Les deux premières ascensions de la Jungfrau (4158 m) | Club Alpin Suisse CAS
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Les deux premières ascensions de la Jungfrau (4158 m)

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

premières ascensions de la Jungfrau ( 4158 m )

Hans Amann, St-Gall

Page de couverture du rapport de Heinrich Zschokke Si t i f e î>eé pattfone Seïtt f&tet JMfte » ©fpfef 23 En 1787, une année après la première ascension du Mont Blanc par Balmat et Paccard, le physicien et géologue Horace-Bénédict de Saussure se rendait sur le plus haut sommet d' Europe, dans le cadre d' une vaste expédition scientifique: la véritable « conquête » des Alpes commençait! Mais la terreur qu' inspi les montagnes était encore si profondément ancrée dans les esprits que rares furent les alpinistes assez téméraires pour oser se lancer à sa suite. A cela s' ajouta l' invasion de notre pays alpin par la France révolutionnaire: la guerre et les troubles qui en résultèrent mirent un frein à l' engouement naissant pour la montagne. Et tous ces facteurs ont naturellement joué aussi dans l' Oberland bernois, si bien que, à l' orée du XIXe siècle, seuls quelques très rares individus s' étaient déjà aventurés dans la région; on y avait vu notamment ce groupe de cartographes qui avait arpenté l' Oberland à la demande de Johann Rudolf Meyer, industriel de la soie à Aarau ( 1739-1813 ), en vue du « Relief de la Suisse » qui allait devenir si célèbre par la suite.

Les Alpes, terra incognita Au début du XIXe siècle, la plupart des sommets des hautes Alpes étaient encore vierges. Ils suscitaient trop de crainte et de respect pour qu' on en fasse l' objectif d' une éventuelle ascension. Ainsi donc, la conquête des Alpes n' exigeait pas seulement une amélioration des performances physiques, mais aussi une révolution des mentalités: il fallait d' abord vaincre la crainte de la montagne avant de se risquer à un « voyage dans les Alpes »! Mais on ressentit bientôt le désir de représenter au moins le monde alpin, à défaut d' oser en conquérir les sommets. C' est ainsi que, à la fin du XVIIIe siècle, Johann Rudolf Meyer chargeait le topographe strasbourgeois Johann Heinrich Weiss et le sculpteur d' Engelberg Joachim Eugen Müller de réaliser à ses frais un relief qui représenterait la Suisse, de Genève au lac de Constance, à l' échelle de 1:60000. Une fois achevée, cette œuvre partout admirée devait servir de base pour les gravures sur cuivre du premier Atlas de la Suisse ( 1796-1802 ), 16 feuilles au 1:120000 inaugurant l' applica de la perspective verticale, qui seule permet de donner une image non déformée du paysage.

« La Jungfrau, située dans /'Oberland bernois, était encore considérée comme inaccessible, pour la simple raison qu' aucun mortel ne s' était encore risqué sur ces mers de glace au cœur de nos Alpes ». Voilà ce qu' ils écrivaient en introduction à leur ouvrage intitulé Voyage au glacier de la Jungfrau et ascension du sommet de cette montagne au mois d' août 1811.

Cette année-là, l' été était très sec et les conditions étaient donc favorables à la réussite de l' entreprise des deux frères, qui cherchaient « à explorer plus à fond les vallées de Lauterbrunnen, de Grindelwald et de Hasli ainsi que le Valais, afin de mieux connaître la structure de ces immenses et éternels champs de glace, et aussi pour examiner la possibilité d' escalader les plus hauts sommets qui s' élèvent de ces glaciers ».

Gottlieb Studer, qui fut l' un des pionniers les plus en vue de l' alpinisme ( 1804-1890 ), écrivait dans le premier volume de Über Eis und Schnee ( 1869 ): « Plus encore que le Finsteraarhorn, la Jungfrau fascinait les intrépides alpinistes et excitait leur désir de conquête; mais, pour l' une et l' autre de ces montagnes, la réussite était au prix d' une manœuvre stratégique, qui consistait à contourner le versant nord pour les prendre à revers, en partant du Valais, en attendant du moins que des techniques d' escalade plus modernes permettent vaincre la Jungfrau « de face », c'est-à-dire par le nord»1.

