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Le mythe de l'établissement des Huns et des Sarrasins dans les Alpes

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR MAX LINIGER-GOUMAZ

La thèse hunique II n' y a pas de preuves attestant l' invasion de certaines vallées des Alpes suisses par des populations d' origine tatare. Seule une vieille légende romantique appuie cette thèse. Nous la rencontrons pour la première fois, mentionnée par le Genevois M.Th.Bourrit, dans ses Descriptions des Alpes Pennines et Rhétiennes, de 1781:

Cette vallée ( Anniviers ) n' était anciennement qu' un désert affreux, en partie couvert de bois, et la plaine du Valais, ainsi que celle de Leuck, étaient peuplées alors que les montagnes arrosées par la Navisanche n étaient seulement pas connues; peut-être qu' elles auraient été encore longtemps la demeure des bêtes féroces si les Huns et les Alains ne fussent venus du fond de la Tartarie pour y établir des colonies1.

Quel touchant romantisme! Probablement est-il inspiré du thème de l' Age d' Or que Bourrit, souvent imprécis dans ses écrits 2, s' est chargé de développer après son maître J.J. Rousseau. Toujours est-il que pendant la première moitié du XIXe siècle le mythe de l' origine tatare des habitants d' Anniviers et d' autres vallées se répand sous la plume d' auteurs plus ou moins sérieux, tel que le Doyen Bridel3:

Dans les IXe et Xe siècles, quand les Hongrois, les Huns, les Sarrasins ravagèrent une partie de l' Europe et s' emparèrent des passages des Alpes, quelques-uns de ces brigands nomades, fatigués des périls d' une vie errante et cherchant le repos, se fixèrent, à ce que l'on croit, dans les vallées de Viège, d' Anniviers, d' Hérens, de Bagnes, jusqu' alors désertes, et furent la souche des peuplades pastorales qu' on y trouve de nos jours. Ce sont probablement les seules colonies que le Valais puisse citer.

Dans tous ces textes, on se plaît à affirmer que certains de ces montagnards, et surtout les Anniviards, frappent par leur anatomie ( visages larges, yeux bas ), puis on hasarde des comparaisons fâcheuses en les faisant ressembler à des Kalmuques asiatiques*. Ces Huns auraient longtemps terrorisé le Valais entier, mais alors qu' ailleurs en Europe occidentale les traces mongoles se seraient fondues dans la masse des populations autochtones, au sud du Rhône suisse, elles subsisteraient encore à l' état presque pur.

En 1852, les Anniviards se voient accorder un nouveau titre de noblesse, devenant alors les descendants de soldats d' Attila, premiers occupants du val, venus se réfugier dans la région après la mort de leur chef, en Italie5. Doit-on rattacher cette affirmation à la légende qui raconte que les Anni- 1 Genève, 1781, vol. 1, p. 189.

2Cf. Liniger-Goumaz, M.: Jean-Jacques Rousseau au Val d' Anniviers, Les Alpes, Revue du Club alpin suisse, Fase. 2, Berne, 1959.

3 Statistique du Valais. Zurich, 1820, pp. 10 et 133. Fort curieusement, bien que parlant de vallées désertes, Bridel cite quelques documents, à vrai dire incertains, datant du VIIe siècle, et qui concernent le Dizain de Viège. Cf. aussi Lutz, M.: Vollständige Beschreibung des Schweizerlandes, Aarau, 1827, t. I, p. 56, qui voit des mots asiatiques dans le patois anniviard. Cf. également Anonyme: Das Eifisch-Thal im Wallis, Christlicher Volksbote aus Basel, 3 novembre 1836, n° 44.

4 Anonyme: Das Eifisch-Thal op. cit .; selon l' auteur de cet article, « la main de Dieu » aurait accompli cette œuvre...

6 Furrer, S.: Statistik vom Wallis, Sion, 1852, p. 114; il s' agit d' un ouvrage très superficiel approuvant aveuglément la thèse des Huns, des Sarrasins, des noms de lieux arabes, etc. Signalons pour cette même époque Gingins-La-Sarraz, F. de, qui évoque lui aussi Hongrois et Sarrasins, mais que nous n' avons pas eu l' occasion de consulter: Mémoires pour servir à l' histoire des royaumes de Provence et de Bourgogne jurane, IIe partie, Les Hugonides, Archiv für Schweizerische Geschichte, t. IX, Zurich, 1853.

viards descendent de trois hommes venus du Sud? On nous dit que ces Huns seraient une bande de la troupe d' Attila, défaite en 451 aux Champs catalauniques et qui se serait tout d' abord établie sur le versant sud des Alpes, à Valtournanche, quelque cent ans après ( 7)1. Il faut alors supposer que ces hommes aient emprunté le Col de St-Théodule ( 3322 m ) pour pénétrer en Valais dans la région de Zermatt. Selon Furrer, des Lombards seraient entrés en Valais par le Simplon et le St-Ber-nard en 568/569,574/575, 579 et 595 ( précisons que les Lombards pénètrent en Italie du Nord en 558 ); quant aux Sarrasins, leur venue remonterait à 730-7462.

Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les méfaits de la légende hunique eurent tendance à se faire sentir de moins en moins, et plusieurs auteurs commencent à mettre sérieusement en doute les origines tatares des montagnards valaisans3. Ainsi, un article de la revue scientifique hongroise Ethnographia, qui examine sérieusement le problème, dément toutes les hypothèses huniques et magyares, spécifiant que l' origine du mythe hun date d' anciennes fouilles effectuées en Allemagne du Nord et qu' on a surnommées « forteresses » ou « tombes huniques ». Quant aux repas funéraires que d' aucuns attribuent à une survivance mongole, on précise avec raison que cette coutume se rencontre ailleurs, en Suisse alémanique notamment ( et je puis ajouter dans bien des campagnes européennes, ainsi qu' en Afrique noire ), sans qu' il y ait une raison quelconque d' évoquer là l' exemple tatar.

Mais voici que paraît à Zurich, à la fin du siècle dernier, un ouvrage au titre et au volume impressionnants: Die Hunnen im Schweizerischen Eifischthale und ihre Nachkommen bis auf die heutige Zeit*. Pas à pas, l' auteur suit les traces de son prédécesseur Bourrit. A tour de rôle ethnographe, linguiste, géographe, historien, Fischer cite une abondante et passionnante bibliographie sur Anniviers, fort utile pour toute recherche sur la région, mais tire des conclusions de la plus surprenante fantaisie. Sa volonté de prouver un lien finno-valaisan l' amène à des comparaisons absurdes et des réflexions stupéfiantes 5. Le grand mérite de l' ouvrage est de nous faire comprendre qu' avec la meilleure volonté possible on ne peut trouver de Huns dans nos Alpes. Malgré de sévères critiques 6 et de sérieuses mises en garde ', l' erreur se répand et pénètre malheureusement dans la littérature géographique considérée comme sérieuse telle la Géographie humaine du professeur Jean Brunnes8; 1 Jegerlehner, J.: Über die Herkunft der Bewohner des Val d' Anniviers ( Eivischthal ), Anzeiger für Schweizerische Geschichte, t. VIII, n° 1, Berne, 1901, p. 390. On sait qu' en 413 des Goths prennent Valence, dans la vallée du Rhône, après avoir pénétré en Gaule par le Mont Genèvre ( 1854 m ). Cf. Latouche, R.: La vallée du Rhône a-t-elle été une route d' invasions pendant le haut Moyen Age? Mélanges offerts à M. N. Iorga, Paris, 1933, p. 488.

Furrer, S.: op. cit ., p. 28; selon lui, les Huns se sont établis au val d' Anniviers.

sWolf,F.O.: Un petit peuple montagnard. Mœurs et coutumes des Anniviards, Journal de Genève, 20 décembre 1887, p. 1. Wolf, F.O.: Les vallées de Tourtemagne et d' Anniviers, l' Europe illustrée, n°'106-108, Zurich, 1895, p. 388. Desor, Ed.: Les Anniviards, Revue suisse, 1856.

* Fischer, A.K., Zurich, 1897.

6 Après avoir remarqué que la tulipe figure souvent dans les motifs décoratifs anniviards, il y décèle une preuve de l' origine hongroise des Anniviards, car, dit-il, la tulipe est une plante originaire de Crimée et du Pont, patrie des Huns! Op. cit ., p. 402 et 412.

Selon les renseignements épistolaires que Fischer dit avoir recueillis, il prétend pouvoir donner des précisions sur la répartition des Huns et Sarrasins dans les diverses vallées des Alpes valaisannes: Sarrasins: val d' Entremont.

Huns: certains districts de Conthey, val d' Anniviers, vallées de la Viège, val Dala, val Tourtemagne, val d' ÏÏIiez, Nendaz. Op. cit ., p. 31; 6 Sch., H., Literarisches Zentralblatt, Leipzig, 7 mars 1896, p. 335; ainsi que Zimmerli, J.: Die deutsch-franzö-sische Sprachgrenze in der Schweiz, t. III; Die Sprachgrenze im Wallis, Basel und Genf, 1899, pp. 50-51, et Jegerlehner, J.: op. cit ., p. 390, qui dit de l' ouvrage de Fischer qu' il s' agit là d' une « orgie de dilettantisme ».

7 Zufferey, E.: Le passé du val d' Anniviers dans le cadre de l' histoire valaisanne, d' après les archives des communes et tous les renseignements accessib les. Un exemple de la façon dont se forment nos institutions, Ambilly-Annemasse, 1927, p. 47.

8 A la page 652 du tome II, il semble admettre la thèse de Bourrit.

ou bien, alors, on entend émettre des doutes timides du genre: L' idée d' après laquelle les Anniviards seraient une ancienne tribu de Huns est possible, sans être certaine1.

On connaît le phénomène du peuple mongol qui n' a jamais eu d' historien national; ce sont les chroniqueurs occidentaux et chrétiens ( ou chinois pour l' est asiatique ) qui ont relate leurs invasions en n' examinant la question que du point de vue des populations qui eurent à les subir. Ah! si ces envahisseurs avaient tenu un journal de leurs exploits... Ce qui surprend, c' est l' absence complète de documents occidentaux attestant une intrusion et l' établissement de hordes huniques dans la région des Alpes suisses. Tout autant est-on étonné de ne pas rencontrer de traditions huniques. Justifier ses thèses en insistant uniquement sur la physionomie de certains Saviésans ou Anniviards est ridicule, et simple aveu d' incompétence. La race - puisqu' en fait il s' agit de cela - est un concept complexe, et ce n' est que lorsque se trouvent réunis dans une population donnée un ensemble de traits caractéristiques ( forme du crâne, pigmentation, etc. ) chez tous ses membres que l'on peut éventuellement tirer quelques conclusions 2. Tel n' est pas le cas des Anniviards notamment dans l' état actuel des recherches anthropométriques. L' observation, en simple touriste, ne m' a pas apporté de lumières sur le sujet, sinon que j' ai cru déceler plutôt des influences nordiques et méditerranéennes sur un fond alpin; mais il va de soi qu' une telle remarque n' a aucune valeur scientifique. Très probablement, l' appartenance raciale des Anniviards est la même que celle des habitants de la vallée du Rhône. A ne prendre que la liste des noms de famille, on constate que beaucoup de noms se retrouvent en Anniviers et dans la vallée du Rhône '. Il y a donc eu brassage de populations, soit dans le sens Anniviers-Vallée du Rhône, soit en sens inverse.

