Le songe d'un jour de printemps à la montagne | Club Alpin Suisse CAS
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Le songe d'un jour de printemps à la montagne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

à la montagneL

9Par Charles Gos.

Sketch en un acte 1 ).

Décor unique: Le temple de la Nature au Montanvert et la Mer de Glace.

Prologue.

Un lumineux jour de printemps à la montagne. Le promontoire du Montanvert, encore sous la neige, domine la Mer de Glace, elle aussi enneigée. Le ciel est très bleu, le soleil flamboyant. Le calme paysage de blancheur d' où jaillit de partout l' élan des aiguilles, baigne dans une lumière radieuse et un silence solennel.

Ce silence est bientôt trouble par l' irruption d' une caravane de skieurs descendant à la file indienne le glacier et arrivant sans doute du refuge du Requin. Ces skieurs font halte à peu près à la hauteur du Montanvert. Ils s' attendent, se groupent, discutent, déchaussent leurs skis, s' assoient sur des blocs, ouvrent leurs sacs, mangent et, tout en mangeant, entonnent un chant patriotique suisse. Ce sont sans aucun doute des skieurs suisses-romands. Leur chœur, plus ou moins harmonieux, mais en tout cas bruyant, trouble la montagne silencieuse et s' élève en réveillant tous les échos du voisinage.

Dans le petit temple de la Nature, au Montanvert, élevé, comme on sait, à la fin du XVIIIe siècle et consacré à la beauté alpestre, tout est silence aussi. Le silence des choses passées qu' alourdit encore l' assoupissement hivernal. La neige du toit pend en franges jusqu' aux étroites fenêtres qu' elle aveugle en partie. Tout est silence, pénombre et fine odeur de froide humidité et de moisissure. On entend soudain ricocher sur la neige et rebondir dans l' air bleu le chœur déchaîné des skieurs installés au milieu de la Mer de Glace. Alors petit à petit, dans la mi-obscurité du temple, une vague rumeur naît doucement. Chuchotements, frôlements. Des formes vagues apparaissent, se précisent. Des hommes et des femmes. Perruques poudrées et cadenettes se mêlent aux chevelures romantiques; gilets de soie et basques côtoient le costume de laine, robes à panier et crinolines voisinent avec la jupe courte, les souliers à boucles avec les gros souliers à clous. Et bientôt toutes ces ombres, les ombres des voyageurs célèbres qui se succédèrent au Montanvert depuis le commencement du XVIIIe siècle, s' agitent confusément, réveillées par les éclats sonores du chœur des skieurs suisses-romands. Les ombres se mettent à discuter entre elles, reprenant exactement les propos de jadis, les mêmes qui furent énoncés en ce même lieu, quand, montés du Prieuré de Chamouny, ces voyageurs illustres vinrent admirer les « glacières » du terrible « Mont-Tanvert » et s' incliner avec saisissement devant ses « horribles splendeurs ». Le prologue situe exactement l' action: les skieurs sur le glacier; les ombres dans le temple.

Chœur des skieurs suisses-romands: « Salut glaciers su-bli-i-mes... » Gœthe ( dans un calme olympien ): Tandis que j' écris ces lignes, il se passe dans le ciel un magnifique phénomène...

Shelley ( illuminé ) Tu as une voix, ô grande Montagne!

Saint-François de Sales ( sans se laisser distraire, écrivant imperturbablement à Mme de Chantal ): Mon Dieu! ma bonne fille, que vos lettres me consolent... J' ai rencontré Dieu tout plein de douceur et de suavité parmi nos plus hautes et âpres montagnes... Les chevreuils et les chamois couraient ça et là, parmi les effroyables glaces pour annoncer ses louanges.

Mme Vigée-Lebrun: J' étais au désespoir de rester dans ce triste Chamouny qui ne devrait être habité que par les chèvres et les chamois... Je voulus peindre, je saisis mes pastels; hélas! impossible, il n' y avait ni palette, ni couleurs qui pussent rendre ces tons radieux.

Chœur des skieurs suisses-romands: « Vous qui touchez aux deux... » Coxe: Tout ceci à l' air bien terrible!

André Chénier: Le voyageur s' étonne. Auprès des rocs d' âge en âge, entassée en flots Apres et durs, brille une mer glacée; il entend retenir la voix du précipice.Voix de Voltaire ( dans le lointain ): O cette Savoie, couronnée des Alpes...