Le 29 juillet 1811, les frères Meyer parvenaient dans la région du glacier d' Aletsch, après avoir passé le Grimsel, en provenance de Naters. Ils connaissaient naturellement cette vieille histoire qu' on ne cessait de raconter et selon laquelle des Bernois, pour fuir la colère des Valaisans, auraient passé par le Glacier de Fiesch pour rejoindre Grindelwald. Cette fuite aurait eu lieu en 1712, et la légende 1 La Jungfrau fut escaladée pour la première fois en 1811, alors que la première du Finsteraarhorn date seulement de 1829.

Johann Rudolf Meyer, fabricant de soie de Aarau ( 1739-1813 ), était le père de Johann Rudolf et de Hieronymus, les premiers ascensionnistes de la Jungfrau ( 1811 ), et le grand-père de Gottlieb, qui répéta l' ascension en 1812 pour défendre l' honneur de son père Cette carte historique « zur Reise auf die Eisgebirge des Kantons Bern, nach dem Meyer'schen Relief, in Aarau gezeichnet und gestochen von J.J. Scheuermann », indique les étapes principales des deux premières ascensions de la Jungfrau:

1. Le sommet de la Jungfrau 2. « Le campement de l' an passée », où Hieronymus et Johann Rudolf Meyer avaient passé la nuit du 1er au 2 août 1811 3. « Le deuxième campement » de Gottlieb Meyer et ses compagnons ( 2-3 septembre 1812 ) 4. « Premier campement » de Gottlieb Meyer et ses compagnons ( 1812 ). A noter que cette indication ne concorde pas avec le texte, qui décrit un itinéraire allant directement du lac Märjelen au « deuxième campement » ( n° 3 sur la carte ), en remontant le glacier d' Aletsch affirme même que, en des temps très reculés, il y aurait eu un sentier praticable entre Fiesch et Grindelwald.

Johann Rudolf et Hieronymus avaient engagé deux chasseurs de chamois valaisans, Aloys Volker et Joseph Bartes, avec lesquels ils avaient convenu d' un salaire de 25 batz par jour et par personne. Ils avaient engagé en outre comme porteur un solide gaillard de Guttannen. Trois amis de la famille Meyer avaient aussi pris leur courage à deux mains et avaient décidé de participer à la conquête de la grande montagne blanche. Tout ce petit monde avait emporté des subsistances et du charbon de bois, ainsi qu' une échelle pliable et des cordes.

Les deux frères n' étaient pourtant pas convaincus de « parvenir au sommet de cette tour de glace verticale située dans une région qu' aucun mortel n' avait encore parcourue »: ils décidèrent donc de ne pas emporter les instruments qui devaient servir à des expériences scientifiques, de crainte que ce matériel lourd, encombrant et fragile ne constitue un obstacle supplémentaire à la réussite du projet.

La marche d' approche: comment trouver la Jungfrau?

Les trois amis argoviens ne tardèrent pas à renoncer, après avoir dû constater qu' ils étaient fort peu doués pour la montagne.

Malgré une carte de Y Atlas de Meyer père qui devait faciliter l' orientation, il ne s' avéra pas facile de déterminer exactement où se trouvait la Jungfrau parmi tous ces géants de glace et de neige. On décida donc de se diviser en deux groupes afin de trouver le point d' observation le plus favorable pour trancher cette délicate question.

Avec son aide valaisan, Hieronymus se dirigea vers le nord. A mesure qu' il avançait, ses doutes augmentaient: la montagne vers laquelle il progressait n' était assurément pas la Jungfrau! Après une escalade pénible, il atteignit un point situé vraisemblablement en face du Mönch. Rudolf et son chasseur de chamois avaient pris quant à eux vers le sud. Au début, ils ne savaient pas très bien où localiser le sommet de la Jungfrau; après de longues et angoissantes recherches, il ne subsista pourtant plus aucun doute: ces puissants contreforts de neige ou, comme il devait l' écrire plus tard, « ce bonnet de glace posé sur des rochers noirs caractéristiques trahissait la Jungfrau, sans contestation possible ».