Ce qui, en revanche, devra être vérifié, c' est s' il y a éventuellement une parenté entre les populations de type mongoloïde du Val Camonica, au nord-est de la Lombardie, notamment dans la région de Ponte di Legno, et certains habitants du Valais. Mais si des traits morphologiques typiques ( yeux brides, pommettes saillantes, etc. ) ne peuvent être niés pour certains occupants de la région du Monte Adamello, il convient de souligner que les intéressantes gravures rupestres qu' on y a relevées remontent à environ 2000 ans avant notre ère, ce qui semble faire penser que dans cette région quelque peu isolée s' est forge une civilisation très particulière qui est peut-être le fait de mongoloïdes, sans qu' on puisse, cependant, voir une relation entre eux et les envahisseurs huns ou magyars que l'on invoque pour le peuplement de certaines vallées des Alpes suisses.

Toute l' affaire des Huns a été gonflée inutilement et par goût du sensationnel. Par bonheur, certains auteurs sensés, spécialistes des Alpes, mettent en garde le lecteur con tre l' absurde théorie d' après 1 Knapp, Borel et Attinger: Dictionnaire géographique de la Suisse, Neuchâtel, 1902, t. I, p. 70. M. P. Chastonay: Au Val d' Anniviers, St-Maurice, 2e édit., s.d. ( env. 1940 ), p. 16, bien que désapprouvant les thèses de Fischer, n' est pas non plus exempt de critiques. C' est sans jugement qu' il admet la thèse de l' origine arabe des Anniviards, et c' est avec une évidente mauvaise foi qu' il fait passer J.J. Rousseau au Val d' Anniviers à l' exemple de Bourrit ( encore lui !), en travestissant même les textes du rêveur genevois dans le but de flatter le touriste crédule. Cf. Liniger-Goumaz, op. cit.

2 Sauter, M. R.: Les races de l' Europe, Paris, 1952, p. 12, définit la notion de race de la façon suivante: « Variante de l' espèce Homo sapiens représentée par un ensemble d' hommes qui,se distinguent d' autres ensembles par un complexe de caractères anatomiques et physiologiques ( et probablement psychiques ) héréditaires et reconnus sur plusieurs générations à l' exclusion de tout caractère acquis par l' éducation, la tradition ou l' influence du milieu. » Il est intéressant de soumettre à l' attention du lecteur les remarques qui suivent, de Febvre, L.: La terre et l' évolution humaine, Paris 1949 ( 1922 ), p. 123: « ...est-ce cette insularité, l' isolement séculaire, l' existence prolongée depuis des générations à l' écart des voies de circulation et de nivellement, avec, comme corollaire, la consanguinité des mariages, qui cause l' aspect si curieux de certains groupes de population bretonne, et par exemple, chez les Bigoudens de l' Abbé, ces traits physiques si semblables à des traits ethniques: face aplatie, petite taille, teint basané; ou bien faut-il en ces hommes, en ces femmes d' étrange apparence, chercher les descendants de races étrangères: des Ouralo-Altaïques établis dans ces contrées extrêmes à la suite de migrations singulièrement anciennes ?» 3 Jegerlehner, J.: op.cit ., p. 393.

laquelle la vallée de Zinal aurait jadis été habitée par des Huns. L' histoire authentique nous apprend que cette vallée a été colonisée par des gens venus du Valais. Les caractères ethniques où I' on a cru reconnaître l' héritage d' ancêtres huns ne sont que le résultat du peu d' empressement marqué par les habitants à suivre le courant de la civilisation moderne1.

La thèse hongroise Une prétendue origine magyar des habitants des vallées méridionales et romanes des Alpes valaisannes a elle aussi fait couler beaucoup d' encre 2. Il est vrai que les événements historiques sont plus précis au sujet du déplacement des hordes hongroises. On sait qu' au IXe siècle les tribus finnoises des Magyars avaient atteint le Danube et que ces bandes apparurent en Europe occidentale dès l' an 913, soit deux ans après la mort de Louis l' Enfant; qu' en 917 Bàie est saccagée et brûlée, et que la même année l' Alsace connaît la ruine de l' invasion. Hugues le Noir ( Capetqui sera duc de Bourgogne de 936 à 952 - est aux prises avec des Hongrois qui arrivent dans la Vallée de la Saône. En 924, une bande venue d' Italie aurait franchi les Alpes et serait arrivée jusqu' au Rhône; de là elle serait passé en Gothie où le comte de Toulouse, Raymond Pons, lui fait payer cher son audace3. On nous permettra de penser qu' il s' agit d' un déplacement est-ouest ( par le Mont Cenis, p. ex .) et non pas sud-nord ( par un col valaisan ).

Par où ces bandes hongroises auraient-elles d' ailleurs passé pour s' introduire dans les vallées valaisannes? Ou bien par l' Oberalp et la Furka, hypothèse assez improbable, ou alors par les nombreux cols valaisans s' ouvrant vers le sud. La Vallée du Rhône suisse est reliée à l' Italie par un éventail de cols plus ou moins faciles à franchir. De l' ouest à l' est, le Col Ferret, le St-Bernard, puis le Col de Fenêtre ( Bagnes ), le Col de Collon ( Hérens ), mais ces deux derniers passages, par leur situation, ne présentent guère qu' une valeur locale et ne peuvent pas être rangés parmi les cols historiques. La Vallée de St-Nicolas bénéficie du Col de St-Théodule que nous avons déjà évoqué, et de celui du Schwarzberg; celle de Saas est reliée au sud par le Col du Monte Moro et surtout par le Col d' Antrona qui fut pendant longtemps la véritable voie d' accès au Valais en provenance de Milano. Aucun de ces cols ne met directement en liaison le sud des Alpes avec le Val d' Anniviers, qui est fermé dans sa partie méridionale par des massifs particulièrement larges. Si des Hongrois ont pénétré dans le Vallon de la Navisance, ils ont du passer d' abord par les vallées latérales pour lesquelles l' influence magyar a été rarement évoquée, sauf dans les élucubrations de Fischer.

L' an 926 voit la Suisse à nouveau éprouvée, des Magyars dévastant notamment le couvent de St-Gall puis dirigeant plusieurs fois leurs pas vers l' Océan. Que des restes éclatés de ces hordes aient pénétré jusque dans les vallées des Alpes helvétiques et les aient traversées en les pillant ne semble pas pouvoir être nié5. Mais il appert que ces troupes ne se sont jamais fixées; aucune preuve matérielle 1 Coolidge, W.: Les Alpes dans la nature et dans l' histoire, Lausanne, 1913.

2 Les poètes s' emparent également du mythe. Ainsi, dans Testament du Haut-Rhône de Maurice Chappaz, Lausanne, 1953, on peut lire: « Certains sentiments de l' enfance, plus communs cependant aux Bohémiens, se maintiennent en éveil et m' ont conduit à goûter sans cesse le secret paradis perdu, parmi ces terres du Haut-Rhône, berceau sauvage de petites tribus avec lesquelles je m' allie. » ( p. 27 ). « Un dieu bohémien a marqué ces contrées, vous en serez tous tachés de vin et de sang. » ( p. 69 ). Cf. aussi note 5, p. 19.

3 Chaume, M.: Les origines du Duché de Bourgogne, Dijon, 1927,2e partie, fase. 1, p.411-414. 1 Coolidge, W.: op. cit ., pp. 213-214.

5Berndt, G.: Das Val d' Anniviers und das Bassin de Sierre. Ein Beitrag zur physikalischen Geographie und Ethnographie der Walliser Alpen. Ergänzungsheft Nr. 68 zu « Petermann's Mitteilungen », Gotha, 1882, pp. 43-44. M. Des-zeny: Huns et Hongrois dans le val d' Anniviers? Nouvelle Revue de Hongrie, Budapest, février 1944, signale qu' au milieu du XIXe siècle, un évêque hongrois expulsé, Michel Hovath, a étudié ce problème et est arrivé à la conclusion qu' il est impossible de prouver par des contes obscurs et sans documents historiques exacts l' origine hongroise et hunique des Anniviards.

de leur établissement n' a jamais été fournie. On peut, de plus, se demander si le Valais - un peu à l' écart pour des peuples déferlant de l' est, a même été traverse par eux. A mon avis il est plus que probable que les populations dont on évoque l' établissement en Valais à cette époque sont simplement les descendants de colons burgondes1. N' oublions pas que St-Maurice, fondé par le roi Sigismond, fut à l' époque centre culturel national burgonde et contribua énormément à la propagation du christianisme et au rayonnement burgonde.

Le nomadisme anniviard On a souvent tenté d' étayer une éventuelle origine hunique en soulignant que le nomadisme anniviard était un héritage altaïque ou pour le moins hongrois 2. Or, il semble bien pourtant que ces migrations ne procèdent pas des mêmes besoins et se basent non point sur un instinct migrateur comme celui des Huns, mais sur une véritable nécessité. Le nomadisme des Anniviards est une migration régulière, dans un domaine géographiquement limité3, nomadisme à son extrême puis-sance*, étant tout autant transhumant qu' agricole. Ce n' est pas un besoinphysiologique, un penchant naturel pour le romanesque de la vie errante, car l' Anniviard a un amour profond pour sa terre qu' il ne quitte que rarement. Souvent même on se plaint de la corvée des migrations. Rien, d' ailleurs, ne prouve l' existence de semblables déplacements au début du Moyen Age déjà. Il est très probable que la forme actuelle du nomadisme anniviard ne date guère que d' un millier d' années en arrière. D' aucuns ont voulu voir la cause de ces mouvements de population dans les épidémies de peste qui ravagèrent les villages montagnards au XVe siècle, la population délaissant les demeures empestées et se réfugiant dans la Vallée du Rhône5. C' est pécher par excès contraire, car nous avons des preuves de nomadisme dès le XIIIe siècle. D' autres, tel J. Blanches, voient l' origine du nomadisme montagnard dans la transhumance qui pousse naturellement les troupeaux vers les pâturages dès les origines de l' élevage, à l' époque néolithique, les lois de la nature ( surtout les saisons ) déterminant de semblables déplacements. Très probablement, le Valais a connu très tôt la transhumance saisonnière, mais celle-ci n' est pas comparable au nomadisme actuel, bien plus complexe, de type original, mais rare ', et je suis convaincu que le nomadisme anniviard se serait maintenu même si on avait supprimé la transhumance car souvent le bétail n' accompagne son propriétaire que parce que ce dernier ne peut le laisser sans soins dans l' intervalle des absences. Plus plausible est l' opinion qui attribue ce nomadisme au surpeuplement général des vallées alpines à la fin du premier millénaire et au début du second, et qui aurait poussé les montagnards à rechercher de nouvelles terres et à répondre à l' accroissement incessant de la population par une utilisation plus judicieuse des divers 1 On trouve cette thèse notamment chez Jegerlehner, J.: op. cit ., p. 393; se reporter également à l' étude de M. Chaume: op. cit. qui met l' accent sur le fait que le peuplement burgonde n' a jamais été très considérable.

2 La presse, à intervalles réguliers, réveille le mythe hunique: « Romands les Anniviards? Leur patois étrange et savoureux n' est, à vrai dire, qu' un lointain cousin du français. Les gens de Zinal, d' Ayer et de Vissoie mènent une vie tellement à part que les ethnologues leur ont inventé des ancêtres huns. Des guerriers d' Attila, les Anniviards auraient hérité le goût de la bougeotte, qui les fait monter fete, sur leurs pâturages jusqu' à 2600 mètres et descendre l' automne avec curé, instituteur, marmaille et femmes dans leurs vignes près de Sierre. Leur nomadisme n' exclut nullement un solide sens de la propriété et un profond attachement à leur coin de terre ingrat. » Bellwald, B.: Une frontière traverse les Alpes, Feuille d' Avis de Lausanne, Magazine, Lausanne, 23 septembre 1959, p. 5.

