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Les Alpes dans la litterature

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par L. Seylaz. ( Suite. ) Nous avons cherché en vain jusqu' ici, chez les écrivains romantiques, une représentation fidèle, profonde, sentie de l' Alpe. La montagne n' a été dans leur vie qu' un incident. Ils sont venus à elle poussés par la mode du jour, mais le nouvel ordre de beauté et de grandeur qu' elle leur révélait dépassait par trop la conception que cette mode leur avait imposée. Ils n' ont pas su, ou pas pu, devant elle, dépouiller le vieil homme. Ils l' ont regardée avec étonnement, avec effarement parfois, mais ils ne l' ont pas aimée. Ils n' ont pas été pris, mais dominés, écrasés. Leur admiration n' est que de commande. Nous ne trouvons pas, dans les pages qu' ils lui consacrent, cette ferveur émouvante.

Toutefois il en est un qui rêva d' être davantage, c' est Lamartine. Dès son enfance il avait vécu dans le voisinage des Alpes et avait été attiré par elles: « Nous voyions surgir, raconte-t-il dans les Confidences, à l' extrémité de l' horizon les neiges rosées et ombrées du Mont Blanc, dont on distingue des hauteurs de Milly les ossements gigantesques, les arêtes vives et les angles rentrants ou saillants comme s' il était à portée du regard. » De sa quinzième à sa vingtième année, pendant ses séjours au collège de Belley et chez son ami Aymon de Virieu, il a souvent l' occasion de parcourir les monts de Savoie. Ce ne sont pas, il est vrai, les hautes Alpes avec leurs golfes glaciaires dormant entre des crêtes hérissées d' aiguilles, mais c' en était assez pour le mettre en goût. Aussi, après le succès inouï des Méditations et des Harmonies, il voulut célébrer les montagnes dans une œuvre de longue haleine. Il voulut, dans Jocelyn, être le chantre des Alpes. Sur les dix mille vers de cet immense poème, il en consacre trois mille à décrire leurs sites, la vie et les mœurs de leurs habitants, la grotte des Aigles et le hameau de Valneige.

Hélas! trois fois hélas! Lamartine a beau écrire que « la poésie doit être le miroir fidèle de la nature; que le plus beau poème est celui que nous ternissons le moins du souffle de nos propres inventions, que nous colorons le moins par les teintes artificielles et trop souvent fausses de notre propre fantaisie ». Que n' a suivi lui-même les conseils qu' il donne, le malheureux! Déjà, dans une pièce des Nouvelles Méditations, il avait laissé pressentir sa vanité dans cette apostrophe aux Alpes:

Salut! brillants sommets, champs de neige et de glace! Vous qui d' aucun mortel n' avez gardé la trace, Vous que le regard même aborde avec effroi Et qui n' avez souffert que les aigles et moi.

Le monde est ma représentation, dira Schopenhauer. La fantaisie personnelle qui, selon Lamartine, devrait être bannie d' un poème, déborde dans Jocelyn et noie toutes les descriptions. C' est l' entassement le plus fantastique d' invraisemblances, de mièvreries, de tableaux arbitraires, de détails à la fois précis et faux, un bric-à-brac impossible, un ramassis de tous les canards traditionnels, des balivernes légendaires léguées par le siècle précédent, et auxquels Lamartine a ajouté ceux de son imagination désordonnée, de son lyrisme effréné. Plus sa fantaisie est puissante, plus elle le mène perdre. La grotte des Aigles, où Jocelyn vient se cacher des sbires révolutionnaires, le hameau de Valneige, dont il deviendra le prêtre, sont situés par lui dans les plus hautes régions des Alpes, mais ce sont en même temps des jardins d' Eden où, par un privilège incroyable de la nature, toutes les flores et toutes les faunes se sont donné rendez-vous. Voici la description de Valneige:

Il est, au dernier plan des Alpes habité Un village, à nos pas accessible en été, Et dont pendant huit mois la neige amoncelée Ferme tous les sentiers aux fils de la vallée. Là, dans quelques chalets sur les pentes épars, Quelques rares tribus de pauvres montagnards, Dans les champs rétrécis qu' ils disputent à l' aigle Parmi les châtaigniers sèment l' orge et le seigle.