Comme convenu, les deux groupes se retrouvaient au soir sur un mamelon rocheux entre le Grand Glacier d' Aletsch et l' Aletsch, où ils installèrent un camp de fortune. Avec de grosses pierres, ils montèrent deux murs sur lesquels ils posèrent leurs longs alpenstocks. En guise de toit, ils étendirent une grande couverture noire qu' ils avaient emportée dans l' intention de hisser un fier drapeau sur le sommet de la Jungfrau.

Au petit matin du 2 août, ils se mirent en route dans le ferme espoir d' atteindre leur but au cours de cette lumineuse journée. Ils éprouvèrent de nombreuses difficultés dans la montée, et ils durent souvent utiliser leur échelle pliable pour passer des crevasses ou des ponts de neige peu sûrs. Gagnant lentement de la hauteur, ils approchaient déjà du sommet lorsqu' un violent föhn se mit à souffler. Les premières gouttes de pluie ne tardèrent pas à tomber et ils commencèrent bientôt à enfoncer dans une neige jusque-là dure et portante: il fallut bien convenir qu' on ne pouvait continuer dans ces conditions. Les quatre hommes avaient probablement atteint le cirque glaciaire qui s' étend entre la Jungfrau et le Kranzberg.

En route vers le sommet A deux heures de l' après, ils se retrouvaient au lieu du bivouac. La pluie avait cessé, et ils profitèrent du reste de la journée pour explorer les environs. Ils acquirent la conviction que « ces vallées de glace étaient toutes praticables et que l'on pourrait sans le moindre danger passer plusieurs semaines sur cette mer de glace ». En outre, ils estimèrent que « le Finsteraarhorn, le plus haut sommet environnant, pourrait être gravi sans difficultés particulières ».

A peine les premières lueurs du jour effleu-raient-elles les sommets que les deux frères Meyer et leurs deux compagnons se remettaient en route. Le porteur de Guttannen avait été chargé de redescendre au camp de base ( situé sur l' alpage le plus élevé du Lötschental ) pour aller y chercher du bois, du lait et des subsistances qu' il devait ensuite ramener au bivouac.

Les conditions semblaient cette fois propices à la réussite de l' entreprise. Ils franchirent rapidement « ces masses de neige et de glace suspendues à la Jungfrau ». En revanche, le névé qu' ils devaient encore franchir pour atteindre le sommet tout proche leur donna passablement de fil à retordre: le fond glacé n' était en effet recouvert que d' une fine couche de neige. « A notre droite et à notre gauche plongeaient des parois vertigineuses; et pour atteindre la base du ressaut sommital de la Jungfrau, il nous fallait descendre le fil d' une étroite selle glacée. » A un piolet planté bien profondément dans la neige, ils fixèrent donc une corde pour pouvoir se laisser glisser. Cette phase de l' ascen leur inspira le commentaire suivant: « Nous nous étions installés à cheval sur l' arête neigeuse, et nous pûmes ainsi nous laisser glisser sans encombre, l' un après l' autre, jusqu' au pied du ressaut sommità/ ».

Ils commençaient à avoir le souffle court, ce qui les obligeait à de fréquentes pauses. Mais ils constatèrent avec bonheur qu' ils ne ressentaient aucun des troubles dont de Saussure avait souffert lors de son ascension du Mont Blanc et qu' il avait ensuite décrits: malaises, bourdonnements dans les oreilles, douleurs dues à l' épuisement ou au froid, etc. Le sommet scintillant de la Jungfrau était maintenant à portée de la main, mais de grosses difficultés attendaient encore nos quatre pionniers. Pour atteindre le sommet, ils furent obligés de grimper tant bien que mal sur une arête aussi acérée que glacée. A gauche, leurs regards erraient vers les profondeurs sombres de la vallée de Lauterbrunnen, alors que, à droite, ils apercevaient d' étranges formes de glace qui se profilaient derrière le Mönch dans la lumière de midi. Le chasseur de chamois Aloys Volker, qui marchait en tête, dut franchir encore une profonde crevasse qui séparait l' arête neigeuse du sommet. Peu de temps après, il se trouvait sur ce sommet tant convoité, où ses trois camarades le rejoignaient rapidement: il était à peine plus de deux heures de l' après, le 3 août 1811, et la « Vierge » venait d' être conquise!