3 Gyr, W.: La vie rurale et alpestre du val d' Anniviers ( Valais ). Monographie anniviarde basée sur le patois de St-Luc, thèse, Zurich, 1942, p. XXIII.

4Brunhes, J.: La géographie humaine, p. 182.

5 Loès, L.: Un village des hautes Alpes, Chandolin. Bibliothèque universelle et Revue Suisse, t. XIV, Lausanne, 1899, pp. 132-133.

6 Vhomme et la montagne, Paris, 1933, pp. 14, 16, 36.'Blanche, J.: op. cit. ibid., p. 48.

étages de la vallée elle-même1. Mais la variété des cultures à des altitudes différentes et dans la Vallée du Rhône éloigne les champs des villages et contraint au déplacement. Voir là un héritage étranger est absurde2. Si les Anniviards descendent de leurs villages pour aller s' occuper de leurs vignobles dans la Noble Contrée, cela n' est possible que depuis que la vigne est cultivée en Valais. Il est plus que probable que l' introduction de la vigne en Valais fut le fait des monastères ( vin de messe ), excellents propagateurs de cette culture. Les Burgondes et les Wisigoths, déjà christianisés ( bien que sous un mode hérétique ) lorsqu' ils se sont implantés dans le Bassin lémanique ( en 443 ), adoptent rapidement le vin et en développent la culture 3. Faut-il leur imputer une partie du vignoble valaisan? En tous cas, il est connu qu' au VIIe siècle déjà le christianisme, d' abord religion urbaine, commence à pénétrer les campagnes de la Gaule mérovingienne et que le Valais s' est christianisé dans le même moment. Pendant cette période se répandent les moines missionnaires anglo-saxons dans toute l' Europe occidentale ( le monastère de St-Gall est fondé en 612 ).

Qu' est qui a commandé le mouvement migratoire hongrois? Très certainement la recherche de régions capables d' offrir quelque butin aux pillards. A ce titre, seules les grandes routes commerciales pouvaient les intéresser, dont notamment le Mont Genèvre et le Grand St-Bernard. La plupart des vallées secondaires valaisannes se trouvent très à l' écart de ces routes. De plus, le Val d' Anniviers, principale région incriminée, se situe dans la partie la plus sèche de Suisse et n' eût point changé les envahisseurs de fete aride qu' ils connaissent dans l' Alfœld.

Les Hongrois, établis avant 906 dans la Plaine de Pannonie, conduisent de rapides expéditions de pillage vers l' ouest: la Bourgogne est éprouvée en 935, Rome en 937, l' Aquitaine en 951. Finalement, le flux hongrois est stoppé au nord de la Suisse par Otton Ier, en 955, lors de la victoire qu' il remporte sur le Leck et dont l' importance pour la civilisation occidentale semble non moins négligeable que celle de Poitiers. La victoire du Leck a mis un terme aux aventures des Turcs magyars en Occident. Nous avons là l' exemple type d' un peuple qui, sous l' action de la propagande chrétienne ( venue de Byzance ) devient sédentaire en se groupant autour des sanctuaires. Cinquante ans plus tard, la Hongrie constituera un bastion de la chrétienté. Au Val d' Anniviers, le christianisme a, lui aussi, déterminé une transformation profonde des mœurs, mais à rebours de celle qu' on remarque chez les Hongrois. Il est bien probable que la conversion des Anniviards ait rompu la barrière qui séparait les sauvages habitants de la vallée des civilisés de la Vallée du Rhône. Précédemment, les seuls contacts devaient se résumer en échanges ( ou en escarmouches ) destinés à approvisionner les habitants de la vallée en sel, en vin et en métaux. Dès le début du second millénaire ( 300 à 400 ans après la christianisation de la Vallée du Rhône ), Anniviers entre dans le giron de l' Eglise; les Anniviards fréquentent la plaine plus assidûment; ils prennent goût aux vins des vignobles de la Noble Contrée, puis tentent d' acclimater la vigne dans leur propre vallée: des ceps ont été signalés à Niouc ( 920 m ) et à Soussillon ( 1390 m ), il est vrai, peu nombreux. L' Eglise romaine, à laquelle on est 1Wolf, F. O.: op. cit ., p. 2, note 2. Cf. aussi Zimmerli, J.: op. cit ., pp. 49-50, et Brunhes, J.: op. cit ., p. 250; les défrichages nombreux qui marquent, dans toute l' Europe occidentale, le début du 2e millénaire seraient peut-être à l' origine de l' assèchement de la région de Sierre et d' Anniviers, ce qui rendit nécessaire le recours à l' irrigation. On peut citer dans le même ordre d' idée les problèmes que connaissent les habitants des Alpes dalmates à la suite d' un déboisement excessif.

1 Inutile d' insister sur les propos de J. Siegen, qui dit: « On songe à l' exode des Helvètes... »! La vie populaire en Valais. La terre helvétique, t. I, Neuchâtel, 1931.

:'Grand, R.: op. cit ., pp. 394-395; Dumont, E.: dans Economie agraire dans le monde. Etudes politiques, économiques et sociales, t. 9, Paris 1954, p. 318, précise que selon la légende du nain « Jacquet », les anciens Anniviards n' auraient d' abord cherché dans la plaine que le sel et le vin. On peut donc supposer que les Anniviards n' ont acquis des terres dans la vallée du Rhône qu' à partir des XIIe et XIIIe siècles qui ont vu dans toute l' Europe une forte expansion démographique.

redevable très probablement des principaux vignobles valaisans, éprouva, à Anniviers aussi, le besoin de se procurer le vin de messe. Coïncidence des plus curieuses, la création des premières églises et chapelles d' Anniviers dès le second quart du XIIIe siècle1 va de pair avec l' acquisition par les Anniviards de vignobles aux environs de Sierre2. C' est alors que de sédentaires ces derniers se muent en nomades. Vouloir, à tout prix, voir dans les Anniviards les héritiers d' éléments hongrois en s' appuyant sur leur nomadisme est raisonner à rebours du bon sens. Le nomadisme anniviard est né précisément au moment où celui des Hongrois tombait en désuétude. Le seul point commun réside dans la cause qui engendra l' un en achevant l' autre. Rendus attentifs à la richesse de leur sol, les Magyars convertis exploitent la plaine danubienne, alors que les Anniviards, auxquels le christianisme fit prendre conscience de leur pauvreté, commencent leur cycle migrateur.

Malheureusement, la plupart des commentateurs du nomadisme anniviard se sont livrés au seul examen de celui-ci, sans déborder du cadre étroit de la vallée. Sinon ils auraient pu constater qu' un peu partout des combinaisons très anciennes et très solides d' un semi-nomadisme de culture et d' un semi-nomadisme d' élevage se sont conservées jusqu' à nos jours dans les massifs montagneux, où l' éche des étages bio-climatiques impose à l' exploitation et à l' habitat des astreintes très rigoureuses... Trois faits essentiels à retenir, la double vocation agricole et pastorale de l' ensemble, la sujétion imposée au rythme de l' exploitation par la durée,décroissante avec l' al ti tude,de la période pendant laquelle le sol est débarrassé de neige, la possibilité de constituer de suffisantes réserves fourragères pour la stabulation d' hiver. Sur ce trépied repose la combinaison du semi-nomadisme agricole et du semi-nomadisme d' élevage ( il va de pair avec une dissociation de l' habitat ) 3. Ce qui n' empêche certes pas chaque vallée d' avoir son rythme et sa capacité de combinaison propres.

Ainsi, le semi-nomadisme alpin - et en particulier celui d' Anniviers - n' a pas, comme cela ressort d' une certaine littérature géographique déterministe ou des élucubrations des faiseurs de légendes, une cause raciale, fondant son origine sur quelque chromosome provenant de lointains envahisseurs... Plus simplement, le nomadisme de montagne nous apparaît dans son essence comme une condition de l' adaptation de l' économie aux conditions naturelles. Mais il s' est établi au cours des temps, suivant des processus qui ont varié de vallée à vallée avec les facteurs de cette économie, marches, débouchés, densité de population, structure de la propriété. Car c' est un fait humain non pas un pur produit des conditions naturelles. Sous cette réserve il est légitime de marquer l' influence de celles-ci ( relief, climat, altitude ) dans les variantes qui ont été étudiées dans les Alpes, dans les Pyrénées, dans les massifs balkaniques ( Triglav, Dormitor, Sar Planina ) et dans des montagnes de moindre altitude, Massif Central, Vosges41.

Des formes de nomadisme assez semblables à celui d' Anniviers se maintiennent dans d' autres régions encore, en Valais, dans le Val Verzasca, au Tessin, ainsi que dans les Alpes françaises du Nord5 sans que, pour ces régions, une quelconque influence mongole ou magyar ait jamais été invoquée.

1 Gruber, E.: Die Stiftungsheiligen der Diözese Sitten im Mittelalter, Diss., Fribourg, 1942, pp. 30-50.

2Gremaud: Documents, III, p. 235, cité par Zimmerli J.: op. cit ., p. 50; signalons que la création du vignoble du Dézaley, par exemple, remonte à l' an 1154 et fut l' œuvre des moines cistersiens du Haut-Crêt, selon Grand, R.: op. cit ., p. 400.

3 Sorre, M.: Les migrations des peuples. Essai sur la mobilité géographique, Paris, 1955, p. 168-169.

* Ibid, p. 169.

5 Valais: Frödlin, J.: Zentraleuropas Alpenwirtschaft, t.II,Oslo, 1940, pp. 190,192, 201. Tessin: Gschwend, M.: Das val Verzasca, Diss., Bâle, 1946, p. 102. France: Robert, J.: Les remues dans les Alpes françaises du Nord, Mélanges littéraires et historiques, Université de Poitiers, Série des Sciences de l' homme, n° 10, Poitiers, 1946, p. 222.

La thèse sanasine L' apparition des Sarrasins dans les Alpes en général et en Valais en particulier ne peut être contestée. Mais, comme pour les Huns, la fable et la légende compliquent singulièrement l' examen des trop rares données historiques dignes de foi. La Suisse est particulièrement concernée, notamment en raison des problèmes que soulève la légende de la reine Berthe I. Là encore, c' est le Doyen Bridel qui a consacré la popularité de la légende, mais avec son imagination débordante habituelle. Ses Etrennes pour 18192 sont le premier ouvrage à ma connaissance qui attribue à la reine Berthe la construction de tours destinées à protéger le pays romand contre les incursions des Hongrois et des Sarrasins:

Telle était la Tour de Gourze, placée sur un des points les plus élevés du Jorat, d' où l'on signale les rives du Léman et l' intérieur du pays; la Tour de la Molière appelée par la suite pour sa belle vue, l' œil de l' Helvétie ( oculus Helvetiae ) qui d' un côté domine le lac de Neuchâtel et de l' autre le cours de la Broye; la Tour de Bertholo, qui conserve le nom de sa fondatrice et qui protégeait le vignoble royal de Lutry; la Tour de Neuchâtel, dans laquelle, tandis que son mari faisait la guerre en Lombardie, elle se retira en 927, avec quelques chevaliers et son cousin Ulrich3...

