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Le Pic de Ténériffe

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par René Naville.

Dominant la mer de ses 3800 mètres d' altitude, le Teyde, géant surgi du fond de l' Océan, attire invinciblement le voyageur qui a abordé sur les côtes de Ténériffe. Par ciel clair on aperçoit un léger panache de fumée qui s' échappe du cône de ce volcan, l' un des plus élevés de l' Europe.

Puerto de la Cruz est un petit village situé sur le versant occidental de l' île. C' est de là, peut-être, que le Teyde apparaît avec le plus de majesté. Comme une obsession, blanc en hiver, gris en été, il se dresse au-dessus des palmeraies par delà les plantations vertes des bananiers qui s' étagent tout le long des côtes. Arrivé à Puerto par un jour ensoleillé du mois d' août, je m' étais enquis des moyens de parvenir sur le « pico ». Toutefois, les gens du pays auxquels j' essayais d' adresser des questions précises ne parurent guère s' intéresser outre mesure à ces projets. Les uns restaient silencieux et les autres, secouant la tête d' un air las, se contentaient de répéter: ahora Senior, mucho calor! On est en effet en plein été et une chaleur qui par ciel découvert devenait torride cuisait les plages de sable noir du petit port canarien.

Un jeune Allemand, que je finis par découvrir, me procura, en fin de compte, les précisions nécessaires pour me permettre d' entreprendre cette excursion. Un coup de téléphone à Orotava, le village principal de la vallée qui porte le même nom, et j' obtins, sans trop de peine, les muletiers indispensables pour guider notre caravane, composée de deux jeunes Allemandes, d' un compatriote, le Dr Rœssinger, professeur de géologie, de La Chaux-de-Fonds, et de moi-même. Et c' est ainsi que, munis de couvertures, de provisions pour deux jours et de nombreuses bouteilles emplies de la précieuse « agua », nous prîmes place un beau matin d' août dans la « guagua » qui fait le service entre Puerto et Orotava. Une parenthèse pour expliquer ici que la « guagua » tire son nom d' un animal agile fréquentant, paraît-il, le désert du Sahara. C' est le terme générique appliqué aux autobus qui parcourent l' île en tout sens. La « guagua » présente cet avantage ou ce désavantage de s' arrêter entre les « fijas » ( arrêts ) prévus, à la demande de tout voyageur dont la tête revient au conducteur. De sorte qu' il arrive souvent qu' une « guagua » sur une route fréquentée n' avance plus que par bonds successifs de 20 mètres. Malgré cela cependant, elle arrive toujours à destination avec une exactitude stupéfiante à l' heure prévue par l' horaire. Le voyageur ferait donc une grande erreur, s' il voulait spéculer sur le retard d' un de ces véhicules. Même s' il se trouve à la station avec trois minutes d' avance, il risquerait fort d' en être réduit à attendre le prochain transport, qui a lieu Dieu sait quand. Je dois même avouer que cette exactitude parfois m' a paru presque suspecte. Je me souviens entre autres d' un jour où, ayant échoué dans un petit village perdu, sur la côte, il me fut affirmé que j' avais une heure pour le visiter et qu' à 12 h. 10 une « guagua » repartirait en sens contraire. A 12 h. 09 je me trouvais à la station, mais, comme par hasard, la « guagua » était partie ce jour-là à 12 h. 08 et, coïncidence extraordinaire, la dite station se trouvait être en même temps une auberge, où, sous l' œil compatissant de l' aubergiste, chef de station, je me vis contraint à m' attabler et à débourser force pesetas, ayant plus d' une heure à perdre!

Mais tout cela n' est qu' une petite parenthèse pour donner quelques éclaircissements sur les moyens de transport dans un pays qui est, somme toute, fort évolué, puisqu' il a sans autre supprimé le stade des chemins de fer.

Orotava est un charmant village sis à 300 mètres d' altitude au milieu d' une vallée florescente, fleurie d' hibiscus, de liserons bleus et de lauriers-roses. Là, les muletiers, de solides gaillards, chaussés d' espadrilles, nous attendaient déjà avec deux bêtes de trait pour les dames et une autre pour le bagage.