Ce devait être une magnifique journée d' été, et, dans les mémoires qu' ils publièrent par la suite, les pionniers de la Jungfrau semblaient éprouver de la peine à trouver les mots propres à traduire l' intensité de leurs impressions. « Du sommet, on a une vue unique sur les vallées glaciaires, dont on saisit enfin à la perfection l' enchevêtrement. Le ciel sans nuages était d' un bleu sombre intense ( mais il n' est pourtant pas plus bleu que l'on a coutume de le voir de la vallée par temps très clair ), et tout baignait dans une atmosphère légère et pure. » Ils éprouvaient naturellement de la joie et de la fierté d' avoir ainsi mené à bien une si difficile entreprise. Pour bien attester qu' ils avaient atteint leur but, ils fixèrent la couverture noire qui leur avait servi de toit la nuit précédente aux montants d' une échelle qu' ils plantèrent profondément dans la neige. Hieronymus exprima alors l' espoir que ce drapeau improvisé « accueille amicalement celui qui viendrait après nous sur cette tour de glace que personne n' avait foulée avant nous depuis la création du monde ».

Ils regrettèrent de n' avoir emporté aucun instrument scientifique, avec lequel ils auraient pu faire de bonnes observations sur la propagation des sons à cette altitude. Mais ils purent toutefois constater que « le son semblait étouffé comme dans une chambre fermée et sans écho ».

Dans l' euphorie de cette heureuse première, ils échafaudèrent déjà de nouveaux plans: l' année suivante, ils partiraient « à l' as du Finsteraarhorn, en emportant cette fois tous les instruments nécessaires pour réaliser des mesures barométriques précises, afin de déterminer la nature exacte de ce grand pays de glace au cœur des Alpes helvétiques ».

Une descente difficile Ils passèrent environ une demi-heure au sommet, avant d' entamer la descente « avec toute la prudence voulue ». Tout commença fort bien, et ils passèrent même sans difficultés particulières ce passage de glace qui leur avait posé tant de problèmes à la montée. Mais ensuite, un des chasseurs de chamois fut saisi d' une soudaine panique, si violente qu' il faillit en perdre la raison. Il se plaignait en même temps de douleurs aux yeux, alors que ses compagnons ne ressentaient que « des brûlures sur la peau, dues à la vivacité de l' air et à la réverbération des rayons du soleil sur la neige ». On dut donc bander les yeux de l' in que l'on guida ensuite à la corde jusqu' au bivouac. Là, les deux frères se livrèrent encore à quelques observations géologiques, prenant des notes et ramassant aussi des petits échantillons de roche. Tard dans la soirée, notre heureux quatuor regagnait le camp de base où ils trouvèrent la subsistance que le porteur était allé chercher au Lötschental. Après s' être réchauffés à la douce chaleur du feu, ils s' étendirent dans leur très modeste refuge pour passer la nuit: « Après une journée si astreignante, le dur rocher nous semblait un lit tendre. » Le lendemain matin, les deux frères prirent congé de leurs valeureux compagnons valaisans, non sans leur avoir versé le salaire convenu, auquel s' ajouta encore un solide pourboire en guise de récompense pour les prestations fournies. Puis ils se dirigèrent vers le Grimsel avant de rejoindre Aarau, où ils s' empressèrent d' aller rendre compte à leur père de cette historique première.

