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Les alpinistes et les gens de la montagne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR ALFRED BÜHLER, BÂLE

Dans un excellent article paru en 1957 dans Les Alpes sous le titre « Alpine Menschen und alpines Leben in der Krise der Gegenwart » ( « La vie du montagnard dans la crise actuelle » - titre français ), Richard Weiss a montré de manière saisissante la douloureuse situation économique et spirituelle du montagnard de chez nous, dont l' existence paraît de plus en plus menacée dans son fondement même. Tous, nous connaissons ces faits; nous avons pu les constater et les déplorer plus d' une fois. Richard Weiss les étudie dans leur étendue comme dans leur profondeur, en essayant de remonter à leur source. Il touche ainsi à des problèmes qui n' intéressent pas seulement nos montagnards et notre époque, mais appartiennent à tous les temps et à tous les hommes.

Il s' est toujours produit des rencontres, sur toute la terre, entre une technique hautement développée et entreprenante, et un artisanat routinier; entre de vastes entreprises commerciales et une économie primitive; entre des conceptions « modernes » et des formes de vie « surannées ». Ce contact a provoqué dans bien des cas un nouvel essor culturel et matériel des peuples ainsi touchés. Non moins souvent, il a produit des catastrophes, entraîné l' effondrement de cultures tout entières, ou du moins des ébranlements prolongés et des crises profondes. Ces effets néfastes se sont développés de manière toujours plus marquée depuis quelques siècles, en fait depuis les grandes découvertes. C' est que les peuples qui ont porté et promu la civilisation moderne, et qui dominaient les autres par leur technique, ont élevé des prétentions sur le monde tout entier. Il en va de même aujourd'hui encore, non peut-être dans l' ordre politique, mais bien dans l' économie, qui s' est organisée à l' échelle du monde et ne laisse personne échapper à son empire.

En même temps que cette prétention, la conviction s' est établie que notre civilisation représentait le plus haut degré d' humanité. Cette assurance tient à l' incontestable supériorité de notre technique, à notre foi au progrès, mais aussi à l' illusion parfaitement erronée que les nations dites civilisées sont en même temps à la pointe du progrès spirituel. Grâce à leur supériorité économique et technique, elles se croient en mesure d' assurer 1'«épanouissement » des peuples « non civilisés ». Ainsi ont-elles fait usage inconsidérément de leurs avantages et de leur puissance pour exercer une pression morale sur ceux qu' elles écrasaient déjà par leur technique. Jamais on n' a laissé à ces peuples le temps de s' adapter à ces conditions nouvelles; jamais on ne leur a accordé le droit de décider s' ils en voulaient ou non. Bien plutôt on exigeait d' eux de s' adapter dans les plus brefs délais, chose impossible étant donne le chemin à parcourir, en particulier dans le do-domaine de la culture. C' est avant tout pour ces raisons que tant de peuples primitifs se sont éteints, que les coutumes et les valeurs passées ont disparu avant que d' autres aient pu les remplacer. Chez les peuples ainsi dominés sont apparus alors des sentiments d' infériorité, de carence et d' insécurité morale. La tension croissante entre Blancs et gens de couleur n' a pas d' autres causes, de même que les crises au sein des pays « sous-développés ». Les traditions qui servaient à fonder la vie tant spirituelle que matérielle se sont effondrées. On s' est hâte d' abandonner ce qu' il en restait pour prendre mieux et plus vite sa place dans l' organisation moderne. Mais ces peuples n' avaient pas en eux les forces nécessaires pour opérer leur évolution et donner un fondement nouveau et solide à leur existence.

1 Exposé présenté sous le titre « Bergsteiger, Volkstum und Volkskunde » à la fête centrale du CAS, en 1958, à Bâle.

On ne peut nier ces faits; on ne peut pas davantage faire machine arrière en rétablissant les conditions du passé. L' être humain n' est pas une créature qu' il soit possible de conserver intacte dans des réserves naturelles. Les formes de son existence ont été de tout temps sujettes à de profondes transformations, et il est sans doute dans l' ordre des choses que les cultures aujourd'hui encore diversifiées en viennent à fusionner en un petit nombre de cultures plus vastes. Telle paraît bien être, en effet, l' évolution qui se dessine, en dépit de tout ce qu' on pourrait lui opposer.