Il faut savoir que la reine Berthe était l' épouse de Rodolphe, roi d' Italie et de Bourgogne trans-jurane ( deuxième d' une dynastie de rois plutôt falots ), qu' elle eut de lui un fils, Conrad, plus tard appelé le Pacifique, que son cousin est l' évêque Ulrich d' Augsburg qui eut à plusieurs reprises à faire face aux attaques des Hongrois dans son diocèse. On peut penser que c' est à la suite de ce prélat - qui était venu en pèlerinage à St-Maurice d' Agaune - que les Hongrois et Sarrasins ont fait irruption dans la légende de la reine Berthe. On dit que l' abbaye de St-Maurice a été réduite en cendres en 940 par des Sarrasins qui auraient pénétré en Valais par un chemin fort tortu, provenant de Chambéry, et après avoir détruit également sur leur passage l' église de Bourg-Saint-Pierre. Quant à l' évêque Ulrich, on est à peu près certain qu' il fut chassé d' Augsburg en 927 et en 950 ou 954 par des envahisseurs hongrois 4. Sous le règne de Conrad le Pacifique ( 937-993 ) les Sarrasins désolèrent les contrées du Midi de la France qui font partie de son royaume, et la Vallée du Rhône, envahie par des bandes de pillards, fut saccagée à moult reprises. Hugues de Provence ( qui épousera la reine Berthe après la mort de Rodolphe II en 937 ), pour s' opposer lui aussi Bérenger Ier, roi d' Italie et empereur d' Occident ( 915-924 ), confie aux Sarrasins la garde des Alpes. Installés sur le Col du Mont-Joux et sur les principaux passages des Alpes, les Sarrasins ne quittent leurs repaires que pour porter dans les contrées voisines le fer et le feu. Dans leurs courses ou invasions en Gaule, ils on t également pour auxiliaires « les hommes sans foi et sans patrie » qui sont toujours prêts à profiter des malheurs publics pour s' élever. On a vu Otton d' Aquitaine, Mauronte de Marseille, Euphémios de Sicile, 1 Muret, E.: La légende de la Reine Berthe, Archives suisses des traditions populaires, Zurich, 1897. Précisons qu' il ne faut pas confondre cette reine avec Berthe au grand pied, mère de Charlemagne.

2 P. 397, cité par Muret, E., ibid, p. 31-32.

3 Gay, H.: Histoire du Valais, depuis les temps les plus anciens jusqu' à nos jours, Genève, 1903, p. 37. Plusieurs auteurs signalent des lieux dits « Sarrasins »: Reber, B.: Le séjour des Sarrasins dans nos contrées ( lieux vaudois, français, belges ). Duby, H.: op. cit ., p. 481. Luppi, B.: I Sarraceni in Provenza, Liguria e nelle Alpi occidentali, Instituto Internazionale di Studi Liguri, Collona Storica, X, Bordighera, 1952. En se basant sur Keller, il cite une tour des Sarrasins à Vevey, une tombe des Sarrasins près de Delémont, etc. Martignier et Crouzat: Dictionnaire du Canton de Vaud, p. 46 ( mur des Sarrasins à Avenches: on sait maintenant que cette construction est d' origine romaine ), etc. Pour Fischer, A. K.: op. cit ., pp. 50-51, même si l'on ignore l' origine de la Tour Goubin, à l' est de Sierre, on saitqu' elle date de l' époque des Sarrasins ( Xe siècle ). Cette affirmation est étonnante de la part du défenseur de la thèse hunique.

4 Ruchat: Histoire Suisse, Manuscrit à la Bibliothèque nationale, t. IV, p. 98, cité par Muret, E.: op. cit ., pp. 11-12. Cf. aussi Huguenin: Châteaux neuchâtelois, Neuchâtel, 1894, pp. 291, 434, 441.

Hughes de Provence et d' autres personnages notables, prendre part au succès des Sarrasins. Et si les grands étaient aussi peu délicats, que devaient être les petits1^.

Si on regarde les événements de plus près, on constate que la riche Bourgogne, en proie à l' anarchie, fut une cible rêvée pour les Sarrasins; ainsi, en 731, certains d' entre eux, provenant de la Méditerranée, organisèrent un raid qui les fait aller jusqu' à Sens. Sous la pression des Austrasiens, guides par Charles Martel, les Bourguignons du Sud n' hésitèrent pas à faire appel aux Sarrasins2, mais seront finalement repoussés.

Les chroniques signalent toute une suite de brigandages et de rançonnements de voyageurs, surtout des Anglais, se rendant en pèlerinage au tombeau des Apôtres, à Rome. En 942, l' année même où Otton Ier reçoit l' hommage du roi de Bourgogne, St-Mayeul, abbé de Cluny ( à l' époque un des personnages les plus importants de l' Occident ), de retour d' Italie, est fait prisonnier à Pons Ursari, c'est-à-dire à Orsières, après le passage d' un col que certains disent être le Grand Saint-Bernard, alors qu' il s' agit bien plus sûrement d' Orsières entre Gap et Embrun, en face du pont sur le Drac, en Dauphiné ( dans le Département des Hautes-Alpes ), et qui est la porte du Mont Genèvre 3. En effet, il ne faut pas oublier que l' abbaye de St-Maurice est détruite en 940, ainsi que l' église de Bourg-Saint-Pierre; on peut penser qu' en 942 on préférait passer par le Dauphiné plutôt que par le Valais. Une fois libéré, St-Mayeul dut payer une rançon de 1000 livres d' argent afin que chaque participant à l' exploit reçoive une livre*, ce qui laisserait supposer une troupe relativement nombreuse si nous ne savions aujourd'hui quel crédit accorder aux chiffres présentés par les chroniqueurs officiels ou non et qui sont toujours sujets à caution. Le chiffre de mille est une de ces formules souvent utilisées pour indiquer un grand nombre de personnes ou de choses sans correspondre à la réalité du comptage. St-Majolus n' a pas été arrêté par une troupe de mille Sarrasins. Chose étrange, il existe très peu de documents sur ce fléau. De là à supposer que bien des indigènes, bien des rois et des nobles aussi, se procuraient de l' argent en attaquant les voyageurs ( peut-être en se travestissant pour éviter tout soupçon ) il n' y a qu' un petit pas à franchir. Sur la voie commerciale du colpennin ( Grand Saint-Bernard ), les indigènes ont, dans le haut Moyen Age, longtemps passé pour des forbans qui rançonnaient les voyageurs et les colporteurs, ou leur extorquaient des taxes excessives. La tradition remonte à l' époque romaine, et ces comportements furent la cause ou le prétexte de V expédition punitive de Servius Galba, sous Jules César5. D' ailleurs, au Moyen Age, le brigandage était répandu partout, et c' est peut-être une des raisons pour lesquelles si peu de documents évoquent le fléau sarrasin. A en croire Scheffel dans sa Verkehrsgeschichte der Alpen, les maroniers du Grand Saint-Bernard étaient pris pour les descendants des Sarrasins 6. Chose curieuse, selon Brémond', la route des Alpes 1 Brémond, E.: Berbères et Arabes, Paris, 1942, p. 302.

2 Richard, J.: Histoire de la Bourgogne, Paris, 1957, p. 28.

3 Pour le Grand St-Bernard, « la prise qu' ils ( Sarrasins ) firent dans le Valais, de Mayeul, abbé de Cluny et d' origine provençale, suscita une sorte de croisade: le comte de Provence, Guillaume ...réunit les seigneurs du pays et avec l' aide d' Arduin, marquis de Turin, il battit et détruisit les Sarrasins et délivra la Provence ». Bousquet, R.,et Bourrilly, V.L.: Histoire de la Provence, Paris. 1957, p. 38. Pour le Mt Genèvre, cf. Dictionnaire historique et bibliographique de la Suisse, Neuchâtel, 1930, p. 727.

4 D' après Berndt: op. cit ., p. 46; ces attaques devaient être assez fréquentes. C' est ainsi que Chrétien des Loges précise que « Robert, évêque de Tours, fut égorgé pendant la nuit dans sa chambre, au pied des Alpes, avec toute sa suite qui était nombreuse », Essai sur le Mont St-Bernard, Montpellier, 1789, p. 63. Dans ses Annales ( 936 ), Flodoard, prêtre de Reims, évoque l' attaque de voyageurs anglais de retour de Rome par des brigands qu' il appelle Sarrasins, selon Öchsli, W.: op. cit.

5 Lathion, L.: J.J. Rousseau et le Valais, Etude historique et critique, Lausanne, 1953, p. 117. « On ne peut douter qu' en Dauphiné, en Piémont, en Savoie, en Suisse, une partie de la population a été d' intelligence avec les Sarrasins, si peu nombreux, et n' a eu part à leurs rapines ». Brémond, E.: op. cit ., p. 302.

6 T. I, Berlin, 1908, p. 170. Selon Condé, sarrasin viendrait de l' arabe sanile qui veut dire voleur, cf. Brémond, E.: op. cit ., p. 72. Cf. aussi note 1, p. 17.Op. cit ., p. 298.

qui conduisait les pèlerins du nord vers Rome fut abandonnée au Xe siècle, parce qu' alors les Hongrois passant par les Alpes et le Rhône mettent le Languedoc à feu et à sang...

L' établissement des Sarrasins dans les Alpes Ekkehard, moine du couvent de Saint-Gall, précise dans son Waltharius au sujet d' une incursion sarrasine en 954: Ils se marient avec les filles du pays et habitent une vallée plus que fertile contre versement d' un faible droit au roi1. Quel roi? Quelle vallée? Evoque-t-on le Valais et ses annexes, le Val d' Abondance, la Vallée du Rhin, celle du Danube ou encore la partie française de la Vallée du Rhône? La remarque du moine montre combien imprécises étaient les indications sur lesquelles se fondaient les chroniqueurs pour rédiger leurs récits 2. En outre, les précisions d' Ekkehard laissent entendre que les Sarrasins se trouvaient en sécurité dans leur vallée et projetaient des plans d' éta. Si l'on pouvait découvrir l' enregistrement des droits que ces Sarrasins auraient payé au roi, il est certain que nous tiendrions la clé de l' énigme. Il est plus que probable que la vallée évoquée par le moine n' est ni celle du Rhône français, ni celle du Rhin, ni une petite vallée des Alpes comme certains le prétendent: Les Sarrasins qui survécurent au désastre se réfugièrent dans les vallées d' Entremont et de Saas, où ils épousèrent des femmes du pays et s' adonnèrent à la culture des terres3. Ces lignes se fondent probablement sur Bridel et Furrer; chez le Doyen Bridel, on apprend que Conrad opposa Hongrois et Sarrasins, alors que Furrer nous dit que: ( Conrad ) excita les Arabes ( Sarrasins ) contre les Hongrois ( Huns ), promettant aux premiers son appui contre les seconds. Puis il plaça ses troupes en embuscade et attendit le résultat de la lutte des deux hordes. Le combat s' étant engagé, il tomba sur les soldats déjà épuisés par une lutte sanglante et détruisit les deux armées. Cette façon d' agir, bien qu' elle eût réussi, n' était que le fait d' un parjure et un moyen peu louable.Vaincus, les Sarrasins survivants allèrent s' établir dans les vallées de Saas et d' Entremont, tandis que les Huns peuplèrent le Val d' Anniviers4. Cette stratégie, si l' histoire est véridique, ne cacherait-elle pas plutôt - sous le couvert de chroniques complaisantes - la participation de certaines autorités aux rapines et aux vois, témoignages des désordres qu' engendrèrent les débuts de l' époque féodale sur les ruines de la Lotharingie? En effet, à la fin du Xe siècle, dans la plupart des diocèses, les laïques ont usurpé les biens ecclésiastiques et les dîmes dont ils font le trafic5. Et puis, peut-on raisonnablement supposer que Conrad le Pacifique se soit occupé de l' établissement des Sarrasins ou des Huns dans quelque vallée des Alpes suisses? C' est donc sans hésiter que j' attribue la remarque douteuse d' Ekkehard - trop souvent citée pour prouver l' origine arabe ou hunique de la population du Val d' Anniviers et du Valais en général - à la Vallée du Danube. Affirmer que des Hongrois ou des Sarrasins se sont établis au Val d' Anniviers et dans d' autres vallées méridionales du Valais où ils se seraient cachés et mélangés aux indigènes relève de la pure fantaisie8. N' oublions pas que c' est en 1 Berndt: op.cit ., p. 46.