Châtaigniers à part, c' est Findelen, ou Zinal tout au moins. Bien qu' il n' y ait qu' un « peu de terre retenue aux fentes du granit », le poète met partout des chênes, des châtaigniers, des noyers. Mieux que cela, le presbytère est couvert de treilles, alors que le seigle a peine à mûrir. L' église a un toit de chaume. Inévitablement, une cascade tombe au pied de la maison, ce qui n' empêche pas Lamartine de mettre dans la cour un puits. Dont la chaîne rouillée a poli la margelle, Et qu' une vigne étreint de sa verte dentelle.

Dans cette même cour, il y a encore une auge où le cygne vient boire. On voit bien ce qu' a fait le poète. Les chênes, les noyers, le toit de chaume, les treilles, le puits sont des détails empruntés à la Bourgogne, au pays de Mâcon et de Milly où il a vécu son enfance. Incapable d' imposer une discipline à sa fantaisie, Lamartine les a introduits dans le tableau alpestre de Valneige, créant ainsi cet insupportable mélange.

Voyons maintenant comment on vit dans cette montagne d' opéra: Le guide de Jocelyn lui enseigne:

A sécher au soleil des mousses pour ma couche, A juger la saveur des fruits sains pour ma bouche, A dérober tout chaud, dans le creux d' un rocher, L' œuf pondu du matin que l' aigle y vient cacher; A surprendre en son nid le faon qui vient d' éclore, A ravir le chevreau pendant qu' il tette encore, Pour que sa mère aussi vienne, au cri de sa faim, Tendre, pour le nourrir, sa mamelle à la main.

Voilà, n' est pas vrai, une solution originale au problème de l' alimentation en montagne.

Telle est l' œuvre de Lamartine. Cet amant de la montagne n' a pas su la voir, ou plutôt il l' a regardée à travers des lunettes encrassées de mille préjugés littéraires ou sentimentaux. Il avait rêvé d' écrire l' épopée des Alpes, il n' en a donné qu' une caricature. Il n' y aurait que demi-mal si Jocelyn n' avait été le bréviaire de toute une génération qui y a puisé ses notions sur la montagne. Durant plus de cinquante ans, ce poème a empoisonné de son fatras toute la littérature alpestre.

C' est par le sentiment que Rousseau et les romantiques sont venus à la montagne. Un autre chemin, celui de la science, y a conduit également. Fait remarquable, il y a souvent plus de vraie poésie dans les descriptions exactes et volontairement froides des savants que dans les vaticinations enflammées des poètes. Tœpffer le constatait déjà à propos de de Saussure, « que l' homme qui a le mieux senti et fait comprendre les Alpes, le seul presque qui en ait fait passer le caractère et la grandeur dans son style, se soit trouvé un savant, un homme de baromètre et d' hygromètre, et que, parmi tant d' artistes, tant de poètes venus aux mêmes lieux pour chanter et pour peindre, pas un n' ait su l' égaler, l' approcher, même de loin. Et ce ne sont pas les essais qui manquent; mais partout et toujours un enthousiasme de circonstance, des couleurs forcées, des traits faux; sans compter l' attirail du style dit poétique, j' entends les oripeaux d' usage, l' inévitable apostrophe, l' épithète obligée, la métaphore si à craindre... » On peut dire de de Saussure qu' il fut possédé par la passion de la montagne, de la vraie. Tout enfant, à Genève, il avait entendu le récit de l' expé de Wyndham aux glacières de Chamonix. Déjà son démon le tenait: « Je me rappelle encore le saisissement que j' éprouvai la première fois que mes mains touchèrent le rocher du Salève... A l' âge de dix-huit ans j' avais déjà parcouru plusieurs fois les montagnes voisines de Genève... Mais ces montagnes ne satisfaisaient qu' imparfaitement ma curiosité. Je brûlais du désir de voir les hautes Alpes... Enfin en 1760 j' allai seul, à pied, visiter les glaciers de Chamouni peu fréquentés alors et dont l' accès passait même pour difficile et dangereux. » Voilà la véritable passion. Dans le frémissement qu' il éprouve à tâter la roche du Salève, à voir la silhouette du Mont Blanc, on retrouve l' émotion de Javelle à la vue de l' androsace desséchée dans l' herbier de son oncle. Entre tant de belles pages de l' œuvre de de Saussure, je ne veux citer que ces quelques lignes où il raconte la nuit qui suivit son ascension au Mont Blanc:

