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Les Alpes et leur beauté

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Francis Mauler.

En écrivant ce titre « les Alpes et leur beauté » ma plume tremble quelque peu. Eh quoi, vous attendez de moi que je vous inspire, à vous qui avez le désir d' acquérir des connaissances sur les Alpes, une idée première de leur beauté!

C' est là, je l' avoue d' emblée, une tâche bien grande. Il y faudrait du sens, du tact, des connaissances que je ne possède que bien imparfaitement. Surtout, la beauté se laisse plus facilement pressentir que décrire. Elle est voilée aux âmes vulgaires, à celles qui, trop embesognées des multiples besoins de l' existence, sont fermées aux hautes aspirations. Terrible affaire que de vivre, de gagner, aujourd'hui où la crise sévit intensément, son pain quotidien, et de savoir faire la part de préoccupations moins vulgaires, de conserver sa fenêtre ouverte sur un horizon plus large, moins terre à terre, sur un coin de ciel lointain. Aussi bien, je pense que c' est dans ce louable désir d' échapper pour un moment à l' étreinte des soucis journaliers que le lecteur bienveillant voudra bien me suivre.

Il est entendu que ma parole suivra un cours aussi folâtre que celui de ce ruisseau, né du glacier, qui serpente dans les moraines caillouteuses, chante au milieu des alpages fleuris, puis roule dans les rochers étroits, se précipite, cascade, devient torrent dans les gorges sombres, pour donner l' apport de ses eaux au grand fleuve qui l' emportera.

Si je regarde en arrière, ce n' est pas sans émotion que j' évoque tant de courses dans les Alpes, tant d' ascensions entreprises au cours des ans. Jadis, chaque fois que l' été répandait ses chauds effluves et semait l' or des blés sur nos campagnes, que les façades de nos maisons reverbéraient une lumière blanche et aveuglante, que les grillons chantaient dans les murets de nos vignes, le démon intérieur me dictait impérieusement la fuite vers les monts. Aujourd'hui, c' est pire encore grâce au ski. Hiver comme été, elle arrive, cette heure où, lassée de suivre l' ornière traditionnelle des travaux fastidieux, l' âme demande son réconfort, sa pâture d' air pur et de lumière. Lâchons donc le harnais, débridons! Et nous voilà sac au dos, le piolet en main, acheminés vers de dures tâches physiques souvent, brigandant notre corps, pour le rafraîchissement de notre esprit. Quel charme nous fait donc agir et retourner aux montagnes, comme les mouettes reviennent à notre lac périodiquement. Autant demander: et vous montagnes, pourquoi y a-t-il en vous tant de beauté?

Il y a plus de quarante ans de ceci et toujours je m' en souviendrai. Nous étions sur l' étroit sentier qui serpente de Brigue à Belalp. Pour la première fois j' abordais le monde de l' Alpe. Le brouillard nous enveloppait. Rien d' un brouillard épais et mou de la plaine, mais des traînées grises, des écharpes mouvantes et légères qui se déchiraient, s' enroulaient, s' effilochaient au gré des souffles capricieux d' un vent léger. De la terre brune montait une bonne odeur d' herbe grillée, de résine de pin, de fleurs sauvages que j' aspirais à pleines narines, parfaitement grisé. Les silhouettes droites et découpées des mélèzes s' estompaient dans le gris. Aux contours du sentier, des mazots montraient leur façade brunie percée d' humbles fenêtres. Des torrents cascadaient dans les creux. C' était un ruissellement continu et bruyant, comme si les eaux jaillissaient de murailles intarissables.

Avant même de l' avoir contemplée sans voiles, j' avais la révélation d' une haute nature, diverse, mouvementée, féconde, impétueuse et caressante, terrible et douce, enivrante, et je ne pouvais me lasser d' évoquer le contraste qu' elle oppose à celle du Jura aux lignes douces, aux horizons tranquilles, endormi dans la paix de ses bois et de ses pâturages. L' Alpe est donc l' image de la vie, perpétuellement agissante et renouvelée. Elle est, pour la pensée, un constant motif d' action. Elle ne laisse pas son admirateur dans une quiétude béate, mais le tient en éveil, fournit à ses regards des vues changeantes, à sa pensée des aliments nouveaux. Voyez la différence aussi d' avec les horizons de la plaine ou de la mer. Là la pensée s' étale et rêve; la vue des grands pics l' oblige à un constant redressement et lui inspire l' action.