* Notamment Béraud Villars, J.: Les Normands en Méditerranée, Paris, 1951.

3 Duruz: Petites chroniques valaisannes, 516-1515, Genève, 1915, p. 77. Cf. aussi note 3, p. 1. Delaloye, L.: L' évo du vieux pays, Neuchâtel, 1937, affirme, lui, que: « Plus tard, telle vallée latérale aurait été peuplée par les Sarrasins, telle autre par les descendants des Huns, des Alémannes, voire des Bédouins », p. 23. Comparer avec J.B. Bertrand, qui écrit: « Ce n' est guère avant le dixième siècle, et après l' expulsion des Sarrasins, que nos vallées furent habitées par des populations sédentaires et, par le fait, cultivées... », Le Valais, Sion, 1909, p. 33.

4 Op. cit ., p. 51, Geschichte...

6 Letonnellier, G.: Histoire du Dauphiné, Paris, 1958, p. 51.

6 Dans sa « Geographie der Schweiz », t. II, Saint-Gall, 1932, J. Früh affirme l' origine des « Sarrasins » comme étant arabe ( p. 31 ) tout en ajoutant que ces Sarrasins n' ont pas laissé de traces chez nous. Dans le manuel scolaire « La Géographie physique, humaine et économique de la Suisse », 3e édition, de MM. G. Michel et Wiest, des Sarrasins sont établis en Valais ( p. 124 ), Fribourg, 1949. Le Dictionnaire Géographique de la Suisse ne parle nulle part de Sarrasins; en revanche, il évoque les possibilités d' un établissement mongol.

955 que Otton Ier arrête les Huns sur le Leck et qu' il les fixe en Hongrie. Ekkehard, transposant en vers latins de vieilles légendes germaniques ( dont cette hantise de la découverte des terres meilleures du sud ), en introduisant des thèmes nouveaux, évoque plus que probablement l' établisse des Magyars dans la Vallée du Danube plus que fertile. Il convient ici de signaler que l' épopée des Nibelungen comporte des épisodes de la lutte entre Burgondes et les Huns lancés contre eux par Aétius ( 436après quoi, une fois battus et installés en Sapaudia, les Burgondes sont mobilisés par le même Aétius pour lutter contre les Huns ( 451 ).

Quant aux droits évoqués dans le texte d' Ekkehard, ils étaient certainement réservés à Otton Ier ( qui devient empereur en 962 ), ou à saint Etienne, roi de Hongrie.Voici donc nos Sarrasins devenus Hongrois!

Les documents prouvent la présence de Sarrasins en Valais au Xe siècle, aucun doute n' est possible à ce sujet. Mais rien ne permet de dire que les habitants actuels du Val d' Anniviers ou d' autres vallées descendent de ces envahisseurs-là1. Néanmoins, il n' est pas impossible que quelques individus isolés aient fixé leur demeure dans nos montagnes, mais en se mêlant aux indigènes dont ils adoptèrent les us et coutumes. L' examen du patois anniviard, par exemple, infirme l' hypothèse du peuplement sarrasin ou hunique. Si l' établissement d' individus isolés est possible, il n' est cependant pas suffisant pour transformer une race, une langue, des coutumes, et l' absence de mots arabes et finnois semble bien attester que le nombre de ces colons était très restreint2.

La Suisse orientale fut également touchée. On se souvient de l' attaque du couvent de Saint-Gall en 926. On sait aussi que Otton Ier, le 8 avril 940, accorda à Waldo, évêque de Coire, le bénéfice de deux paroisses voisines, pour l' indemniser des ravages commis par les Sarrasins dans son diocèse3. Jusqu' en 955, le territoire rhétique aura à subir plusieurs invasions encore. Mais dans l' état actuel de nos connaissances, il n' est pas possible d' établir avec certitude s' il y a un lien entre les événements qui se passèrent au Grand Saint-Bernard et dans la Vallée du Rhône et ceux dont l' évêché de Coire fut le théâtre*. S' il y eut pénétration sarrasine dans les Grisons par la voie occidentale de la Vallée du Rhône, elle serait de premier intérêt pour cette étude. Si l'on pouvait être certain du passage par les cols de la Furka et de l' Oberalp, il faudrait bien admettre non que les Sarrasins se sont établis dans le Haut-Valais, mais qu' ils l' ont emprunté comme lieu de transit. Malheureusement, l' accord entre les divers auteurs qui examinent cette question est loin d' être réalisé. Pour certains, comme Furrer5, les Sarrasins auraient effectivement franchi la Furka et l' Oberalp. D' autres, et j' en suis, pensent à la voie du sud6. Si les Sarrasins des Grisons ont effectivement emprunté la Vallée du Rhône, on est en droit de s' interroger sur le sort réservé au couvent de Disentis, situé sur la voie normale de l' ouest. La tradition locale prétendait jusqu' ici que le monastère avait été détruit en 670 1 Schenk, A.: L' ethnogénie, 1900, dit que « d' autres peuples tels que les Huns, les Sarrasins et les Lombards ont encore traversé la Suisse, mais n' ont pu exercer aucune influence sur les populations helvétiques ». On trouvera de sérieux plaidoyers contre la thèse sarrasine chez Jegerlehner, J.: op. cit ., ainsi que chez Chaume, M.: op. cit ., pp. 213 à 219.

8 Cf. par exemple, Diesbach, F. de: Vérité sur la Suisse, Genève, 1943, p. 42, qui dit des Sarrasins: « Domination brève qui ne dura qu' un siècle et qui n' est donc qu' un accident dans notre histoire. Elle ne nous a rien apporté, car les Sarrasins furent destructeurs et non pas civilisateurs. Il n' en reste rien que des îlots de sang arabe, quelques traces dans la toponymie. C' est tout »...

sMohr, M.: Codex diplomatics Cur. Roetien, t. I, p. 66, n° 44, Coire, 1848, cité par B. Luppi: op. cit ., p. 51.

* Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, op. cit ., article de H. Duby, p. 726.

6 Op. cit., GeschichteV- 49-50: « Vaincus près d' Orléans et rejetés en Suisse, ils vinrent s' établir surtout dans les Alpes valaisannes ».

6 Pauser, F.: op. cit ., p. 202, veut voir une preuve à cette thèse dans l' explication étymologique qu' il donne à Pontresina: il y croit pouvoir déceler un Pons Saracenicus.

par les Avars ou les Hongrois1. Une étude sur les origines du couvent de Disentis suppose une incursion de Sarrasins vers 940. Les deux diplômes d' Otton Ier ( 960 et 965 ) en faveur de Disentis concerneraient une destruction du couvent accomplie par des Sarrasins2. L' auteur de cette thèse n' est cependant pas parvenu à me convaincre.

L' affirmation que les troupes africaines auraient suivi le chemin de Bourgogne et d' Allemagne pour parvenir aux Grisons demanderait à être étayée de preuves, documents à l' appui, avant d' être prise au sérieux 3. Beaucoup plus plausible serait le passage par la voie du sud. Il est étonnant qu' on n' y ait pas songé plus souvent, car les textes existent signalant le passage de bandes sarrasines dans les plaines de l' Italie septentrionale après qu' elles eurent franchi le Mont Cenis 4. La simple observation de la carte montre que l' occupation des Grisons par des bandes méditerranéennes s' est très probablement effectuée à partir du sud par les cols qui communiquent avec la Plaine du Pô. Mais pense-t-on vraiment que les ravages causes à Coire, Sargans, voire Appenzell et Saint-Gall l' aient été par quelques Africains? Non, tout concourt à faire penser que les Sarrasins des Grisons furent en réalité des Huns ou des Hongrois5.

Les chroniqueurs avaient-ils vu de vrais Sarrasins?

La thèse normande et berbère Dès le IXe siècle se renforcent les attaques des Normands sur le flanc sud-ouest du continent européen. Les Scandinaves font la connaissance des Musulmans sur le littoral portugais où ils se battent. Lisbonne est pillée, Seville assiégée. Après avoir passé Gibraltar, en 858, essayant de faire le tour de l' Europe, avec le Bosphore et Byzance comme point de ralliement, ils s' attaquent à divers ports, comme Algésiras, Pise et des localités du littoral grec, se distrayant également en Provence, pénétrant même ( IXe et Xe siècles ) jusqu' au Berry et en Bourgogne ( d' aucuns, il est vrai, passant par la Seine ), en ne s' y arrêtant pourtant guère6, juste assez toutefois pour dévaster Valence durant leur passage en 8607. Il semble même que le pillage de Marseille, imputé jusqu' à présent aux Sarrasins doive être attribué aux pirates nordiques. N' oublions pas que l' Islam arabe, conduit surtout par des citadins, a rarement détruit des villes, mais les a occupées pour les exploiter. Les bandes 1 Cf. Stückelberger, E.A.: Die Ausgrabungen zu Disentis, tiré à part de la Basler Zeitschrift für Geschichte und Alterskunde, t. VII, qui signale des destructions en 670,1387,1514 ( p. 490 ).

2 Müller: Die Anfänge des Klosters Disentis. Quellenkritische Studie, Jahresbericht der Historisch-Antiquarischen Gesellschaft von Graubünden, t. 61, Coire, 1931.

3 Luppi, B.: op. cit ., p. 128. La découverte, à Moudon, de trois pièces de monnaie arabes paraît avoir échappé aux auteurs qui ont étudié le problème « sarrasin ». En 1830, au pied d' un arbre, sont mises à jour trois monnaies:

a ) datant de l' an 876 de notre ère, provenant du Maghreb; b ) datant de l' an 896-897 de notre ère, provenant du Maghreb; cdatant de l' an 974 de notre ère, provenant de Bagdad.

Ce sont des pièces de monnaie non usées, n' ayant pas circulé. A noter qu' une de ces pièces est postérieure aux pillages « sarrasins ». Elle n' a donc pas pu être apportée par ces prétendus Africains. Cf. Favre, C: Etude sur l' histoire des passages italo-suisses du Haut- Valais, entre Simplon et Mont Rose, Jahrbuch der Schweizergeschichte, Zurich, 1883, p. 186, et Sorel, F.: Quelques monnaies arabes, Mémoires et documents de la Société d' histoire et d' archéologie de Genève, t. IX, 1885, p. 326-328. Sorel ajoute qu' on a découvert à Steckborn ( près du lac de Constance ) en même temps que des pièces arabes, des monnaies de Charles le Chauve, ce qui fait penser à des troupes normandes qui auraient remonté le Rhin.

4 Oehlmann, A.: Die Alpenpässe im Mittelalter, Jahrbuch der Schweizergeschichte, t. III, Zurich, 1878, p. 202.

5 A en croire Dürr: op. cit ., p. 118, qui se base sur des études récentes, il n' y a pas de doute que l' attaque de l' abbaye de Saint-Gall fut perpétrée par des Hongrois alors que les textes anciens disent Sarrasins. Cf. aussi Richter, E.: Les Sarrasins dans la Vallée de Saas, Salzburg, 1880, pp. 4-5.