Le Grand Turc n' a pas une plus belle vue, mais le Grand Turc est jeune et vigoureux et a autant de filles qu' il veut! Théophile Gautier: Vue admirable, étonnante, apocalyptique, au-dessus du rêve... Florian: Tout cela m' a frappé de terreur et pénétré de tristesse. En regardant ces belles horreurs, j' ai remercié l' Etre tout-puissant. Chœur des skieurs suisses-romands: « Nous gravissons vos ci-i-mes avec un cœur joyeux... » Chateaubriand ( sarcastique ): Plat à Dieu qu' il en fût ainsi! Qu' il serait doux de pouvoir se délivrer de ses maux en s' élevant à quelques toises au-dessus de la terre! Moore: J' allais courir le risque de m' envoler en pleine poésie lorsque, me rappelant l' histoire d' Icare, je jugeai plus prudent de ne pas me her à mes ailes de cire. Addison: Mais les Alpes forment les plus irrégulières et les plus lamentables scènes qui soient au monde! Horace-Benedict de Saussure: Comment faire passer dans votre âme cette impression mêlée d' admiration et de terreur qu' inspirent ces immenses amas de glaces surmontés de ces rochers pyramidaux plus immenses encore? Mme de Staël: Non, mon cher, vous me le demanderiez dans toutes les langues de l' Europe que je n' irais pas. Chœur des skieurs suisses-romands: « La neige se co-lo-o-re, l' air est pur, l' air est frais... » Fontanes: L' aigle mêle sa voix au fracas du torrent. La Rochefoucauld ( en dehors de la conversation et répondant à une ombre invisible ): Nous eûmes assez chaud, pour être obligés de déboutonner nos redingotes, afin de nous donner de l' air. Wordsworth: Avec un tel livre devant les yeux, nous ne pouvons lire que des leçons de fraternité sincère. Chateaubriand ( ironique ): L' amateur de la solitude qui bayerait aux chimères en gravissant le Montanvert pourrait bien tomber dans quelque puits! Delille: Terrible Montanverts! L' imagination ne laisse dans ces lieux, ou languir la pensée ou reposer les yeux.

Byron ( agressif ): Je suis le génie de ces lieux: je puis faire trembler la montagne, et l' agiter jusque dans sa base caverneuse! ( Se tournant brusque-mentEt toi, que me veux-tu? Alexandre Dumas père ( bon garçon ): Dites donc, mon brave, est-ce qu' il n' y a pas un autre chemin? Chœur des skieurs suisses-romands: « Allons chercher l' au, sur les plus hauts sommets, sur les plus hau-au-auts sommets. » Victor Hugo ( inspiré ): Ne serait-ce point le Cyclope de Virgile assis dans la montagne et les blancheurs vagues de la Mer de Glace les troupeaux qu' il compte pendant qu' ils passent à ses pieds?

Nodier ( sceptique ): Oh! les montagnes qu' habitent vos muses!

Ramond ( méditatif et n' entendant pas les braillards suisses-romands ): Le silence de ces lieux où rien ne vit, où rien ne se meut, où l' âme plane sur l' abîme des temps...

Windham: O Mer de Glace... Lac agité d' une grosse bise et gelé tout d' un coup... Rochers arides et escarpés... Bâtiments d' architecture gothique...

Chênedollé: Mais le Mont Blanc m' appelle à ses glaces antiques.

Byron ( toujours agressif ): Le Mont Blanc est le roi des montagnes.

Michelet ( du tac au tac ): Ou un ermite à capuchon.

Lamartine ( avec sérénité ): S' il monte si haut, c' est pour voir, la nuit, son orageuse image, luire, d lac, sur ton miroir.

Tartarin: Ah! vai, farceur; et la Compagnie!... Le Mont Blanc n' est donc pas aménagé comme les autres?

Chœur des skieurs suisses-romands: « Tra-la-la-la-la-la-la-la-la-la... » Chênedollé: O plaisirs effrayants! Du haut du Mont-Envers, j' admire et frissonne, je reconnais la trace des sentiers où Saussure égarait son audace...

Alexandre Dumas père ( très peu chênedollisant ): ...Au milieu des paratonnerres de la montagne! Au bout d' un instant de cette vue, vous n' êtes plus en France, vous n' êtes plus en Europe, vous êtes dans l' Océan Arctique, au delà du Groenland ou de la Nouvelle Zelande, sur une mer polaire, aux environs de la Baie de Baffin ou du Détroit de Bering.

Mra Radcliffe ( renchérissant ): Il nous semblait marcher sur les ruines du monde, seuls survivants de sa destruction.

Horace-Benedid de Saussure: Pourtant on trouve sur le Montanvert et au bord du glacier plusieurs belles plantes alpines, comme Pedicularis rostrata, Chrysanthemum alpinum, Arenaria grandiflora, Cnicus spinosissimus, Saxifra...

