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Les Alpes et le celtique

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Frédéric Montandon.

Dans ses pérégrinations, le coureur de montagnes tombe parfois en arrêt devant certains noms aux sonorités barbares ou aux inflexions harmonieuses, et il se demande si ces vocables — si caractéristiques, si pleins du goût du terroir —, possèdent un sens que l'on pourrait découvrir. Que veut dire Arpitetta? Et Zigiornove? Et Bréonna? Et Ciamarella? Et tant d' autres? On n' est pas moins surpris de rencontrer souvent des noms à l' aspect tout moderne et qui paraissent vouloir « dire quelque chose », mais qui ne disent rien du tout. Ainsi le nom de l' Aiguille Verte appliqué à une sommité glaciaire, et ceux de Bel Oiseau et de l' Ours, tout à fait cocasses en tant que noms de montagnes. Et ceux de Pèlerin, de la Soie, de Madone ( au masculin ), de Mont Fort, de Cœur... On a l' impression qu' il s' agit là de termes très anciens et dont la signification originale et réelle nous échappe. Les uns ont peut-être été conservés dans leur forme primitive, mais les autres nous sont parvenus plus ou moins défigurés. Dans tous les cas et d' une façon générale, il est difficile d' expliquer les noms géographiques de l' Europe uniquement au moyen du latin, langue classique et relativement récente qui nous a été apportée avec la civilisation gréco-romaine. Les dialectes qui étaient en usage, soit dans l' Ouest européen, soit dans le massif entier des Alpes, de Nice à Vienne, faisaient partie des deux groupes de langues que l'on est convenu d' appeler le ligure et le gaulois.

De ces antiques parlers, nous ne savons que fort peu de chose. Pourtant, en ce qui concerne le ligure, le commandant R. Pujol est arrivé tout dernièrement à reconstituer un grand nombre de mots. Sa méthode consiste à s' appuyer sur le sanscrit aussi bien que sur des détails topographiques ou sur les principales caractéristiques des objets mis en cause. C' est ainsi que le mot patois bien connu nani, « ruisseau » ou « torrent », se rattache au sanscrit nada ou nadt, « rivière, cours d' eau », en passant par le mot ligure hypothétique nanda, nasalisation de nada.

Quant au gaulois, il nous en est parvenu quelques bribes, soit par l' inter d' auteurs latins, soit par suite de la découverte d' inscriptions gallo-romaines. Dans un glossaire établi par le professeur G. Dottin, nous voyons par exemple: bahna, « grotte »; camox, « chamois »; verna, « aulne », et quelques autres. D' après les commentateurs de Virgile, le mot Alpes signifiait « hautes montagnes » dans la langue des Gaulois: Gallorum lingua alti montes Alpes vocantur.

Par suite du manque de renseignements positifs et complets qu' auraient pu nous fournir le ligure ou le gaulois, nous devons nous tourner vers des langues indo-européennes dont le vocabulaire et la grammaire nous sont parfaitement connus. Indépendamment du sanscrit 1 ) notre préférence ira tout naturellement au celtique ou, plus exactement: aux langues néo-celtiques. En effet, ces dernières, bien que refoulées dans les îles britanniques et en Bretagne, n' en sont pas moins les héritières directes des anciens parlers continentaux, y compris les parlers alpins. Elles se subdivisent en deux familles: d' une part les langues gaéliques ( irlandais et écossais des High Lands ), paraissant se rattacher à l' ancien ligure, et d' autre part les langues brittoniques ( gallois, cornique et breton ) qui constituent des restes plus ou moins modifiés du gaulois.

Or, il ne faut pas perdre de vue que, jusqu' au temps du roi Sigismond de Bourgogne, c'est-à-dire jusqu' en plein VIe siècle, les montagnards des Alpes ont continué à se servir sporadiquement du ligure ou du gaulois, concurremment au bas-latin officiel. Cette circonstance explique pourquoi, dans la nomenclature alpine, une infinité de noms, soi-disant « propres », ne sont que la reproduction exacte ou à peine modifiée de substantifs celtiques dont le sens concorde avec ce que ces noms propres désignent. Ces concordances celtiques sont beaucoup plus fréquentes que les concordances sanscrites et surtout latines.