6 Lauer: Louis IV.

7 Berraud Villars, J.: op. cit ., p. 36 ( d' après p. 25. Les Annales de Saint-Bertin et de Saint-Waast, par l' abbé Deshaines, Paris, 1871 ).

danoises n' étaient pas aussi raffinées. Ces Normands, encouragés par les succès de leurs compatriotes, en Italie surtout, prirent la résolution de suivre leurs traces et dirigèrent leur route par le Mont Joux1. On suppose également que des Normands se seraient établis sur les côtes du Maghreb ( au Rif et en Tunisie ) où ils auraient entretenu des relations avec la population autochtone, probablement encore païenne comme eux, capturant même des Berbères 2. Cette raison, renforcée par un éventuel mélange avec les envahisseurs normands, adeptes du culte du feu, expliquerait le fait qu' on n' a trouvé nulle part des vestiges du culte de Mahomet. En effet, pas un objet n' a été découvert qui puisse être attribué aux Musulmans. Les tombes des Alpes, que je sache, n' ont jamais donné d' armes, de monnaies, d' amulettes et surtout d' objets religieux d' origine musulmane ou simplement hispano-mauresque... or, les objets religieux, dans tous les temps, été les plus franches expressions transmises par un peuple dans ses sépultures et sont avec les formes ostéologiques les documents les plus sûrs à exploiter à l' appui des théories invoquant un séjour ou un passage3. Que les monnaies arabes dans les enfouissements monétaires qu' on rencontre dans les contrées où les Sarrasins ont fait quelque séjour soient très rares, s' explique aisément: accourus d' Afrique ( d' Espagne éventuellement ), ils souhaitent s' enrichir de trésors et non point y laisser leurs propres richesses. Que l'on doive constater l' absence d' objets de culte, passe encore; mais qu' aucune arme ( puisque nous avons affaire à des brigands ), qu' aucun collier ni bracelet n' aient été découverts laisse songeur. Nous possédons des vestiges celtes, romains, burgondes, mais pas trace des Huns ni des Sarrasins! D' ail, je me hâte de préciser qu' il n' existe pas de race sarrasine. Muller, qui fait venir les Sarrasins d' Espagne, suppose qu' ils sont les éventuels restes de l' armée hispano-mauresque de Poitiers, réunis autour de leurs chefs, et qui s' attaquèrent aux grandes voies de passage déjà célèbres à l' époque, tel le Grand Saint-Bernard. Nous avons vu que, selon Furrer, ces Sarrasins seraient venus d' Orléans. Il n' y a rien de moins certain. Depuis 732, l' empire arabe est en voie de dissolution, surtout en Occident, alors qu' à l' est il résiste encore à l' expansion chinoise renaissante et au déploiement de Byzance. Dès la fin du VIIIe siècle, les Musulmans d' Espagne ne passent plus les Pyrénées, l' action sarrasine n' aura plus que des effets sporadiques et décousus, vu le séparatisme espagnol, le fractionnement de la Berbérie, etc.4. Les sources, toutes chrétiennes ( chroniques, récits des Croisades, des pèlerins, chansons de geste des jongleurs ), décrivent les envahisseurs, si elles les font toujours venir du sud ( l' hypothèse de la traversée ouest-est de la France n' est donc pas fondée ), les montrent toujours comme de rudes païens, habitués à combattre en montagne. C' est la raison pour laquelle la thèse berbère est assez tentante5. Il est probable que les Sarrasins établis vers 899 à Garde Freinet 1 Chrétien des Loges, op. cit ., p. 63.

2 Cf. Dürr. K.: op. cit ., pp. 120-121; ainsi que Berraud Villars, J.: op. cit ., p. 128. Notons que les auteurs du Moyen Age ne connaissaient pas le mot Berbère. Or, selon Brémond, E., op. cit ., p. 303, « des témoignages d' auteurs arabes montrent ces Sarrasins parlant berbère, ne parlant pas arabe »... « Les auteurs arabes comprennent les tribus berbères non encore converties à l' Islam sous le nom de Madjous, qualificatif qu' ils appliquent aux Normands et aux Païens du Nord. » Notons que ce sont des Berbères qui s' emparèrent du Roussillon et du Bas-Languedoc en 719-720.

3 Muller, H.: Mise au point sur la question des Sarrasins. Anthropologie, Histoire, Légendes. Bulletin de la Société dauphinoise d' ethnologie et d' anthropologie, t. XXIIe, Grenoble, 1922, p. 4.

* Remarquons au sujet de Poitiers que les chroniqueurs arabes ne s' arrêtent guère à cette défaite; nous prouvant par là ce que nous savons déjà, que les chroniques ne sont jamais objectives ou ne reflètent qu' une partie de la réalité. Il est donc indispensable de passer les textes des chroniqueurs - à plus forte raison les légendes - au crible d' une critique sévère et raisonnable, sans parti pris aucun. Aussi, pour réfuter les opinions erronées exprimées dans bien des ouvrages géographiques ou historiques sur l' appartenance ethnique des Anniviards, j' ai estimé indispensable de recourir à tous les moyens disponibles: cartes, histoire générale, etc..

5 Formentini, U.: Préface à I Sarraceni in Provenza, in Liguria e nelle Alpi occidentali, de B. Luppi: op. cit., Dans un article du Journal de Genève, du 19 septembre 1957, n° 219, p. 2, évoquant la construction d' une fabrique d' horlo à Isérables, l' auteur anonyme dit: « Isérables est habité par une population très particulière en Valais. Certains prétendent même qu' elle serait d' origine berbère; d' où l' appellation locale des gens d' Isérables « bedjouins ».

( Fraxinet ) près de St-Tropez, sont les restes des bandes qui occupaient le sud de l' Italie et la Sicile avant d' être chassés ( en 972 ) à la suite de leurs méfaits, dont le sac de Rome, en 937.

Le terme: Sarrasin Fait étrange, très fréquemment les marins nordiques ont été appelés Vandales, Huns, Maures ou Sarrasins par les chroniqueurs '. On sait depuis longtemps que le terme sarrasin fut appliqué à des vestiges de la civilisation romaine: c' est ainsi que les ruines romaines de Lyon, d' Orange, de Vienne s' appelaient ouvrages sarrasins; et n' omettons pas le mur des Sarrasins de Payerne. On peut signaler aussi un bloc, probablement erratique, dans le Brüggwald, au sud-est de Bienne, que les Suisses allemands appellent simplement Heidenstein2 et que les Romands qualifient de Pierre aux Sarrasins. Un peu partout, nombre de monuments mégalithiques portent le nom de sarrasin, ainsi un dolmen de l' Ille, les dolmens des Pyrénées que l'on appelle balma ou cabana del Moro, les allées couvertes d' Arles qui se nomment magasin des Sarrasins. De plus, dans diverses localités, les Sarrasins passent pour avoir été les maris des fées3.

Il se confirme donc de plus en plus que le nom de sarrasin a été donne par extension à tout ce qui n' était pas chrétien; ce nom était l' équivalent de païen dans V esprit des populations qui avaient souffert des dépradations exercées pendant de longs siècles par des bandes armées. Le terme « sarrasin » a fini par englober l' ensemble des brigands dont les exploits avaient laissé des souvenirs douloureux dans les pays ravages, à des époques bien diverses. Les populations du bassin du Rhône surtout ont longuement mêlé leurs souvenirs à ceux légués par leurs ancêtres, pour charger les Scharaka ( Orientaux ) ou Sarraceni ( lat. être oriental ) de tous les méfaits qu' elles ont subis au cours des siècles*. La dénomination sarrasin chère aux troubadours - qu' ils employaient autant dans le sens de non-chrétien que celui d' étranger - peut s' appliquer fort bien aux pirates nordiques présents alors dans l' espace méditerranéen. N' oublions pas non plus la remarque fort importante de van Gennep qui, dans ses Légendes populaires et chansons de geste de Savoie précise: Dans les chansons de geste de Savoie il faut toujours comprendre Germains sous l' appellation Sarrasins. Eux aussi exprimèrent leur rage surtout contre les couvents, les prêtres et les moines... ils savaient aussi que les églises et couvents contenaient les plus riches trésors5. Selon Brémond, la fortune imprévue qu' eut le mot Sarrasin chez les chrétiens est comparable à celle du mot « Franks » chez les Musulmans et en Orient6.

Le problème des bisses Plusieurs lieux du canton du Valais connaissent des appellations où figure le mot sarrasin. Le Val d' Anniviers n' en est pas dépourvu. C' est ainsi qu' il existe un bisse des Sarrasins encore en exploitation dans les alpages au-dessus d' Ayer. Un autre bisse des Sarrasins presque complètement dis- 1 Dapping: Histoire des expéditions maritimes des Normands, 2 t., Paris, 1836. * Trad. Pierre des païens.

3 Reinach, S.: Cultes, mythes et religions, Paris, 1908, t. III, p. 388.

4 Muller, H.: op. cit ., pp. 6-7. Dans son Etymologisches Wörterbuch der Französischen Sprache, Heidelberg, 1928, E. Gamillscheg précise bien que « sarrasin-heidnisch, heidnische Völker betreffend » ( p. 786 ). Ajoutons que la céréale appelée sarrasin et qu' en allemand on qualifie plus simplement de Schwarzkorn est originaire de Tatarie ou de Russie, mais on peut supposer qu' elle porte ce nom à cause de la pointe noire du grain. Cf. Candolle, Origine des plantes cultivées, Paris, 1883, p. 280. Qu' on n' aille pas chercher là de quoi étayer la thèse du peuplement hunique ou arabe. En effet, le sarrasin apparaît pour la première fois en Europe, plus particulièrement en Allemagne, en 1436, et ne s' est répandu à l' ouest qu' au XVe siècle. Cf. Grand, R.: L' agriculture au Moyen Age de la fin de Y Empire romain au XVIe siècle, Paris, 1950, k t. III, p. 328.

6 Strinholm: op. cit ., p. 88.

8 Op. cit ., p. 72. Cf. aussi note 1, p. 17.

paru, à l' entrée du val, conduisait les eaux d' écoulement de Vercorin aux champs de Briex, village situé sur un plateau dominant Chippis ( on a longtemps prétendu par erreur que ce bisse prenait son origine à Vissoie, dans la Navisance, et passait par Pinsec avant d' atteindre Briex ). Dans son étude d' ensemble sur les divers bisses de la commune de Vercorin, le professeur Sven Stelling-Michaud précise au sujet du bisse des Sarrasins1: Si les habitants l' ont appelé bisse des Sarrasins, c' est sans doute à la fois à cause de son ancienneté- on donnait le nom de « sarrasin » et « païen » à tout ce qui est ancien - et à cause de l' aspect quelque peu terrifiant de sa construction. On prétendait qu' il avait été construit par les Sarrasins dont les incursions en Valais se placent au Xe siècle. Plusieurs légendes se sont formées au sujet du bisse des Sarrasins et en rendent l' histoire mystérieuse. Ce bisse date très certainement du XIVe siècle au plus tôt, probablement du XVe ou du XVIe siècle. On comprend que cette conduite, enchâssée dans une haute paroi d' accès difficile, ait frappé les imaginations. Le grave accident qui, au début du siècle dernier, coûta la vie à plusieurs personnes occupées à réparer le bisse, accident qui provoqua l' abandon de la canalisation, a certainement frappé bien des esprits, et il est probable que certaines légendes ont une origine assez récente. Que d' affirmations erronées n' a pas lues au sujet de ce bisse! Ainsi, par exemple, dans son recueil de légendes d' Anniviers, O. de Chastonay2, introduisant une légende qui traite du bisse des Sarrasins, précise: Ce bisse est ainsi nommé parce que l'on prétend qu' il a été construit par les Sarrasins ( Huns ), premiers habitants du val d' Anniviers.

