L' énorme cube de glace, destiné à périr, hésite à tomber dans l' abîme.

Quelques instants lourds de menace s' écoulent encore, puis la crevasse ouvre sa gueule béante.

Mais, qu' est donc?

De l' eau s' échappe des deux brèches latérales; le bloc glisse, les tours oscillent, les statues, les créneaux, les donjons, tous sont précipités dans l' abîme. Coups de canon, crépitement, sauvage mugissement de l' eau.

Toute cette masse, en un instant, est au bas des falaises; déjà elle a dépassé les moraines. Sa coulée noire, épaissie de terre et des pierres arrachées, s' élance vers les alpages. De loin on peut entendre l' entrechoquement des rocs, un roulement terrible que domine en un crescendo angoissé un gémissement de douleur: c' est le cri du géant écorché, auquel répondent les murailles lointaines. L' avalanche balaie les pâturages; elle atteint les mazots. Les fenils cèdent sous le coup de boutoir et s' effondrent en de grotesques culbutes. L' avalanche lèche le premier chalet et, pour mieux le saisir, le prend dans la fourche de sa langue avide... un petit effort... et elle l' engloutit tout entier; elle attaque le deuxième, puis le troisième, elle pénètre dans le hameau, submerge, éventre, renverse, pétrit, malaxe...

Tous ces débris dansent sur cette coulée terrifiante comme des épaves sur un fleuve en colère.

Mais une digue vivante au bas des alpages s' oppose à la course de ces masses tumultueuses. C' est la forêt qui protège la vallée. L' avalanche l' attaque; elle s' ouvre un chemin, arrache les premiers arbres et les projette à grande distance. Ces troncs broyés, dépouillés de leurs branches, vont se ficher dans le sol la tête en avant et de leurs corps nus renforcent le barrage. On croirait voir de loin des allumettes lancées en tous sens. Le flot pénètre plus avant dans l' épaisseur des bois, il s' y fragmente; d' un bras il cogne, de l' autre il déchire, sa masse donne des coups de béliers, mais s' épuise. Ses victimes lui créent soudain un obstacle opiniâtre. A bout de souffle, l' ava s' arrête, sa gueule ne peut plus saisir, sa langue devient inerte, son long corps de serpent s' étire, s' immobilise et meurt.

De légères vapeurs planent au-dessus d' elle, comme si elle aussi avait une âme à exhaler.

Sous un ciel joyeux, sous un ciel limpide, dans la grâce de cette magnifique journée d' été, Biaise, le cœur chaviré, contemple le désastre. Il lui semble que le torrent a changé de voix, il lui semble voir de l' ironie dans l' auréole somptueuse de la cascade à la crinière d' argent, il lui semble encore que le soleil lui apporte un rire affreux: l' horrible rire d' un idiot...

— C' est comme la guerre, murmure-t-il tout bas, ces malheurs-là viennent quand il fait trop beau.

( Ce récit paraîtra dans l' ouvrage que le Dr Ed. Wyss publiera prochainement chez Attinger. )

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