« Ce fut alors seulement que je jouis d' avoir accompli le dessein formé depuis 27 ans, projet que j' avais si souvent abandonné et repris, et qui faisait pour ma famille un continuel sujet de souci et d' inquiétude. Cela était devenu pour moi une sorte de maladie; mes yeux ne rencontraient pas le Mont Blanc, que l'on voit de tant d' endroits de nos environs, sans que j' éprouvasse une espèce de saisissement douloureux. Au moment où j' y arrivai, ma satisfaction n' était pas complète... Mais dans le silence de la nuit, après m' être bien reposé de mes fatigues, lorsque je récapitulai les observations que j' avais faites, lors surtout que je me retraçai le magnifique tableau des montagnes que j' emportais gravé dans ma tête, et qu' enfin je conservai l' espérance fondée d' achever sur le Col du Géant ce que je n' avais pas fait sur le Mont Blanc, je goûtai une satisfaction vraie et sans mélange. » Les alpinistes reconnaîtront ici chaque trait: la légère déception que l'on éprouve souvent en atteignant un sommet longtemps convoité, la joie profonde qui vous envahit après, lorsqu' on se remémore les phases de la conquête, et enfin le rebondissement de l' imagination qui, à peine satisfaite sur un point, rêve immédiatement à de nouvelles victoires.

De Saussure a été le premier vrai poète des Alpes. Il mérite ce titre par la sincérité, par la ferveur de sa passion, par la sympathie et l' intérêt qu' il éveille en nous. Ce qui reste aujourd'hui de son grand ouvrage, ce n' est pas la partie scientifique, mais les pages où il raconte ses aventures en haute montagne.

Il serait injuste de ne pas faire une petite place, à côté de de Saussure, à son compatriote Th. Bourrit. Simple peintre sur émail, rien ne le destinait, rien ne l' avait préparé à être l' historien des Alpes; mais lui aussi brûla de la même passion pour elles; ce fut un véritable envoûtement. Malheureusement il voulut les décrire, et il a rempli huit volumes d' un pathos inlisible aujourd'hui, qui lui valurent néanmoins à l' époque une renommée presque égale à celle de de Saussure.

La lignée des savants se continue avec les grands glaciologues de l' Hôtel des Neuchâtelois: Agassiz, Desor, Vogt, Dolfuss-Ausset, puis Jean de Charpentier. Appartiennent-ils à la littérature? A peine, malgré les relations pleines de vie que Desor a laissées des séjours sur le glacier de l' Aar. Leur principal mérite est d' avoir exposé le grand drame qui se joue depuis des millions d' années sur notre planète, et d' avoir fait connaître aux générations suivantes le monde jusqu' alors peu connu des hautes Alpes.

C' est un reproche contraire que l'on peut adresser à la Montagne de Michelet, ainsi qu' à l' Histoire d' une Montagne d' Elisée Reclus. Dans ces œuvres, la littérature prime la science. C' est la montagne vue d' en bas. Car la littérature française, si elle ne peut plus ignorer la montagne, continue à la méconnaître singulièrement durant tout le siècle. En 1862, Rambert déplorait encore qu' elle demeurât, en général, si étrangère au sentiment de la nature alpestre.

Ce n' était pas faute de visiter les Alpes. Une foule toujours plus nombreuse y affluait chaque été. Les uns y venaient en savants, avec le marteau du géologue ou la boîte de l' herboriste, les autres en touristes, avec des voiles sur leur chapeau et des guides bleus ou rouges. Les mœurs de ces derniers n' ont guère changé. Aujourd'hui encore ils parcourent la Grèce et l' Egypte comme ils visitaient autrefois la Suisse, admirant ce qu' il fallait admirer, suivant docilement les itinéraires recommandés: la chute du Rhin, le lac des Quatre-Cantons, Interlaken et la Scheidegg, les bords du Léman et enfin Chamonix. Sur le passage de ce cortège, les auberges s' ouvraient, les hôtels s' élevaient, des funiculaires escaladaient les pentes, de fausses petites paysannes offraient des bouquets d' edelweiss, des yodleurs yodlaient, des cors des Alpes sonnaient. Les autres vallées restaient inconnues. A cette époque — 1850 à 1870 — Saas-Fee, Zinal, Saint-Luc, Evolène, Champex, Finhaut, n' exis pas comme stations alpestres.