Ainsi, nous avons bientôt quitté Orotava pour atteindre un petit chemin pavé qui longe en grimpant des jardins fleuris et des maisons aux toits de chaume. Des enfants bronzés et quasi nus sont sur le pas des portes et nous regardent passer, cependant que les indigènes arrêtent sur nous des regards empreints d' une indéfinissable ironie. Leurs « buenos » résonnent toutefois franc et net, accompagnés aussitôt de l' exclamation: « Mucho calor, señior », suivi d' un immense éclat de rire. « Mucho calor, » sempiternel refrain, qui n' a cessé de nous accompagner depuis notre départ de Barcelone!

Derrière nous nous avons laissé les bananiers qui verdissent les côtes; les cocotiers, les hibiscus ont fait place aux eucalyptus et aux châtaigniers; la brume qui nous enveloppait se dissolvant lentement laisse entrevoir l' azur du ciel et soudain nous voici dans la lumière, une lumière intense, merveilleuse, qui fait rutiler les branches odoriférantes des derniers eucalyptus... Et derrière nous, l' Atlantique disparaît dans une mer de nuages qui s' étend opaque et blonde à nos pieds.

Le « pico » apparaît là-bas, surgi de derrière une crête rocailleuse; le terrain est devenu pierreux à l' extrême; çà et là apparaissent des tas de ponces grises et les conifères répandent leur âcre parfum dans l' air surchauffé. Le chemin suit les « barancos » ( torrents desséchés ) et atteint bientôt la région des steppes, région déserte et brûlée où croissent seules parmi les sables et les déjections volcaniques des bruyères en buissons serrés et enchevêtrés. Ainsi, l'on va des heures durant sous un ciel de plus en plus torride et dans une lumière dont l' éclat devient insupportable. Puis, vers les 2000 mètres, l'on atteint le sommet de la crête qui nous dissimulait la vue du Teyde. Ici, l'on rejoint cette route magnifique qu' a fait construire Primo de Rivera et qui, inachevée encore, doit atteindre la base même du cône.

Cet ouvrage, élaboré dans ces îles lointaines, permet de mesurer l' effort immense, souvent méconnu, qu' a accompli le dictateur espagnol dans le domaine du développement des voies de communication. Primo de Rivera, on ne saurait trop le répéter, a beaucoup contribué au progrès économique et touristique des Iles Canaries.

C' est à cette altitude que l'on atteint le lieu dit « los Portillos », l' entrée des « Cañadas ». Les « Cañadas » ( joncs ) ont donné leur nom à cette cuvette immense qui s' évase devant nous. Ici se développe en effet l' ancien cratère de 50 km. de tour, le plus vaste du monde et au milieu duquel, pareil à un pain de sucre, se dresse le Teyde. C' est là que prend naissance une région que l'on pourrait qualifier de désertique ou saharienne. Dans ce vaste cirque, tapissé de sable jaune, les « retamas » élèvent leurs éventails verdoyants. La « retama », seule plante que l'on rencontre à cette altitude, est une sorte de bruyère qui croît, dit-on, dans cette région uniquement. Un oiseau d' une espèce très rare vit de ses graines; elle abrite également un certain genre d' araignée et d' escargot que l'on ne rencontre nulle part ailleurs. Nous nous sommes arrêtés au seuil de ce cratère immense pour faire un rapide lunch. En vain chercherait-on une étendue d' ombre; partout autour de nous ce n' est qu' un miroitement de pierres qui brillent au soleil, pareilles à du verre. Nous campons donc parmi les lapilis, les ponces brûlantes qui jonchent le sol. Une soif terrible nous dessèche la gorge et nous goûtons avec une véritable volupté à l' eau qui emplit les bouteilles que nous avons pris soin d' em. Quelques tomates crues et des conserves constituent tout notre repas. Nos muletiers, eux, se sustentent avec encore plus de frugalité. Toute leur alimentation se compose en effet de cette pâtée noirâtre, mixture de farine torréfiée et qu' on appelle « gofio ». C' était autrefois la nourriture des anciens Guanches et les indigènes continuent de nos jours à s' alimenter de cette substance. Le repas terminé, notre caravane se remet en marche et gagne le fond du grand cratère. Sur le sable jaunâtre se dressent de temps à autre de petits volcans surgis au cours des temps dans la cuvette initiale. Le rayonnement du soleil devient si intense que nous sommes obligés de nous protéger soigneusement les moindres parties du corps afin d' éviter de terribles brûlures. Un morne silence règne dans le cirque désert où aucun être vivant ne saurait subsister. Et, au milieu de ce chaos de laves refroidies, manifestation d' un des plus terrifiants cataclysmes de la nature, se dresse le cône du Teyde marqué sur ses côtés de deux longues coulées d' un noir de jais. Ce n' est qu' après quatre heures de marche dans ce désert surchauffé que nous atteignons la base du cône qui est flanqué de cet étrange monticule de ponces, la montagne du blé « el Monte del Trigo ».