C' est ici l' occasion, me semble-t-il, de combattre cette idée populaire que toute la satisfaction de l' alpiniste est dans la vue du sommet. La majeure partie du public — j' allais dire des non-initiés — se figure par une singulière aberration que la jouissance cherchée par ceux qui courent les montagnes n' est et ne peut être que celle de la cime conquise. Il semblerait d' après cette croyance commune que tout le problème alpin est résumé dans ces mots: « Avez-vous eu belle vue au sommet? » Profonde erreur. La vue du sommet entrera bien pour quelque chose dans notre satisfaction intérieure, mais ce n' est là qu' une part et souvent encore une faible part du poème vécu. Sans doute la conquête d' une pointe rocheuse, d' une cime de neige et de glace, fixe l' élément sportif de l' alpinisme. Il faut à la volonté cet élément excitateur et le problème ne serait qu' incomplet s' il ne renfermait pas la suprême donnée de l' arrivée en un point déterminé après la victoire sur les obstacles naturels accumulés et si l' alpiniste ne mettait pas à l' épreuve du danger son expérience, son énergie, son sang-froid et la valeur de ses muscles et la trempe de son caractère. Mais nous parlons ici beauté de l' Alpe et cette beauté ne se trouve pas condensée en un point fixe, elle est partout répandue. Il n' est que de la saisir. J' ai employé tout à l' heure l' expression poème. C' est un poème qu' une belle ascension, qu' une randonnée à travers l' Alpe.

Dans le chalet, perdu au fond de la vallée resserrée entre les monts, l' alpi s' est levé. Il a secoué le foin collé en brindilles sur ses vêtements de laine. Il sort dans la nuit. Le vent lui souffle son haleine fraîche au visage. Les étoiles scintillent. Son piolet à la main, il suit le sentier tortueux qui grimpe dans la forêt sombre, sur les pentes dénudées des pâturages, aux flancs vertigineux des roches. Le torrent gronde dans le fond noir du val et dit son hymne éternel, tantôt éclatant et proche, tantôt lointain. Le jeune homme entend dans son cœur se prolonger les mille rumeurs de la nuit. Il est tout à des pensées nouvelles sur la petitesse de son rôle, sur la fragilité extrême de son existence. Pourtant il se sent le maître devant la nature inerte et brutale. Il vaincra. L' aurore paraît et lance ses flèches d' or sur les sommets dressés en plein ciel. Bientôt, il est inondé de rayons, réchauffé dans tout son corps et un bout de chanson lui vient aux lèvres. La confiance en soi est redevenue entière au moment où il aborde les rochers farouches où il va se perdre comme une fourmi collée au tronc d' un arbre géant. Sur l' arête étroite hérissée de gendarmes abrupts, bosselée de redoutables redans, il pourra jouir de la vue immédiate de précipices. La montagne qu' il gravit s' appelle le Weisshorn, n' aura pas tout le loisir avant le sommet de contempler des spectacles d' une beauté si farouche et si neuve, que rien dans son existence antérieure ne les lui avait fait pressentir et que jamais il ne saurait les oublier? Avant donc le sommet, l' Alpe lui a révélé ses splendeurs et s' est offerte à lui, belle d' une beauté sans fard.

Mettez-vous donc bien dans l' esprit, vous, camarades de demain, que si vous savez ouvrir les yeux, partant élargir votre âme, vous aurez des satisfactions de premier ordre partout où vous aurez reconnu l' œuvre grandiose de la nature et constaté la diversité des formes qu' elle affecte. Trop de besognes courantes auxquelles vous êtes nécessairement livrés y font obstacle.

Mais faites-y attention: vous éprouverez d' abord des sensations vagues de la beauté d' un ordre naturel qui ne feront que grandir si vous leur portez intérêt. Par degrés vous arriverez à une perception plus nette de cette beauté qui se dérobe aux indifférents et aux âmes alourdies. De même qu' en art une éducation est nécessaire — j' entends par là un désir sincère et persévérant dans la recherche de l' émotion artistique, une sensibilité mise au service de l' aspi à saisir tout ce qui est de l' homme —, de même la compréhension de la nature — ici de la nature alpestre — n' entre pas d' une pièce en nous, mais ne se réalise pleinement que par une lente initiation. Les jeux changeants de la lumière, le degré et l' éclat des couleurs, la succession des plans, l' ampleur, la majesté des lignes, vous captiveront dans la mesure où vous arriverez à les voir, à vous les approprier — si j' ose dire — au cours de vos excursions dans les Alpes. Ce n' est pas à dire que ces éléments naturels ne se trouvent pas un peu partout; mais à la montagne, plus intensément qu' ailleurs, un paysage est un état d' âme et la joie de vivre dans l' air léger des hauteurs vous inspirera des pensées plus fécondes. Surtout dans l' Alpe, la scène varie à chaque moment de votre promenade, à chaque heure du jour, à chaque saison.