George Sand ( lui coupant la parole; elle est en « homme » et fume un cigare confortable ): Ah! tenez! J' aime mieux cette campanule.

Liszt ( conciliant ): Mais cela est beau parce que cela est complet.

Chœur des skieurs suisses-romands: « La-la-la-la-la-la-la-la-la-la... » Coleridge ( prophétique ): L' étoile du matin semble rester si longtemps sur ton effroyable tête chauve, ô Blancheur souveraine, o terrible Forme!

La comtesse d' Agoult ( élégiaque et lyrique ): Triomphe de l' amour que tu fus en nous complet et magnifique... Remparts de granit, monts inaccessibles que vous dressiez entre le monde et nous comme pour nous dérober à sa vue... Rythmes prenants et doux des sites alpestres qui donniez à notre ivresse d' un jour je ne sais quels accents des choses éternelles!

Michelet ( indigné ): Cessons de profaner les Alpes! N' emportons pas dans la montagne l' esprit grossier de la plaine. Tâchons que ce pèlerinage soit du moins un sursis aux vices, un moment de dignité.

L' impératrice Joséphine ( timidement ): Le cœur seul un instant se repose en ces lieux.

A ce moment, on voit au milieu de la Mer de Glace les skieurs rassembler leurs e f f els, boucler les sacs, les mettre au dos et chausser leurs skis. Quelques skieurs, prêts les premiers, se détachent du groupe et commencent de glisser, ramant sur leurs bâtons.

Bourru ( regardant curieusement ): L'on ne voit pas les hommes se hasarder sur la glacière sans frémir.

Mme de Chateaubriand: Ne sont-ce point là, René, les pâtres et les jeunes filles qui venaient nous offrir du lait et des fraises?

Chateaubriand ( de plus en plus amer ): Misérables montagnards qui se regardent comme en exil et aspirent à descendre dans la vallée, vers leurs méchantes cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l' odeur des fromages et du lait fermenté.

Chœur des skieurs suisses-romands: « Tra-la-la-la-la-la-la-la-la-la... » Bourru ( toujours émerveillé et ne quittant pas des yeux les skieurs ): Ils poursuivent sans doute les chamois par leur agilité, leur hardiesse et leur courage... ( S' animant. ) On les voit gravir ces monts de glace polis comme du verre, les descendre en s' y laissant aller avec rapidité, appuyés sur leurs bâtons... ( S' exaltant. ) Quelle scène magique! Les horreurs des deux pôles réunies!

Horace-Benedict de Saussure ( très calme ): Lorsque je fus là en 1760, je rencontrai le berger: c' étoit alors un vieillard à longue barbe, vêtu de peau de veau avec le poil en dehors; il avoit l' air aussi sauvage que le lieu même qu' il habitoit; il fut très-étonné de voir un étranger, et je crois bien que j' étois le premier dont il eut reçu la visite: j' aurois souhaité qu' il lui restât de cette visite un souvenir agréable; mais il ne désiroit que du tabac, je n' en avois point, et l' argent que je lui donnai ne parut lui faire aucun plaisir.

Chœur des skieurs suisses-romands ( la file indienne s' est reformée et les skieurs glissent maintenant rapidement sur le glacier, vers le Chapeau; les dernières notes de leur chœur s' effilochent dans l' azur et la lumière )...: « La-la-la-la-la-la-la. » Ruskin ( il est debout, sous le porche d' entrée du temple, le bras tendu, il frappe d' anathème les skieurs qui disparaissent ): Vous descendez en poussant des hurlements de joie. Lorsque vous êtes enroués, n' ayant plus de voix humaine pour glapir votre contentement, vous remplissez le silence des vallées par le fracas de la poudre, et vous rentrez chez vous, rouges d' une éruption de boutons d' orgueil, et si heureux que vous hoquetez convulsivement de vanité satisfaite.

Monsieur Perrichon ( qui n' a pas saisi un mot de la tirade de Ruskin, regardant avec ébahissement le dernier skieur disparaître ): Que l' homme est petit quand on le contemple du haut de la Mère de Glace!

Le silence s' est refait. Plus rien ne trouble l' éther bleuâtre, la lumière et l' éclat des neiges. Dans le temple de la Nature, les ombres se sont effacées petit à petit. Il n' y a plus que la pénombre endormie et la fine odeur d' humidité exhalée des murs froids. Au bord du toit la neige fond. On entend le crépitement régulier des gouttes sur une pierre. Et le long cri d' un chouca solitaire.

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