Il va falloir gravir maintenant en zigzag une pente aride semée d' éboulis et de scories coupantes. Lentement nous nous élevons et atteignons vers les 7 heures le petit replat dit « la Rambleta » où se dresse une sorte de cabane « la casa de los Ingleses », terme de notre première étape. Les mules sont dételées et nous prenons nos quartiers de nuit dans une salle très simple où sont disposées quelques paillasses. Les muletiers sont allés chercher dans une grotte située pas bien loin de là une eau glacée qu' ils nous offrent dans des récipients de fortune. Après les terribles chaleurs de la journée, c' est une volupté profonde que de goûter à ce liquide restant des neiges hibernales qui se trouve conservé dans quelque excavation parmi les roches dévastées par le feu.

Le soir tombe lentement, des ombres violettes, bleues et mauves envahissent peu à peu le fond du cratère qui développe sa demi-sphère à nos pieds. Les crêtes de ce vaste cirque incendié des dernières lueurs du couchant surgissent comme une coupe géante de l' océan de brouillard qui, à perte de vue, étend son moutonnement opalescent. Et sur cette plaine qui se confond avec le ciel, le Teyde projette son ombre pyramidale, légèrement bleuâtre et grandissante de minute en minute. Elle s' allongera indéfiniment avant de s' éva jusqu' à atteindre 40 km. de côté. Puis la nuit descend brusquement et avec elle un froid glacial qui imprègne les hommes et les choses. Sur le rebord du grand cratère on aperçoit le scintillement d' un feu. C' est l' obser établi en ce lieu qui signale sa présence. Notre sommeil sera court et, d' ailleurs, entrecoupé de nombreux intermèdes. Nous logeons, en effet, dans la même pièce que les muletiers qui, en proie à je ne sais quels rêves, agités, lâchent des jurons et des imprécations qui résonnent doublement dans le silence stellaire qui nous environne; ce sont des râclements, des grognements et parfois de soudains jets de salive qui ne sont pas sans inquiéter mon voisin dont les souliers paraissent être placés dans une zone quasi dangereuse. De somme en somme, tant bien que mal, l'on atteint les 3 heures du matin. Nous sautons rapidement hors de notre couche et, munis d' un falot de fortune, nous nous engageons dans le sentier qui, parmi les roches glissantes, nous conduit au sommet du cône. Un froid piquant est tombé d' un ciel d' une transparence étonnante. Autour de nous, c' est un tumulte de roches noirâtres qui évoquent je ne sais quel paysage lunaire.

Après une heure de marche pénible, nous atteignons la véritable base du cône dont nous ascensionnons les pentes. Un vent froid s' est mis à souffler venant de l' Océan, nous apportant des bouffées de vapeurs sulfureuses qui irritent désagréablement le fond de la gorge. Et puis, soudain, nous voici sur le sommet du cône qui se découvre à nous comme une sorte de cuvette d' une centaine de mètres de diamètre, du fond de laquelle s' échappent des émanations de gaz divers. Le vent est si violent à cette altitude que nous sommes contraints de nous agripper aux roches souvent brûlantes qui se trouvent à portée de notre main, pour ne pas perdre l' équilibre. Mais bientôt nos regards s' arrêtent sur le plus prodigieux spectacle qu' il soit donné de voir.