Cette industrialisation a inspiré à Alphonse Daudet un des plus jolis romans alpestres. Tout le monde a lu Tartarin sur les Alpes. On a accusé Daudet d' avoir voulu ridiculiser la Suisse. Il faut l' avoir bien mal compris pour lui faire ce reproche. C' est aussi injuste que de prétendre qu' il a moqué, en Tartarin, le Midi qu' il aimait tant. Il a blagué ce qui en Suisse prêtait au ridicule, et dont nous rions nous-mêmes; mais, à côté de l' humour charmant, il y a dans son roman des descriptions remarquables, des tableaux d' une grande beauté qui prouvent que Daudet avait senti fortement la rude poésie de la haute montagne.

Voici le soir devant la cabane Guggi: « On sentait le soir proche au froid plus vif et surtout à la décoloration singulière de toutes ces neiges, de toutes ces glaces amoncelées, surplombantes qui, même sous un ciel brumeux, gardent un irisement de lumière, mais, lorsque le jour s' éteint, remonté vers les cimes fuyantes, prennent des teintes livides, spectrales, de monde lunaire. » Puis le départ dans la nuit glaciale: « Brusquement il se trouva dehors, saisi de froid, ébloui par le réverbération féerique de la lune sur ces nappes blanches, ces cascades figées où l' ombre des pics, des aiguilles, des séracs, se découpait d' un noir intense. » Et enfin la vue du sommet: « De là s' étalait un panorama admirable, une montée de champs de neige dorés, orangés par le soleil, ou d' un bleu profond et froid, un amoncellement de glaces bizarrement structurées en tours, en flèches, en aiguilles... Mais à la grande hauteur cet étincellement se calmait, une lumière flottait, écliptique et froide, qui faisait frissonner Tartarin autant que la sensation de silence et de solitude de tout ce blanc désert aux replis mystérieux. » Daudet sait s' asseoir sur son piolet fiché dans la neige; il sait que Chamonix n' est pas en Suisse; il voit ses guides tels qu' ils sont,

De sa traversée de la Gemmi, Maupassant a rapporté le conte intitulé l' Auberge. De même que deux coups de crayon suffisent à un peintre pour marquer une physionomie, deux mots suffisent à cet artiste pour camper la silhouette d' une montagne, « la Dent Blanche, cette monstrueuse coquette ».

Avec Daudet et Maupassant, il faut citer Hervieu, qui a réuni quelques nouvelles alpestres sous le titre un peu trop suggestif de l' Alpe homicide.

Le roman de Daudet était une manière de protestation contre la Suisse industrialisée; V. Tissot y répondit par La Suisse inconnue, dont le titre est suffisamment explicite. L' ouvrage se lit encore agréablement. Les plus jolies pages sont celles où Tissot raconte la réception si cordiale que lui firent, à l' hôtel de l' Ange à Albeuve, Monsieur et Madame Musy.

L' affluence des touristes provoqua dans certaines vallées alpestres des révolutions qui ne laissèrent pas d' apporter des drames et des ruines. A l' ancien esprit des populations montagnardes, profondément attachées à leurs coutumes, fidèles au rythme séculaire de leur existence, s' opposèrent bientôt les idées modernes, les mœurs importées de la ville, la fièvre de spéculation, le désir de gagner vite et beaucoup. Ed. Rod a fait de ce drame le sujet de son roman Là-haut, qui est l' histoire de Salvan. Il a mis dans son livre, sous le nom de Vollandes, la belle figure d' alpiniste de son ami Javelle.