En irlandais, par exemple, l' idée de « cours d' eau », ou simplement de « eau », se rend au moyen de plusieurs termes très différents les uns des autres, mais qui se retrouvent tous dans des noms géographiques s' appliquant à des rivières, à des ruisseaux ou à des torrents. Dur, « eau », correspond à Doron, nom générique de torrents en Savoie, et aux Dora piémontaises ( ou Doiregil, « eau », correspond à Guil, torrent des Hautes-Alpes; earc, « eau », à Arc, la rivière de la Maurienne; burne, « eau », à la Bourne, torrent dans le Dauphiné, et à la Borgne, torrent dans le Valais; en, « eau », à l' Inn et à l' Enns, en Autriche. Dans un autre ordre d' idées, cluan, « endroit retiré et enfermé », correspond aux célèbres dues de la haute Provence, et cos, « fissure », aux Cozon, Couz, Cousin, noms qui s' appliquent tous à des gorges étroites et profondes. Dans le Jura, le nom moderne du Doubs, aussi bien que son nom ancien, Dubis, ne sont que de légères déformations d' un substantif qui ne nous est pas attesté, mais qui a survécu dans l' irlandais dot », « rivière ». De même, dans le massif jurassien, le plateau de Bière rappelle biorrœ, « plaine humide », et la Loue rappelle lua, « eau ».

Quant aux noms de montagnes — abstraction faite des noms modernes —, ils peuvent presque tous être comparés à des mots néo-celtiques signifiant précisément « montagne », ou bien « pointe », « colline », « arête », « monceau », « rocher », « sommet », etc. C' est ainsi qu' on peut à coup sûr apparenter le substantif comique bré, qui signifie « montagne, colline » ( au pluriel: breon ), au Monte Bré ( sur Lugano ) et à la Couronne de Bréonna ( Val d' Hérens ), l' irlan moid, qui signifie « hauteur », aux Frêtes de Moëde ( massif du Buet ), l' irlandais ross, « promontoire », aux nombreuses Rosses, Rossa, Rousses, le breton bern, « monceau », à la Bernina ( Grisons ), à la Berneuse ( Vaud ) et au Bernkogl ( pays de Salzbourg ), le gallois moel, « monceau, colline », au Môle ( Haute-Savoie ) et au rocher bien connu du Moellé ( sur le Sépey, Alpes Vaudoises ), le gaëlique cas, « précipice », à la Grande Casse ( Dauphiné ), le gaëlique rudha, « promontoire », à la Dent de Ruth ( Fribourg ), etc.

La langue bretonne nous offre de saisissantes analogies avec certains noms alpins. Ainsi, il ne me semble pas qu' il n' y ait qu' une ressemblance fortuite entre le breton béz, qui veut dire « doigt, dent », et le Bez Crettet, sommité du massif de Morcles, entre krec' hen, « colline, éminence », et le plateau de Grächen, au-dessus de la vallée de St-Nicolas ( haut Valais ), entre torgen, « petite montagne, belvédère », et Torgon, hameau dominant la vallée du Rhône, dans le bas Valais, entre blenchen, « cime, pointe », et la Becca Blanchen, haute sommité de la Valpelline.

Parfois, le touriste ou le géographe se posent certaines questions qui paraissent insolubles, telles que celles-ci: « Pourquoi dit-on le Tour Noir, et non pas la Tour Noire ?» — « Les divers Mont Carré sont-ils réellement plus ou moins quadrangulaires? » — « Le Mont Miné porte-t-il ce nom parce que sa base serait rongée par les glaciers qui le côtoient? » — « Pourquoi appelle-t-on Grünhorn des pointes de 3000 et 4000 mètres qui ne sont pas et qui ne peuvent pas être verdoyantes? » — Les réponses se trouvent facilement dans les vocabulaires celtiques. En effet, l' irlandais torr, « colline », est masculin, comme le Tour Noir, et, dans cette même langue, le mot carr, qui signifie « lance » ( à comparer avec le vieux français carreau, « flèche » ), correspond aux noms de sommités Carré et Caro, dans le sens de « pointe de montagne ». En breton, mîn signifie « promontoire », ce qui concorde avec la situation du Mont Miné, qui s' avance comme un éperon entre les deux glaciers de Ferpècle. Enfin, le gallois groun, « arête de montagne », parent du dauphinois grun, qui a le même sens, explique clairement les divers Grünhorn.