Laissons là les considérations plus ou moins philosophiques que je viens d' indiquer, pour prendre des exemples concrets et vous montrer qu' aux creux des vallées alpestres, comme à mi-côte, comme sur les sommets, on peut jouir de tableaux très divers, mais également beaux. Nous sortons de la gorge sombre du Sanetsch, mon compagnon et moi, à l' heure tranquille du soir. Nous gravissons, un peu las, le sentier sinueux au bout duquel nous apercevons le petit hôtel où nous irons coucher. Tout à coup, toute une troupe de pâtres surgit d' en haut, portant suspendue, au milieu d' une perche supportée par leurs magnifiques épaules, une énorme marmite à fromage aux flancs rebondis. Allégrement, aux sons des fifres, ils dévalent les pentes roides, déposent leur fardeau au milieu de l' esplanade devant l' hôtel et les voici à danser une ronde échevelée. Une, deux, trois, le verre est bu que leur a tendu l' hôtesse en riant, la marmite est enlevée et les voici, disparaissant dans les profondeurs, cependant que les derniers rayons de ces chants ont illuminé cette scène merveilleuse de force épanouie et de vive jeunesse. Le lendemain, à l' aurore, un immense troupeau changeant d' alpage, passera, taureau en tête, dans la gloire retentissante de ses sonnailles... Telle, l' Alpe aimable, celle des gazons émaillés de fleurs, celle du ranz des vaches.

Autre scène: A la cabane des Grands Mulets, un soir de l' été 1907: nous assisterons de ce haut belvédère, où nous campons avant l' ascension du Mont Blanc, au coucher de soleil le plus intensément coloré, le plus grandiose, le plus solennel qui se puisse imaginer. C' est un flamboiement rouge sur les neiges, les roches, les cabanes, de telles lueurs de pourpre sur le fond mystérieux de l' horizon que toute réalité est abolie et que la terre paraît prête à disparaître, engloutie dans l' incendie fulgurant de l' infini.

Diversité, telle la qualité qui reste la dominante lorsqu' on parle du monde des Alpes. Diversité des sites, des régions, des vallées, des alpages, des sommets; diversité, selon l' heure, le temps, la saison. Comment pourrait-il en aller autrement dans un coin de la terre où l'on peut passer en quelques heures des températures du midi à celles du nord; où l'on quitte la végétation luxu- riante des plaines pour passer à celle plus maigre des alpages et atteindre les neiges éternelles. Rien de plus charmeur après un séjour dans une cabane haut perchée, après des ascensions de cimes glacées, que de descendre vers les hautes vallées fertiles du midi, y toucher barre pendant quelques heures, pour reprendre le chemin des hauteurs. Aussi avons-nous fait maintes fois, passant des régions élevées de Chanrion, du Combin ou du Mont Blanc, dans la Valpelline, ou au Val d' Aoste, pour repartir en de nouvelles expéditions au sud ou au nord.

Le contraire, passer des chaleurs quasi-sénégaliennes des plaines italiennes au froid des hautes altitudes est plus difficile, exige un tempérament solide, encore n' y résiste-t-on pas toujours.

Me trouvant au sommet du Mont Rose, Pointe Gnifetti, je fus saisi qu' aux moelles par le froid terrible et par la température de l' air, si bien que je pus à peine redescendre. Ce n' est qu' une fois arrivé à la cabane Bétemps que je pus me rétablir de par l' air moins raréfié et au repos.

En ai-je dit assez pour montrer que le champ d' excursion qui est offert aux alpinistes est vaste, multiple, varié, grandiose? Aux jeunes devant qui s' ouvre la vie, à en profiter en reconnaissant le privilège qui leur est imparti, étant nés dans un pays où la nature est si extraordinairement riche et magnifique! Notez que je n' ai parlé jusqu' ici que des seules jouissances plastiques que les Alpes peuvent donner, si on les parcourt en amateur, curieux seulement de spectacles variés. Mais l' intérêt que vous y avez peut être doublé en acquérant des connaissances géologiques qui vous diront la genèse des sommets orgueilleux que vous foulez, en devenant minéralogistes, botanistes ou forestiers; en étudiant le régime des eaux et des forêts, les phénomènes glaciaires, l' histoire des peuples des Alpes, en prenant conscience de cette vérité que la liberté a de tout temps trouvé dans ces montagnes son asile le plus sûr, et que le devoir primordial — à rencontre de toute théorie dissolvante et néfaste — est de défendre, corps et âme, contre toute agression pour le garder à nos enfants, ce patrimoine merveilleux: les Alpes suisses.

A tous ceux qui sont encore dans la force de l' âge et qui peuvent espérer continuer pendant des années encore à s' abreuver à la source pure des jouissances alpestres, nous serons en tout temps prêts à donner les conseils d' une expérience que les jeunes acquerront à leur tour, s' ils sont — je ne dis pas sages, car l' est jamaismais au moins prudents, réfléchis, attentifs et d' une audace tempérée du plus grand sang-froid. Il est parfaitement inutile, à propos d' Alpe, de vouloir y courir des risques téméraires et d' y oser des choses folles. C' est affaire de tact, d' un tact qui sera d' autant plus sûr si vous songez à toutes les tristesses que susciterait, chez les vôtres, la perte de votre vie.

Courez donc dans les Alpes, ô jeunes gens! le piolet en main, sans plans arrêtés, vivant de la bonne vie simple et rustique des chalets, couchant sur le foin ou la paille, voire à la belle étoile; passez des montagnes aux vallées, des vallées aux montagnes, dans l' ivresse de votre sang jeune et la gloire de vos vingt ans!

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