J' en arrive enfin à Henri Bordeaux. M. Bordeaux est un écrivain sérieux, respecté, membre de l' Académie Française; mais il fait mon désespoir. Car enfin, noblesse oblige. Avant d' être académicien, Henri Bordeaux, né à Thonon, est Savoyard. Il a été un alpiniste passable; il est monté au Mont Blanc, il a passé le col du Géant, il a couru et je crois aimé la montagne, la grande, la belle, et il la connaît bien. Aujourd'hui, devenu célèbre, il a délaissé ces royales escapades et se contente d' admirer, au lieu des virginales épaules de l' Aiguille du Goûter ou de la Dent d' Hérens, les épaules nues et fardées de cette inquiétante Claire de Maur. C' est un jeu dangereux, non pas de ceux qu' il décrit dans son dernier roman, mais où il risque de perdre le peu de considération que nous gardions pour son talent, car le livre auquel je fais allusion est un des plus médiocres qu' il ait écrits. Il y a quelques années, il avait placé dans le cadre familier du Saint-Bernard la scène d' un de ses bons romans: La neige sur les pas. J' ai gardé une impression très forte aussi d' une nouvelle parue avant la guerre, où il a décrit avec une vérité saisissante un de ces drames que l' Alpe cause chaque saison: Une caravane engagée dans l' as du Mont Blanc par le terrible mur de glace de la Brenva, obligée d' y bivouaquer et surprise par le mauvais temps. C' est un bon morceau de littérature alpine, qui date du temps où Henri Bordeaux, pas encore académicien, travaillait mieux ses ouvrages. Ces qualités que je me plais à lui reconnaître font que j' ai d' autant plus de peine à lui pardonner ses faiblesses, surtout quand celles-ci sont une plate concession à d' absurdes préjugés. Voici le cas:

Dans une nouvelle parue il y a quelques années, la Nuit blanche, Bordeaux nous montre une joyeuse caravane montant de Courmayeur au col du Géant. Près du pavillon du Mont Fréty un des jeunes gens, enthousiasmé par la beauté du jour et la magnificence du site, entonne une joyeuse chanson. Il se fait vertement tancer par le guide:

« Attention! malheureux, que faites-vous! » — « Ah! c' est vrai, dit le coupable, l' avalanche! » Une avalanche au Mont Fréty, au mois d' août! Allons donc! M. Bordeaux, ceci n' est plus de Tarascon, mais de Marseille!

Les routes frayées répugnent aux esprits originaux. Les vrais amants de l' Alpe n' ont pas suivi les chemins de la mode, de la science ou du sentiment. Ils sont venus à elle simplement parce qu' ils l' aimaient, l' aimaient pour elle-même, sans arrière-pensée ni préjugés, humblement, sincèrement, poussés à leurs découvertes et à leurs conquêtes par l' unique besoin de communier plus intimement avec cette nature sauvage, d' en connaître les aspects les plus rares, les replis les plus ignorés, d' en forcer les défenses les plus formidables. Les trois écrivains qui nous restent à examiner marquent admirablement la progression de l' alpinisme depuis 1830.

Le premier est R. Tœpffer, bien oublié comme romancier, mais dont les Voyages en Zigzag et les Nouvelles Genevoises ont gardé toute leur saveur, toute leur gaieté, toute leur jeunesse. Alex. Vinet pouvait relire chaque année Robinson Crusoé et y trouvait un plaisir chaque fois renouvelé. On pourrait en dire autant des Voyages en Zigzag. Tœpffer a l' humour, l' ironie tempérée de bonté, la fantaisie, la poésie. Il sait voir, et surtout il sait conter, il est artiste. Il nous retient par des liens plus subtils, mais plus forts que les cordes des guides. Ses nouvelles, Le Lac de Gers et le Col d' Anterne, sont de petits d' œuvre dignes d' être rangés à côté du célèbre Matteo Falcone de Mérimée.

Quant à Eugène Rambert, les Alpes ont été la raison d' être de sa vie. Pendant quarante ans, inlassablement, il les a parcourues. Il les a chantées dans deux volumes de vers et dans les cinq volumes de son grand ouvrage Les Alpes Suisses. Toutefois c' est dans ses œuvres en prose qu' il est surtout poète. Ses Idylles Gruyériennes sont des tableaux charmants et exacts de la vie pastorale, mais il leur manque le plus souvent ce je ne sais quoi qui vous transporte dans un monde idéal, qui ouvre à l' imagination les perspectives vaporeuses sur l' infini. Il faut en excepter quelques pièces, tel ce Lioba déjà cité, ou encore ce cri de joie où l'on sent passer comme un pressentiment angoissé de sa mort prématurée.

Joueh! broutez en paix, génisses, vaches mères! Les fêtes du printemps sont fêtes éphémères; Rapides sont les jours, rapides les saisons, Broutez, broutez en paix, vaches du Moléson.