Un grand alpiniste, W. A. B. Coolidge, s' est perdu en conjectures au sujet du terme Arche, qui est l' ancien nom que les Anniviards donnaient au Weisshorn. Ce nom, avec toutes ses variantes, se trouve cependant partout dans les Alpes; ainsi dans l' Arche de la Tornette et dans le Vanil des Artzes ( Fribourg ), dans le Grand Arc et dans la Pointe des Arses ( Savoie ), dans l' Ardève ( Valais ), dans la Grosse Arche ( Hohe Tauern ), etc. Les permutations de la finale,ch,c,tz,s,d, apparaissent comme très naturelles, quand on met en parallèle les différences phonétiques qu' il y a entre le cornique arth ( th dental ), « haut, élevé », l' irlandais ard, « hauteur, faîte », et le latin arx, « hauteur, sommet ». En irlandais, ardan, « monticule », se trouve exactement reproduit dans le nom des Ardennes.

On pourrait objecter que, si les noms propres de montagnes sont si étroitement apparentés avec des substantifs néo-celtiques, nous devrions aussi trouver, dans les patois alpins, des noms communs qui sont dans le même cas. Et c' est, en effet, ce que la réalité nous montre clairement. Par exemple, le substantif féminin irlandais bec, qui signifie « pointe », correspond au substantif féminin patois la becque, ou becca, « pointe de montagne ». Le vieux breton ék, « pointe », concorde exactement avec le ek autrichien et avec le egg de la Suisse centrale. Les mots gaëliques braighe, « terre haute », et torn, « monticule », se retrouvent dans les substantifs patois bric ( Italie ) et torna ( Grisons ). Le cornique col, « crête de montagne », est un cousin très rapproché du ladin col, « sommet de montagne », et du français col, « passage de montagne ». Le breton saô, « hauteur », est à peine différent du substantif si connu chaux, dont l' x est parasite et dont le ch se prononce, en Savoie, comme le th anglais.

Dans le Jura, le substantif crêt s' emploie très fréquemment pour désigner un monticule, une colline, une hauteur quelconque. C' est là un terme patois qui n' existe pas dans le français classique et qui paraît être plus proche parent, comme sens et comme son, de l' irlandais creit, « crête de montagne », que du latin crista, qui signifie seulement « crête de coq » ou « aigrette ». Bien d' autres exemples pourraient être donnés, de telle sorte qu' en définitive la toponymie de nos pays de montagnes apparaît comme un résidu presque inchangé d' appel celtiques ou, d' une manière générale, d' appellations ligures ou indo-européennes.

Chaque mot, chaque nom pourrait donner lieu à une étude détaillée. Qu' il nous suffise de revenir sur le substantif cornique col, « crête de montagne », dont il a été question plus haut. Le mot latin correspondant est collis, « montagne, colline, hauteur », qui a été constamment employé, dans les textes du moyen âge, pour désigner les passages de montagnes dauphinois: Collis Crucis Alte, Collis Grisivodani sub montem de Portes et Cartusie, etc. Peut-être le substantif français très moderne col, « passage de montagne », est-il directement issu de ce collis latin, mais nous ne pouvons pas en être certains, car il peut aussi dériver d' un vocable ligure, parent du cornique col, « crête de montagne », et de l' irlandais coll, « tête ». Cette dernière alternative est d' autant plus probable que, dans les Dolomites, le terme col ne désigne pas une échancrure, mais au contraire — et toujours — une pointe, un mamelon, une crête.