Il est certain, cependant, que le développement technique d' aujourd présente de grands dangers pour l' ensemble de l' humanité. Il menace de nous anéantir si nous ne le tenons en respect par les efforts de notre esprit. A combien plus forte raison ne risque-t-il pas d' anéantir les peuples qui ont perdu presque toutes leurs valeurs spirituelles! S' il nous est indispensable de préserver en nous les valeurs supérieures que le monde actuel semble dédaigner, comprenons bien que nous n' avons pas le droit de ruiner ces valeurs chez d' autres peuples. Bien au contraire, notre devoir est d' être curieux et respectueux des traditions populaires et d' en rechercher les fondements spirituels au lieu de leur opposer une incompréhension dédaigneuse.

La crise de nos populations montagnardes est un des aspects de ce vaste problème. Nos montagnards sont soumis eux aussi à la pression de la technique et de l' économie modernes, et ils doivent s' y adapter à bref délai s' ils veulent subsister. Ils courent eux aussi le danger de perdre le sentiment de leurs valeurs traditionnelles, de rompre leur attachement au sol, d' abandonner enfin leur stabilité pour une existence inconsistante et vide.

Nous devons lutter avant tout contre cette menace spirituelle. Il ne suffit pas de chercher à protéger la nature menacée par le progrès de la technique et de l' industrie - un progrès qu' on peut retarder peut-être, mais non arrêter. Il ne suffit pas non plus de fournir à ces populations de nouveaux moyens de communication ou d' entreprendre en leur faveur des actions de secours. Les équiper seulement, ce serait oublier qu' à l' aménagement extérieur doit correspondre un « aménagement » intérieur, faute duquel on déracine l' individu. Se contenter de les secourir, c' est risquer de faire naître un état d' esprit de démission, propre à celui qui tombe, sans qu' il y ait eu même de sa faute, à la charge des pouvoirs publics. L' aide vraiment efficace consiste à restaurer chez les montagnards le sens intime de leur valeur.

On ne peut certes reprocher au CAS de ne pas s' intéresser aux coutumes montagnardes. De nombreux articles parus dans ses publications ou même des monographies éditées par ses soins ont tenté de renforcer ou de ranimer le sens des valeurs montagnardes. Mais il me semble que ce propos trouve toujours moins d' écho dans nos rangs. Je comprends que - l' évolution technique étant la marque de notre temps - les moyens d' ascension se soient perfectionnés. Je comprends aussi que l'on s' aventure dans des courses toujours plus difficiles: il est de la nature humaine de risquer son existence dans de hautes entreprises. Cependant l' alpiniste ne sera plus guère qu' un technicien parmi les autres s' il refuse de connaître la montagne dans sa véritable nature, s' il ignore ses habitants et leurs traditions, s' il ne se soucie pas de comprendre leurs besoins moraux et de les aider dans leur désarroi spirituel.

Il existe plus d' un moyen propre à rendre à nos montagnards la conscience de leurs valeurs originales. Deux me paraissent importants: d' abord notre contact personnel avec eux, ensuite notre appui aux organisations qui ont à cœur de préserver les richesses populaires.