Dans l' opinion publique, les bisses sont un héritage sarrasin. Je connais même des professeurs d' Ecoles supérieures qui répandent cette idée parmi leurs disciples. Certes, autrefois déjà les Arabes étaient passés maîtres dans la technique de l' irrigation, mais on n' a pas le droit, lors de cours traitant des huertas espagnoles, de prétendre que nos canaux d' irrigation dans les Alpes valaisannes sont d' origine africaine ou ibérique. Il n' y a d' ailleurs aucune ressemblance entre les canalisations conçues par les Arabes et les bisses valaisans: les moyens d' irrigation des Arabes et des Espagnols du Levante sont presque toujours des canaux de plaine.

L' économiste et agronome E. Dumont n' a pas hésité à adopter la thèse sarrasine, parfois avec des raisonnements surprenants3. Commençant - en évoquant Erasme Zufferey - par insister sur l' empreinte sarrasine et en prenant position pour elle, il précise que les Sarrasins ont conquis le pays, puis il ajoute, en note, que la tradition orale des vallées voisines prétend que les Anniviards à la peau plus foncée qu' ailleurs descendent des Sarrasins: ce qui contribuerait peut-être à expliquer la persistance du pastoralisme. Notons aussi que le Val constitue un îlot linguistique: l' idiome provençal diffère de celui des autres vallées. Voilà une façon de raisonner surprenante. Mais cela se gâte davantage lorsqu' il évoque le problème de l' irrigation: comme la huer ta de Valence, en Espagne, où subsiste encore le droit d' eau coutumier sarrasin, et comme à Saint-Nicolas, le droit d' eau est ici attaché à la terre et la suit dans toutes ses aliénations. Cela n' est pas vrai en val d' Hérens, où l' eau est souvent vendue à part. Et d' ajouter ensuite que les tours d' eau réglés comme chez les Sarrasins s' étendent de cinq heures à vingt et une heure. Fort curieusement, lorsque Dumont évoque l' irrigation à Saint-Chaffrey ( Briançonnais ), créé en 1360 - alors que Vissoie date de 1230, il ne parle pas des Sarrasins, bien que l' arrosage y remonte également au-delà du XIIIe siècle.

Bisse, pour certains, correspond au celte bedumi, pour d' autres, plus nombreux, au Be « allemand et a ainsi pour sens lit de cours d' eau. En fait, il semble bien qu' il faille voir là simplement une variante phonétique du français bief, qui vient du germanique bed. Au XIIIe siècle, le mot s' écrit bez ou 1 Vercorin, une commune valaisanne au Moyen Age. 1 ) Les bisses de Vercorin, Chalais et Réchy, Valésia, Sion, 1956, p. 21.

2 Les légendes de Vercorin, Archives suisses des traditions populaires, Bâle, 1910, n° 1, p. 18, légende n° 15. s Op. cit ., pp. 294-301.

4 Eichenberger, E.: Beitrag zur Terminologie der Walliser « bisses », thèse, Zurich, 1940, p. 19.

15 Les Alpes - 1966 - Die Alpen225 beiz1. Ceux qui prétendent que les Arabes ont introduit les bisses en Valais ne seront pas satisfaits de cette étymologie, car une chose arabe ne saurait porter un nom germanique2. Mais ce n' est pas non plus parce que la racine du mot serait germanique qu' on doit forcément attribuer les bisses à n' im quels Germains. La question de savoir s' il s' agit des premiers occupants des vallées valaisannes ou des Burgondes, plus tardifs, n' a pas encore reçu de réponse.

Souvent on a fait appel à une éventuelle origine romaine des bisses. Cette hypothèse est aussi fausse que la sarrasine. Il est en effet peu probable que les Romains aient entrepris une colonisation économique des hautes vallées; leur occupation du Valais fut surtout militaire. Ecoutons cependant un des tenants de la thèse de l' origine romaine: Les premiers travaux d' irrigation remontent pro-bablemen t aux Romains, comme semblen t l' indiquer quelques noms et plusieurs restes d' anciens canaux dont le mode de construction trahit l' origine ancienne. Ensuite de la dépopulation et de l' abandon du pays, principalement à l' époque des incursions des Sarrasins et des Huns, les canaux tombèrent en ruines et ne furent rétablis que plus tard, quand, sous la domination des empereurs allemande et sous l' influence des colonies allemandes, le pays recouvra le repos et commença à prospérer. Ce fut surtout depuis le Xe siècle, après l' expulsion des Sarrasins, que les vallées secondaires du Rhône et leurs pentes se repeuplèrent et furent de nouveau arrosées3. Ce qui est intéressant ici, c' est la remarque de la dégradation du système d' irrigation précisément pendant la période qui aurait vu s' établir les prétendus Sarrasins ou Huns. Si l'on connaît les bisses par un texte de l' évêque Guichard Tavelli ( 1342 à 1387 ), on sait que ce sont ses successeurs, Jost de Silenen et le cardinal Schiner qui ont promulgué des ordonnances réglant sévèrement l' usage des canaux4. Qu' ils se soient éventuellement inspirés des techniques du Levante espagnol, je n' en sais rien; du moins cela reste-il encore à prouver. De toute manière, pour ce qui est des bisses eux-mêmes, il est plus que probable que la plupart d' entre eux, tels qu' ils existent aujourd'hui, ne datent que du XIXe siècle6. De sorte que ni le Heidenkanal de la région de Viège, ni les bisses des Sarrasins ne peuvent honnêtement être attribués aux Arabes, soit que leur construction date d' avant l' époque des intrusions sarrasines, soit qu' elle ait été effectuée après6.

La « race » sarrasine Ce tour d' horizon n' a pas la prétention de conclure définitivement: les moyens d' investigation dont je dispose ne m' y autorisent pas. Il faudrait, en plus d' une étude géographique et historique, une vaste enquête anthropométrique au Val d' Anniviers et également ailleurs dans les Alpes. Cependant, il devient de plus en plus certain que les prétendus Sarrasins n' ont qu' une faible parenté avec les Arabes. Même s' il est encore trop tôt pour se rallier à l' opinion de ceux qui ne voient dans les 1 Meyer, L.: Das Turtmannthal, Jahrbuch des Schweizer Alpenclubs, Berne, 1924.

2 Gauchat, L.: Etymologies, Bulletin du Glossaire des Patois de Suisse romande, Berne, 1909, pp. 13-14. Cf. aussi Vauthier, A.: Au pays des bisses, Lausanne, 1942, p. 19.

8 Wolf, F. O.:op. cit ., p. 331.

iIbid, p. 331. Dans les documents du XIIe siècle, on ne dit pas s' il s' agit de cours naturels ou artificiels, cf. Niederer, A.: Gemeinwerk im Wallis, thèse, Zurich, 1956, p. 23, et Eichenberger, E., op. cit.

6 Lehmann, L.: L' irrigation dans le Valais, Revue de géographie annuelle, t. VI, fase. II. Paris, 1912, p. 34; cet ouvrage ne traite pas spécialement du val d' Anniviers.

Mariétan, I.: Les Bisses, la lutte pour l' eau en Valais, Neuchâtel, 1948, p. 5: « La lutte pour l' eau, en Valais, a débuté avec les premiers habitants qui connaissaient les animaux domestiques et les plantes cultivées, elle a évolué constamment au cours des siècles... ». Früh, dans sa Géographie de la Suisse, t. II, abonde dans le même sens. Signalons le pipe-line fort ingénieux qui approvisionne en eau le village de Niouc. Après avoir appartenu à Chandolin, ce hameau fut adjoint à la commune de St-Luc. S' ensuivit un conflit et Niouc fut privé d' eau par les gens de Chandolin. Les habitants de St-Luc et de Niouc décidèrent alors de capter une source à Soussillon et de transporter l' eau par-dessus la Combe des Pontis jusqu' à Niouc ( plus de 300 m sur l' abîme ). Rivé à un câble, le pipe-line en matière souple et protégé par une enveloppe de zinc, débite près de 10000 litres par heure, assez pour les besoins des habitants, du bétail, des champs.

Sarrasins que des envahisseurs nordiques, on ne se trompe pas en refusant carrément d' accorder une synonymie à sarrasin et arabe. Des voix s' élèveront pour prétendre que la physionomie des Anniviards, des Saviésans, prouve leur appartenance à une branche sémitique; seuls les ignorants hasardent une telle opinion. Avant le Xe siècle, bien des peuplades à peau basanée, différentes des Celtes, des Nordiques, ont pu, par bandes, pénétrer dans les régions reculées de notre pays. C' est ainsi que l'on met en avant l' hypothèse très tentante que l' origine des Anniviards et autres Sarrasins de nos Alpes remonterait éventuellement aux familles vagabondes qui, dès l' âge du bronze, firent la navette de la Méditerranée orientale, peut-être même de l' Inde, jusqu' en Espagne ( tziganes, Juifs, Syriens ). De temps en temps une famille s' est fixée dans un village pour y exercer son industrie, d' où l' introduction de types humains très bruns, brachycéphales, qui ont très bien pu se mêler à des éléments illyriens1. Comme on le constate, bien des doutes planent encore. Si des bandes de pillards africains 1 Muller, H.: op. cit ., p. 4. Selon A. Dumont, Uchizy - Une colonie de Sarrazins en Bourgogne, Bulletin de la Société d' Anthropologie de Paris, Paris, 1894, p. 449, dans cette localité, située sur la rive est de la Saône, on rencontre une population aux coutumes bizarres. Certains parlent d' individus de type basané. Décrivant une de ces personnes, Dumont dit: « Il n' avait rien d' arabe, mais reproduisait très exactement la physionomie des tziganes espagnols... Ne pourrait-on admettre que quelques familles de ces nomades se seraient fixées anciennement à Uchizy et auraient communiqué aux autres habitants les singularités qui ont frappé les historiens ?» Faut-il rappeler la présence de descendants d' Espagnols en Franche-Comté? En Savoie - Dürr prétend même ailleurs -, « sarrasin se prononce « Sarajhin » et signifie « bon à rien ou gitan »; une grotte aux Sarrasins n' est donc rien d' autre qu' un refuge de vagabonds. Des Anniviards que j' ai interrogés m' ont assuré que la prononciation anniviarde « saradjin » se retrouve chez les Arabes du Maghreb. Même si l' analogie est frappante, elle ne permet pas de tirer des conclusions. N' oublions pas qu' au Val d' Anniviers la lettre « s » se prononce « tz »; ainsi, Zinal devient Tsinal ( c' est même de cette manière que s' est transformé le « canalem » latin pour donner Zinal ), selon Brückner: Schweizer Ortsnamen Kunde, Einführung, Bale, 1945, p. 159. Au sujet du nom de famille « Sarrasin, zin », L. Larchey: Dictionnaire des noms, Paris 1880, p. 429, précise: « une origine sarrasine n' est pas toujours indiquée par ce nom, car il a été celui d' un saint. On donnait aussi le nom de sarrasin à tous les bohémiens nomades ( oil ) ». La coutume savoyarde est encore confirmée par J. Galiffe, Genève historique et archéologique, Genève, 1869, pp. 50-51: « on prétend retrouver les traces de ces populations entre autres dans les vallées d' Anniviers et de Viège: ce qui est certain, c' est que le nom de Sarrasin se rencontre fréquemment dans la topographie de nos contrées; il est vrai qu' il fut appliqué ensuite aux bohémiens ».