Dans la nomenclature alpine, il existe de nombreux toponymes dérivant de cette racine col et appliqués à des montagnes, à des sommités. Par exemple: le majestueux Mont Collon ( Valais ), la Tête de Colloney, qui domine la Vallée de l' Arve, le Colomb, dans la chaîne de Belledonne, le Monte Colombine, près du Lac de Garde, le Pizzo Colombe, dans le Tessin, le Pizzo Collina, dans les Alpes Carniques. Ces noms ont un aspect, un faciès ( s' il est permis d' utiliser en toponymie ce terme géologique ) beaucoup plus autochtone que latin.... Et surtout, gardons-nous bien de croire qu' il y ait là des réminiscences de colombes, de Christophe Colomb ou d' une Colombine quelconque!... De même, il n' y a aucun rapport, si ce n' est une homonymie fortuite, entre le substantif colombe ( pigeon ) et les Colomby ou Colombier, hauts sommets ( 1400 et 1700 m .) de diverses régions du Jura. La forme Colombier étant exactement la même que celle du substantif français colombier, « bâtiment où l'on élève des pigeons », la plupart des toponymistes ont prétendu qu' on avait pratiqué, sur les pentes de ces montagnes, l' élevage de ces oiseaux. L'on a aussi voulu soutenir que, sur ces sommets, il avait été installé autrefois des stations de pigeons voyageurs... Du reste, il faut bien se dire que le -er de Colombier est une finale parasite. On prononce effectivement Colombi, de la même manière que, pour les noms de villages Reignier et Vernier, on disait et l'on dit encore Reigni et Verni. Je me rangerai donc de l' avis de l' inspecteur des eaux et forêts Mourrai, de Grenoble, qui pense que « le nom de Colombier... est peut-être une corruption de Colon », et l'on peut ajouter que, de Colon à Colomb et à Colombi, il y a la même modification phonétique que de Piz Toma à Monte Tomba et que de Kumme à Combin.

Si la racine indo-européenne col- a fait fortune, puisqu' elle a passé dans le mot français col, universellement connu, la racine mur- ou maur-est dans le même cas. Mùr, mùrean, est un mot gaëlique qui veut dire « colline », et en Provence, maure a le même sens. Dans le Dauphiné, le substantif mourre est appliqué à des noms de sommités importantes: le Mourre Haut, le Mourre Froid, etc., et de même, en Espagne, le mot Morron. En Suisse romande et en Savoie, moraina signifie « penchant d' un coteau ». Mais dans ces deux dernières contrées, le même mot a aussi un sens restreint; moraina veut dire, selon le doyen Bridel: « Amas de débris de rochers qui borde les côtés ou le pied des glaciers. » Moraine a non seulement passé dans la langue française grâce à de Saussure, mais est devenu l' un des termes les plus en vue du vocabulaire géologique. Cependant, pour l' étymologie de ce mot, Littré se borne à indiquer: « Origine inconnue. Moraine tient sans doute du bas-latin morena, digue de pieux. Italien mora, tas de pierres. » Cette dernière manière de voir est justifiée, car il y a un cousinage certain entre le mot bas-latin en question et le mot romand de Bridel. L' origine commune, qui détermine la filiation étymologique, est la racine mur-, maur-, que l'on retrouve dans tous les pays de l' Europe occidentale, toujours avec les significations de « colline », de « talus » ou de « digue »..

Bibliographie.

Bridel, Ph., Glossaire du patois de la Suisse romande. Lausanne, 1866. Coolidge, W. A. B., Nomenclature historique du Weisshorn. Annales valaisannes, t. I, p. 44 à 54. Dexter, T. F. G., Cornish names. An attempt to explain over 1600 cornish names. Londres, Longmans, 1926.

Dottin, Georges, La langue gauloise. Grammaire, texte et glossaire. Paris, Klincksieck, 1920. Highland Society of Scotland, A dictionnary of the gaelic language. Edimbourg, 1828. Le Gonidec, Dictionnaire breton-français. St-Brieuc, 1850.

Maury, Léon, Les noms de lieux des montagnes françaises. Paris, Club alpin français, 1929 Mourrai, Daniel, Glossaire des noms topographiques les plus usités dans le Sud-Est de la France et les Alpes occidentales. Grenoble, Drevet.

Olivieri, Dante, Toponimia alpina. Rivista mensile del Club alpino italiano, 1934, p. 25—27. O'Reilly, Edward, An Irish-English dictionnary. Dublin, 1817. Owen, William, A dictionnary of the Welsh language. Londres, 1803. Pictet, Adolphe, De l' affinité des langues celtiques avec le sanscrit. Paris, 1837. Pujol, R., Nos véritables ancêtres: les Ligures. Première partie, t. I. Paris, J. Vrin, 1933.

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