Chacun de nous devrait apprendre à connaître nos montagnards, parler avec eux de leurs difficultés, partager leurs soucis. Sans doute nous aurons rarement à leur donner des conseils pratiques; mais ce n' est pas de cela qu' il s' agit avant tout. Le seul fait de les écouter d' une manière comprehensive, de leur montrer que les citadins eux aussi vivent dans les difficultés et la lutte, suffit déjà à les libérer de leur sentiment d' isolement et d' abandon. Le danger le plus grave est là: lorsque les anciennes méthodes de travail et les anciennes formes de l' économie se révèlent dépassées et périmées parce qu' elles ne répondent plus aux besoins présents, il n' y a qu' un pas à franchir pour rejeter du même coup les valeurs morales jugées superflues et encombrantes. Alors, aux difficultés matérielles, s' ajoutent l' incertitude intérieure et le vide spirituel. Bien entendu, il ne s' agit pas de conserver les traditions populaires sous une forme immuable, de garder les costumes et les fêtes populaires, par exemple, lorsque les montagnards eux-mêmes les abandonnent. Mais on peut au moins préserver le sens des valeurs qui ont fait le passé et qui gardent leur vertu dans les circonstances nouvelles. Une solide vie communautaire n' est possible que fermement ancrée dans le passé, et plus encore à l' heure où se produisent tant de transformations extérieures.

Le second moyen dont nous disposons pour préserver la culture des populations montagnardes est l' étude scientifique de leurs traditions et coutumes. Cette étude est depuis longtemps poursuivie à Bale par deux institutions importantes: le Schweizerisches Museum für Volkskunde ( Musée ethnographique ) et la Schweizerische Gesellschaft für Volkskunde ( Société suisse d' ethno ), avec son Institut 1. Eduard Hoffmann-Krayer et Leopold Rütimeyer, pour ne citer que ces deux noms inséparables de l' étude des traditions suisses, y ont collaboré. Le Musée possède actuellement une collection d' environ 30 000 objets provenant en majeure partie des Alpes. Ils évoquent l' activité traditionnelle des alpages, l' artisanat, les coutumes, les croyances populaires, les jeux et les fêtes. Ce travail de collection suffirait à lui seul à manifester la valeur de ces richesses ethnologiques. Mais le Musée vise encore à restaurer et approfondir leur signification, par le moyen de publications, ou encore en assurant aide et conseil aux musées régionaux ou aux instituts et sociétés qui s' intéressent à ces questions. Il ne peut cependant accomplir sa tâche qu' avec l' appui des particuliers. C' est pourquoi nous faisons appel aux membres du CAS, les priant de donner communication au Musée de tout ce qu' ils connaissent d' intéressant sur l' ethnologie populaire.

Pas plus que sur l' activité du Musée, nous ne pouvons nous étendre sur celle de la Société suisse d' ethnographie. Depuis plusieurs années qu' elle existe, elle cherche à saisir sous leurs aspects les plus divers les coutumes de la Suisse et les richesses de son folklore. Des films conservent le souvenir du travail artisanal ou des procédés de culture; des plans et des images, celui de maisons ou d' agglomérations paysannes. Parmi ses richesses, l' Institut possède une collection unique de chants populaires. De vastes enquêtes ont permis de rassembler des matériaux réunis dans l' Atlas ethnographique suisse, dont quelques livraisons ont déjà paru. Récemment, la société a forme le projet d' organiser dans toutes les communes l' élaboration de chroniques, sur le modèle de celles qui existent déjà ici ou là. Elle croit ce moyen efficace pour garder vivant l' amour de la patrie locale et du passé où elle s' enracine. La société communique les résultats de ses travaux dans trois périodiques et dans de nombreuses publications embrassant les sujets les plus divers. Les membres du CAS sont invités là encore à collaborer à cette œuvre.

La Société d' ethnographie comme le Musée ethnographique travaillent avant tout dans un but et selon des méthodes scientifiques. Les deux institutions insistent néanmoins sur le sens profond des traditions et sur les richesses qu' elles représentent, en comptant, pour leur sauvegarde, sur l' appui de cercles sans cesse élargis. Ce n' est pas seulement un beau projet, c' est un devoir pressant. Si nous l' accomplissons, nous en retirerons nous-mêmes un bénéfice, pour notre pensée et pour notre vie spirituelle.Adapté de l' allemand ) 1 Adresses: Schweizerisches Museum für Volkskunde, Augustinergasse 2; Schweizerisches Institut für Volkskunde, Augustinergasse 19.

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