Montandon, F.: dans son Etude de toponymie alpine, Globe, Genève, 1929, pp. 18-19, montre comme la toponymie présente fréquemment des tours de prestidigitation dont le mot sarrasin n' est pas exempt: « Près de Montélimar se trouve une eminence sur laquelle était bâti un château du nom de Chastel Sarras, en 1374. Le radical sar- ainsi que sa variante ser-, ont donne un grand nombre de montagnes et de châteaux bâtis sur des hauteurs. Parmi ces derniers, il suffit de citer le château de la Sarraz entre Yverdon et Lausanne. Or, en cette même année 1374, on remarque déjà un timide essai « d' embellissement »: au lieu de Chastel Sarras, on écrit, dans un document: Chastel Sarazi. Une nouvelle lettre de plus ne coûte guère, et l'on trouve en 1500: Castrum Sarrasin. Enfin, onze ans plus tard, les scribes sont arrivés à leurs fins: ils n' hésitent plus à écrire castrum Sarraseni, qui fut bien entendu retraduit dans les plans cadastraux du XIX° siècle, par Château des Sarrasins » Cf. Dictionnaire topographique de la Drame, J. Brun-Durand, Paris, 1891, p.373.

Ecoutons aussi le texte suivant que j' ai relevé dans les Registres du Conseil de Genève ( Société d' histoire et d' archéo, t. VII, p. 415 ) où l'on note, au mardi avant-dernier de mai 1572: « Sarraseni mala infinita infra civitatis limites fascientes expellantur et a civitate bampanitur ». Il va de soi qu' il faut entendre ici: vagabonds, bohémiens, et non pas Arabes! Qui en douterait?

Le nom de famille Sarrasin est connu depuis le XIVe siècle en France: Saracenus, Sarasin, Sarazenius, selon Jöcher, G.J.: Allgemeines Gelehrten Lexikon, Leipzig, 1751. En Suisse nous trouvons des gens nommés Sarrasin à Genève ( immigrés de Bourgogne avant 1800 ), et à Bâle ( originaires de Lorraine, avant 1800 ), à Zurich depuis 1901 ( selon Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, op. cit ., p. 719 ), à St-Maurice et à Genève ( au XIXe siècle ), des Saratz à Pontresina ( avant 1800 ), des Sarrasin à Bovernier et Orsières ( avant 1800 ), cf. Les noms de familles suisses. Société suisse d' études généalogiques, Zurich, 1930.

Selon A. Dauzat: Les noms de famille de France, Paris, 1945, p. 186, « Sarrasin a garde la valeur ethnique tandis que Maure l' a perdue de bonne heure en France pour devenir métaphorique ». Si cela s' avérait exact, il faudrait admettre que les Sarasin de Bovernier et Orsières sont des descendants des anciens envahisseurs. Mais encore une fois, il est bien peu probable que ces envahisseurs aient tous été arabes.

Au sujet du nom Maure, W. Coolidge: Josias Simler et les origines de l' alpinisme jusqu' en 1600, Grenoble, 1904, pp. 51à 56**, signale de nombreux textes avec l' indication: « Maron » = pirate, aventurier. Le sens de « Maron » s' est mué par la suite en = guide, loueur de chevaux, porteur. Coolidge signale le mot « marrani » = hommes forts, hardis, courageux, du patois de la Pouille. Actuellement en italien, le mot marrano équivaut au « salaud » français ( id. en espagnol ).

se sont établies chez nous, on peut bien admettre qu' une aventure a pu, par-ci, par-là, laisser quelques traces dans le sang des indigènes. Mais prétendre que quelques rôdeurs étrangers puissent changer du tout au tout les caractères ethniques de nos montagnards est un pas trop grand et trop hasardeux pour que je m' engage à le franchir. Seule une famille peut implanter et perpétuer un type humain dans une région, une bande d' envahisseurs ne peut pas produire le même résultat; d' abord ce ne sont que des hommes, souvent très mêlés - nous savons combien ce mélange peut contenir d' élé arabes - l' absorption de types anthropologiques laissés par eux se fait très rapidement par le milieu indigène, d' autant plus rapidement qu' ils n' ont pas amené de femmes de leur race '. Voici dix siècles que les Sarrasins se sont signalés par leurs méfaits. Leur éventuel apport ethnique se résume à bien peu de chose, puisque seuls des individus mâles isolés ont pu éventuellement s' établir. Près de trente générations nous séparent du quart de siècle pendant lequel on signale quelques incursions païennes en Valais. En trente générations la goutte de sang maure, ou hunique, s' est immanquablement fondue dans la masse autochtone.

D' ailleurs, les Anniviards sont loin d' appartenir tous au même groupe racial. Si le fond de la population est très certainement alpin, on rencontre cependant des individus présentant des caractéristiques morphologiques de nature très diverse dans la vallée, notamment une branche méditerranéenne et de très nombreux éléments nordiques. Dans son enquête anthropométrique de la fin du siècle dernier, effectuée sur 1249 recrues valaisannes, Bedot prouve, entre autres choses, l' unité raciale des Anniviards qui, sur la base des indices céphaliques se rapprocheraient des Deutsch-walliser2. Pour une région limitrophe comme Anniviers, se baser sur quelques dizaines de conscrits est évidemment insuffisant; on a constaté par l' étude des toponymes que le germanique se situe en limite de la vallée, le latin au centre. Sans vouloir généraliser comme Bedot, il faut toutefois reconnaître que l' élément germanique est abondant ( tout en soulignant le danger de la confusion race/ langue ). La poussée des Germains du Haut-Valais se situe vraisemblablement au Xe siècle, donc à la même époque que les invasions sarrasines, ce qui rend encore plus improbable la pénétration arabe dans les vallées du Haut-Rhône. C' était en tous cas bien avant 1200, car à cette époque nous trouvons le Haut-Valais occupé par les Allemands3. Rappelons que Pittard n' a pas trouvé chez ces Germains des caractères anthropologiques typiquement nordiques ( sur la base du matériel recueilli dans les ossuaires ); ces Germains n' auraient fait qu' apporter une civilisation germanique4. Cela me confirme dans l' idée que ces Germains n' ont guère de caractéristiques physiques des Scandinaves, comme c' était d' ailleurs le cas des Francs.

La carte linguistique actuelle montre que la limite germano-latine passe par la crête orientale du Val d' Anniviers, près de Chandolin, au bord de l' Illgraben. On sait que durant la seconde moitié du Moyen Age les habitants de langue germanique de la Vallée de Loèche possédaient des pâturages au-dessus de Chandolin, étant ainsi en contact étroit avec les Anniviards, Chandolin constituant même un mayen de Loèche; à en croire la légende, les Chandolinards gagnaient la plaine en passant directement par l' alpage de Ponchette ( côté nord ) pour aboutir à la Forêt de Finges sans passer par le Vallon de la Navisance. Ce chemin était appelé le Chemin des Morts parce qu' on transportait par là les défunts à Loèche où se trouvait l' église5. Il est vrai qu' à Chandolin plus qu' ailleurs peut&tre, on rencontre des personnes rappelant le type nordique; mais ne l' oublions pas, nous sommes en bordure est de la vallée.

1 Muller, H.: op. cit ., p. 5.

1 Bedot, M., Notes d' Anthropologie sur le Valais, Bulletin de la Société d' Anthropologie de Paris, t. IX, 1898. Les travaux récents de Schlaginhaufen sont inutilisables, car ils donnent des moyennes cantonales. " Tappolet, E.: op. cit ., p. 13. * Crânes valaisans, Genève, 1901. 6 Gyr, W.: op. cit ., p. XXVII.

Conclusion De la mort de Lothaire, en 855, jusqu' à la victoire d' Otton Ier sur les Hongrois, en 955, l' Europe occidentale est en pleine décomposition. Les désordres augmentent encore lorsqu' en 911 meurt Louis l' Enfant, dernier des Carolingiens, et que l' Empire reste sans titulaire. C' est pendant cette période troublée que naît - et que déclinera - le Royaume de Bourgogne ( 888-1032 ) qui se trouve situé au centre des événements relatés dans cette étude. Dans ce Royaume si mal conforme, à travers la nébulosité des IXe et Xe siècles, la féodalité se constitue, agissante et jalouse, avide d' obtenir de la faiblesse du monarque toujours de nouvelles terres et immunités, dont la cession démantèle et réduit à une part infime le domaine royal. Que dire des invasions sarrasines et hongroises venant apporter alors dans la région alpine un élément extérieur de complication? On est bien revenu maintenant des amplifications romantiques attribuant aux Maures dans certaines vallées de Savoie, la Tarentaise et la Maurienne en particulier, tant d' influence au triple point de vue ethnique, linguistique et archéologique. Les razzias opérées par eux depuis leur base provençale jusqu' au niveau des hauts passages ( Cenis et Grand Saint-Bernard ), postes propices au rançonnement des caravanes de voyageurs et de pèlerins, ont certes fait régner, chez les populations menacées, une terreur justifiée, mais il n' en est guère resté d' autres traces que cette « légende sarrasine » forgée après coup, inspiratrice de trop nombreux travaux aux fondements historiques à peu près nuls1.

Quelque étendue qu' ait été l' aire de dévastation des Huns, des Hongrois, Normands et autres Sarrasins, quelque ruineux que furent leurs ravages, notamment dans la zone alpine, une bonne part de leurs exactions sont le fait des relations exagérées et légendaires2 germées dans l' imagination des chroniqueurs et conteurs du Moyen Age et reprises par certains auteurs romantiques. Pour les observateurs des IXe et Xe siècles - au même titre que pour ceux de la fin de l' Empire romain l' infiltration de quelques bandes armées était un phénomène plus frappant que celui de la détérioration de l' ordre ancien. L' éclatement des deux empires a ouvert des brèches par lesquelles s' est introduit le Barbare. Plutôt que de rendre responsable de la décadence des Grands d' alors, on chargea les quelques intrus de tous les maux, cela d' autant plus volontiers qu' ils étaient païens. Il ne fait plus de doute aujourd'hui que la légende de l' origine hunique ou sarrasine de certaines populations des Alpes doive être attribuée à l' influence qu' exerçaient au Moyen Age les romans de chevalerie3. Le souvenir de ces Mongols, de ces Arabes, de ces Berbères passa à la tradition pour être transmis de génération en génération, toujours plus travesti de mythes et de légendes que les romanciers et les poètes ont transformé en épopées du peuple, en exploits héroïques*. Faut-il en donner une démonstration récente? La voici sous la plume d' un poète valaisan:

Pareilles à des châtaignes, des jeunes filles sont cloîtrées dans ces bourgades où s' est dissimulée autrefois une goutte de sang maure5.

Point n' est besoin d' insister plus longuement. Nous avons vu que ni les vestiges archéologiques, ni les recherches des linguistes, ni la toponymie, ni l' anthropologie, ni le simple bon sens, ne permettent de prêter foi à la thèse de l' établissement permanent de Huns ou de Sarrasins dans les vallées alpines.

Mais les légendes ont la vie dure, et il faudra du temps avant que la vérité historique soit unanimement admise. Il y a une sorte de snobisme qui consiste, dans certaines régions des Alpes, à se pré- 1 Avezon, R.: Histoire de la Savoie, Paris, 1949, p. 24. " Bousquet, R., et Bourilly, V.L ., op. cit ., p. 39.

8 Reynaud, M.: Invasions des Sarrasins en France, et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse pendant les 8e, 9e et 10e siècles de notre ère, d' après les auteurs chrétiens et mahométans, Paris, 1936, p. 311. 1 Luppi, B.: op. cit ., p. 154. 5 Chappaz M.: op. cit ., p. 40.

tendre descendant qui des Huns, qui des Sarrasins, qui des Bédouins, et d' en tirer satisfaction. Le phénomène est humain et se retrouve partout: se distinguer de son voisin, avoir quelque chose de différent. Quelque chose de plus, évidemment. Ce trait du caractère humain, cette tendance à succomber à certains mythes - inoffensifs pour Anniviers, Savièse, Isérables - ont cependant conduit, ailleurs, à des excès dont l' histoire contemporaine porte abondamment témoignage.

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