Mais là n' est pas le meilleur de l' œuvre de Rambert. « J' ai formé un dessein peut-être ambitieux, celui de décrire les Alpes de mon pays », écrit-il en 1864 dans l' avant du premier volume des Alpes Suisses. Il a consacré à cette tâche vingt années de sa vie, le meilleur de ses forces et de son talent. Il a élevé aux Alpes, à leurs cimes, à leurs glaciers, à la vie multiforme qui palpite, lutte et dure sur leurs flancs un monument grandiose et digne d' elles. Il se sent infiniment plus à l' aise dans la prose que dans les vers. On est embarrassé de choisir une citation, tant sont nombreuses les pages admirables, animées et soutenues par un souffle poétique qui avait sa source dans la ferveur de son amour. C' est la description du Muveran, des jeux de lumière sur son crâne chauve, dans les Plaisirs d' un grimpeur; c' est la solennité presque religieuse des grandes forêts de sapin, la silhouette robuste des vieux gogants isolés sur le pâturage; ce sont les nuances adorables de la petite soldanelle frissonnante à la lisière du névé. Qui ne se souvient des jeux des chamois sur le glacier de Plan Névé? Et le drame émouvant de la vie et de la mort, que joue chaque printemps la touffe de bruyère rose sur l' alpe du Richard! Et la lutte épique entre deux vents contraires, observée du sommet de la Dent du Midi.

Sans doute le monument n' est pas parfait. Comme les Alpes elles-mêmes, il a ses rides, ses veines d' un granit moins pur que le temps ronge et emporte en poussière. Le respect scrupuleux que Rambert éprouve pour ses chères montagnes nuit parfois à l' artiste. Pour avoir voulu donner d' un monde aussi vaste et aussi complexe une description complète, il lui arrive d' étendre trop son récit ou son tableau.

Ce qu' on trouve le moins dans les Alpes Suisses de Rambert, c' est l' histoire de la conquête des hauts sommets. Tout passionné de l' Alpe qu' il fût, et grimpeur passable, il ne se sentait cependant pas taillé pour les hautes aventures alpines. Ses conquêtes, la Cime de l' Est, les Clarides, furent des entreprises raisonnables, sagement conduites. Or, dans le temps même où il écrivait son ouvrage, les cimes les plus farouches succombaient sous les assauts des conquérants. Les héros de ces entreprises nous en ont conté les péripéties. C' est Tyndall, c' est Whymper, et plus tard Mummery, Guido Rey, Gùssfeldt. Eh quoi! n' aurons donc que des traductions? Non, car il y a les Souvenirs d' un alpiniste de Javelle. Il était contemporain de Rambert et l' a précédé dans la tombe; mais il y a entre eux plus que la distance d' une génération de grimpeur. Avec Javelle nous en avons fini enfin avec les prétextes scientifiques et les intentions didactiques. Il avoue carrément n' être ni géologue, ni botaniste, ni peintre, et aller à la montagne uniquement pour le plaisir de grimper.

Et quelle montagne! Après avoir essayé ses forces sur les arêtes de la Dent du Midi, il va sans hésiter aux plus fières, aux plus redoutables: le Cervin, le Weisshorn, le Rothorn, le terrible Moming-Pass, l' Argentière et le Tour Noir. Nous avons enfin avec son livre cette Iliade de l' alpinisme, l' hymne définitif et achevé de la conquête des cimes, la grande poésie des hautes Alpes que nous avons vainement cherchée jusqu' ici. Cet irrésistible attrait, il l' a subi avant nous, comme nous. Cette âpre volupté de la conquête, cette plénitude de joie, cet élargissement de tout l' être, cet enthousiasme sacré, il les a ressentis, et ils éclatent dans ses récits comme les rythmes triomphaux de la cinquième symphonie de Beethoven. Enthousiasme, dis-je, et j' entends ce mot dans son sens parfait: dans le souffle des dieux, car c' est bien un souffle divin qui vibre en ces pages immortelles.