Admiration et scepticisme Cette première suscita un grand intérêt en Suisse, en Allemagne, et même en France. Les deux frères consignèrent par écrit leurs souvenirs et leurs expériences, qui parurent la même année sous la forme d' une petite plaquette chez Heinrich Remigius Sauerländer à Aarau ( dans le cadre d' une série consacrée aux « découvertes récentes » ). Cet écrit attira certes l' attention, mais provoqua aussi quelque scepticisme. Certains pensaient, en effet, qu' il contenait des descriptions inexactes et même des affirmations sans doute contraires à la vérité. Et c' est notamment pour sauver l' honneur de son père et de son oncle que Gottlieb Meyer ( fils de Johann Rudolf et petit-fils de Johann Rudolf senior ) entreprit, le 2 septembre 1812, une deuxième ascension de la Jungfrau, pour démontrer l' inanité des doutes des sceptiques impénitents qui pensaient que les premiers ascensionnistes s' étaient trompés de sommet.

En guise de « preuve »: la nouvelle génération atteint le sommet de la Jungfrau Suivons maintenant Gottlieb Meyer et ses deux compagnons dans leur tentative de gravir pour la deuxième fois la Jungfrau: nous nous inspirons pour cela des notes de Johann Heinrich Zschokke ( 1771-1848 ) qui parurent à Aarau en 1813 sous le titre de Voyage dans les montagnes du canton de Berne et ascension de ses plus hauts sommets au cours de l' été /Ö/.2 ( Heinrich Remigius Sauerländer éditeur ).

Le trio était parti du lac Märjelen pour remonter le glacier d' Aletsch, et il avait établi son bivouac au Grünegg, au nord du Faul Berg ( aujourd'hui appelé Füllbärg ). « Le lendemain, à 5 heures du matin, les trois hommes se lançaient sur la mer de glace entre le Mönch et la Jungfrau, jusqu' au pied du colosse qu' ils avaient décidé de gravir et que les premiers rayons du soleil faisaient déjà briller ». Dans l' espoir de trouver un meilleur itinéraire que leurs prédécesseurs de l' année précédente, ils décidèrent de grimper par l' est. « Mais la face devenait toujours plus raide, au point que les guides finirent par s' écrouler, complètement épuisés ». Ils souffraient aussi de la faim: ils ne pouvaient, en effet, rien se préparer de chaud, car ils avaient oublié leur marmite au lac Märjelen. Ils durent ainsi se contenter de pain et de fromage accompagnés d' un peu de neige.

Comme son père l' année précédente, Gottlieb avait emporté une carte de son grand-père, à l' aide de laquelle il s' efforçait de trouver une voie praticable. Ils s' encordèrent à nouveau et se retrouvèrent bientôt tout près du sommet principal: il était onze heures du matin. Mais, pour atteindre le sommet, ils devaient encore franchir un dernier obstacle, sous la forme d' une paroi de glace verticale, et même parfois surplombante. Ils jetèrent deux perches par-dessus une large crevasse; « le guide de tête se hissa sur ces montants et commença à tailler des marches à l' aide d' une hachette, avant de fixer une corde à un pieu qu' il avait fermement ancré dans la paroi de glace ». Les autres se hissèrent à sa suite et franchirent le mur grâce aux marches qu' il y avait taillées. Sans aucun doute, les trois hommes étaient ainsi parvenus au col du Rottal: « On avait atteint la hauteur de l' arête neigeuse d' où le regard plongeait d' un côté vers les vallées déjà sombres du monde habité et de l' autre vers les abîmes tout remplis de glaciers. » L' un des deux guides était à ce point épuisé qu' il s' affala sur un bloc de glace: il était blême et ne pouvait presque plus parler. D' un simple signe, il indiqua à ses deux camarades qu' ils devaient continuer sans lui. Au bout d' un moment, « il commença pourtant à récupérer; il prit une pierre sur laquelle le soleil faisait fondre la neige, et il se mit à lécher l' eau qui en dégouttait. Après ce rafraîchissement, il put se remettre en route vers le sommet, à la suite de ses deux camarades ».