Très bas, au-dessous de nous, se développe le cratère initial encore empli de ténèbres; un peu plus loin le Pico Vejio, le plus ancien volcan de l' île, ouvre une gueule béante et irrégulière; et là, à quelques mètres, s' étendent des nappes d' un blanc éblouissant pareilles à de la neige, ce sont des dépôts de soufre. Au ciel s' éteignent les dernières étoiles, cependant qu' à nos pieds la mer de nuages recouvrant l' Océan à perte de vue s' irise de tons et de nuances passant du bleu au mauve et à l' argent. A la limite de l' horizon, vers l' orient, une traînée de sang s' allonge comme une blessure et bientôt le disque solaire apparaîtra frappant de ses rayons les flancs du Teyde dont l' ombre se projette soudain sur la nappe de nuées figées au-dessous de nous. Ci et là s' éclairent les sommets des îles voisines, Gomera, Hierro, etc. Ainsi suspendus entre le ciel et la terre et dans le voisinage même de ce feu souterrain qui souleva le géant du fond des flots, l'on comprend le saint respect qu' ont éprouvé depuis des siècles les Canariens à l' égard du Teyde qui pour eux est la véritable personnification d' une divinité redoutée.

Nous voici donc parvenus sur le sommet de ce volcan fameux sur lequel des astronomes, des géologues, des botanistes, des physiciens célèbres firent des observations remarquables. De La Pérouse, Léopold de Buch et Alexandre d' Humboldt ont immortalisé le nom du Teyde et de ces îles en cherchant à percer le mystère de leurs origines. Rappelons ici que les « anciens » voyaient dans les Canaries les restes visibles de ce continent légendaire, l' Atlantide, dont les fragments doivent relier sous les flots de l' Océan la côte d' Afrique et celle du nouveau monde. Léopold de Buch considère les Canaries comme un groupe d' îles qui ont été isolément soulevées du fond de la mer par une force qui a brisé les couches de basalte et de conglomérat. Le Teyde, selon lui, serait le volcan central des îles autour duquel se coordonnent tous les autres phénomènes volcaniques. Humboldt, de son côté, suppose que les îles, sans avoir été formées par des volcans, pourraient bien être les restes d' une montagne submergée appartenant à un système primitif ou à l' ex occidentale de l' Atlas. Signalons enfin que récemment des savants allemands, à la suite de sondages faits avec l' ultrason, auraient établi que les Canaries comme l' Islande font partie d' une chaîne descendant tout le long de l' Atlantique.

Quelles que soient les théories qui tentent de pénétrer son mystère, le Teyde se dresse immuable, menaçant encore malgré son calme apparent. Personne n' a oublié là-bas l' éruption latérale qui s' est manifestée en 1909 et a causé quelques sérieux dommages. Le Pic apparaît ainsi animé d' une vie ténébreuse, inquiétante. Les anciens « Guanches » juraient par le Teyde. Celui qui manquait à sa parole était voué aux dieux infernaux, à Guayota, le génie du mal qui réside au fond du cratère, démon non moins redouté à Ténériffe que l' ardente « Pele », la déesse des volcans d' Hawaï.

Si la montée sur le pic est rude, la descente ne l' est pas moins. Nos souliers n' existent plus. Ainsi l'on gagne les Cañadas vibrants de lumière et par delà, à travers les éboulis de ponces grises, les versants plantés de genêts et de bruyères. Vers le soir on atteint la région des eucalyptus, des châtaigniers, des lauriers-roses et des bananiers. Et la verdure se referme sur nous, humide et rafraîchissante, jusqu' à la mer tiède d' où le Teyde n' est plus qu' une lointaine silhouette qui se dessine au-dessus des palmeraies.

L' image éblouissante du grand volcan obsédera pendant longtemps encore les pensées et les sommeils du voyageur qui l' a gravi. Et lorsqu' à plusieurs lieues des îles, sur le paquebot qui l' emmène, il laisse errer ses regards sur l' océan désert, bien souvent la vision titanique du cône paraissant surgir des eaux, telle une obsession s' interpose entre ses yeux et l' horizon.

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