« On se voit seul devant l' effrayant déroulement des espaces, et l'on est saisi, comme nulle part, de la pensée que l' univers est formidable en son mystère, qu' aucune religion, aucune philosophie ne nous en donne une idée vraie, et plus nos yeux s' ouvrent, plus ce mystère grandit. La vue de cette immensité vide fait peur; on se demande avec plus d' anxiété que jamais ce que l'on est, où l'on va, si vraiment on ne doit plus revoir ce monde si beau auquel le cœur s' attache; si ce cœur lui-même, ce foyer d' amour qu' on sent brûler dans sa poitrine, n' est qu' une petite flamme qui palpite un instant pour s' évanouir on ne sait dans quelle nuit... Volontiers on graverait sur ces dalles: Et ego in Arcadial Hommes, mes frères, qui viendrez ici, moi aussi, âme vivante et aimante, j' ai vu un moment ce que vous voyez; moi aussi j' ai palpité d' émotion en en contemplant la mystérieuse beauté... Oh! pendant que vous êtes à la lumière, prononcez mon nom; faites-moi revivre un instant dans votre pensée! Rochers, vous qui existerez si longtemps, laissez durer le plus possible ce souvenir de moi! » Javelle se savait déjà frappé à mort lorsqu' il écrivait ces pages où l'on sent vibrer, avec l' angoisse du grand mystère dont parlait Pascal, l' indicible regret de celui qui a aimé les Alpes par-dessus tout, et qui répétait avec Byron: O mountains, why are ye so beautiful!

J' ai parlé tout à l' heure de progression. Tœpffer, Rambert, Javelle en marquent bien la ligne ascendante. On n' ira pas plus haut, ni plus loin, dans la description des joies de l' alpinisme. Mais dans les Alpes il y a l' habi, le montagnard formé, façonné, dominé par elles. Rambert avait raison d' écrire, dans la préface de son grand ouvrage, qu' il s' engageait sur une route qui n' a peut-être pas de fin. Cette peinture du montagnard, de sa vie, de ses mœurs, de ses travaux, de son esprit fruste, de son caractère indomptable et qui ne se courbe que sous la puissance impassible des forces naturelles, la peinture de son âme surtout, aux replis plus profonds et plus mystérieux que les gorges inaccessibles, cette peinture est autrement difficile que celle des sites et des sommets. Rambert ne l' avait qu' essayée, et bien timidement encore. Il fallait que Ramuz vînt 1 ).

Les historiens des lettres romandes s' étonneront un jour que ce grand écrivain, ce créateur incomparable soit resté vingt ans presque inconnu dans son propre pays. Personne avant lui, pas même Rousseau, n' a connu comme lui l' inexorable amertume du proverbe: Nul n' est prophète en son pays. Ce sera la honte de notre époque de ne l' avoir pas compris. Maintenant que les revues littéraires de France lui consacrent de longues études, que les éditeurs parisiens le lancent à grand fracas, on s' arrache les premières éditions de ses œuvres; mais ces livres sont restés dix ans dans les librairies, invendus, invendables.

Ramuz est le premier qui nous ait donné de l' habitant des Alpes une peinture fidèle et vraie. Le montagnard n' est pas relégué dans un coin du tableau, en bordure de la scène, il occupe dans l' œuvre ramuzienne la première, la plus grande place. L' écrivain ne l' a pas étudié du dehors, comme un être extraordinaire, un sujet de musée; mais avec cette puissance et cette sympathie perspicace particulières aux grands créateurs, aux grands artistes, il s' est identifié avec lui et il a projeté, sur l' écran étroit des pages de ses livres, la fresque la plus grandiose, la plus émouvante de la vie montagnarde. Dans Jean-Luc persécuté, la Guerre dans le Haut-Pays, la Séparation des Races, la Grande Peur dans la montagne, dans la Mort du Grand Favre, l' Homme perdu dans le brouillard, les Ames du glacier, les Vaches noires, dans dix romans et vingt nouvelles, Ramuz a montré le montagnard, celui des Ormonts, celui du Pays d' Enhaut, celui du Valais surtout, avec sa nature naïve et violente, ses croyances, ses superstitions, ses rudesses et ses haines. Ce serait dérision de prétendre, en quelques lignes ou quelques pages, analyser une œuvre si vaste et si riche, et rendre justice à un tel talent. Qu' il me suffise de donner, au plus grand poète de la vie alpestre, mon humble témoignage d' admiration et de reconnaissance. Si Rambert, si Javelle m' ont inspiré, à dix-huit ans, l' enthousiasme pour les Alpes, le désir ardent de les parcourir, de les gravir, c' est Ramuz qui, à moi enfant de la plaine transplanté parmi les rudes habitants de l' Alpe, m' a fait vraiment connaître les montagnards au milieu de qui je vivais, c' est lui qui me les a fait comprendre et aimer.

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