Le point le plus haut ( 4158 m ) fut atteint à deux heures de l' après, et les guides estimèrent que le sommet s' était profondément transformé depuis l' année précédente. Il n' y avait plus trace du drapeau noir que les pionniers avaient planté à cet endroit une année auparavant.

A propos du moment passé au sommet, Zschokke devait écrire: « Ils étaient comme flottants dans l' espace, avec un ciel intensément lumineux au-dessus d' eux et une mer de brouillard au-dessous, qui se déchirait parfois pour laisser apparaître le socle sombre de la terre. » Ils purent reconnaître sans peine le lac de Thoune, alors que les montagnes apparaissaient tout autour d' eux en pleine lumière: seuls le Mont Blanc, le Mont Rose et le Cervin étaient enrobés de fins nuages.

Pendant que les deux Valaisans louaient le Seigneur et juraient « à la Sainte Vierge de faire un pèlerinage à Einsiedeln si par bonheur ils ressortaient vivants de cette aventure », Gottlieb Meyer s' affairait avec son baromètre et son thermomètre: il nota la pression avec précision, et observa une température de 6 degrés au-dessus de zéro. A peu près au même moment, on relevait aussi la pression et la température au bord du lac de Thoune et sur la tour de l' église St-Laurent à Aarau, pour pouvoir ensuite confronter ces données avec celles recueillies par Meyer. Ce dernier voulait encore mesurer un certain angle avec son sextant, mais le brouillard montant l' en empêcha. En raison du temps qui était en train de se gâter, les guides insistaient d' ailleurs pour qu' on se mette rapidement en route. Mais pour laisser une preuve irréfutable de la réussite de cette deuxième ascension de la Jungfrau, on prit encore le temps de forer un grand trou dans la glace pour y planter une longue perche à laquelle on fixa un drapeau rouge2.

Les bancs de brouillard continuant à monter, il fut bientôt grand temps d' entamer une descente qui se déroula sans encombres. Vers sept heures du soir, ils se retrouvaient à leur camp de nuit, « non sans avoir été talonnés par le brouillard du sommet jusqu' à la cabane ».

2 Quelques jours plus tard, un journal bernois annonçait que ce drapeau était visible à la longue vue de Grindelwald.

3 La première du Mönch ne fut réalisée qu' en 1857 par le Docteur Porges, de Vienne.

4 L' Anglaise Winkworth fut la première femme à fouler le sommet le plus célèbre de l' Oberland bernois: c' était le 20 août 1863.

En guise de conclusion Gottlieb Meyer avait exprimé son intention de tenter le lendemain même la première ascension du Mönch3. Un épais brouillard l' en empêcha. Vers quatre heures du matin, une tempête se leva et il commença à neiger à gros flocons. Le lendemain matin, les trois alpinistes durent ainsi regagner les chalets du lac Märjelen dans de très mauvaises conditions météorologiques.

On notera avec un certain étonnement qu' il fallut attendre 16 longues années avant que le sommet de la Jungfrau fût à nouveau foulé4.

Traduction de Denis Girardet Sources Reise auf den Jungfrau-Gletscher und Ersteigung seines Gipfels. Von Joh. Rudolf Meyer und Hieronymus Meyer aus Aarau im Augustmonat 1811 unternommen. Aus den Miszellen für die neueste Weltkunde besonders abgedruckt ( Les citations renvoient aux pages 3, 5, 12, 18,20,22,23,24,25,30 ) Über Eis und Schnee. Die höchsten Gipfel der Schweiz und die Geschichte ihrer Besteigung. Von G. Studer. 1. Abtheilung. J. Dalp'sche Buch & Kunsthandlung Berne 1869 ( Les citations proviennent des pages 102, 109 ) Reise auf die Eisgebirge des Kantons Bern und Ersteigung ihrer höchsten Gipfel im Sommer 1812(Verfasst von Joh. Heinr. Daniel Zschokke ) Aarau 1813, bei Heinrich Remigius Sauerländer ( Les citations renvoient aux pages 5, 32, 33 34, 36 )

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