Les Kreuzberge - un siècle d'escalade | Club Alpin Suisse CAS
Soutiens le CAS Faire un don

Les Kreuzberge - un siècle d'escalade

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

This Isler, Grabserberg SG et Meinrad Gschwend, Altstätten SG Petit matin près de la Roslenalp « Un rocher excellent et des difficultés choisies » « Ce n' est pas leur grandeur ni leur altitude qui ont valu aux Kreuzberge leur réputation de plus beau terrain d' escalade des Alpes, mais bien la beauté rare et sauvage de leur forme, un rocher excellent et des difficultés choisies » écrivait Paul Schafflützel, du Toggenbourg, dans un article paru dans Les Alpes en 1943. Ces dents impressionnantes qui dominent de haut la vallée du Rhin saint-galloise n' ont rien perdu de leur fascination. Depuis cent ans exactement, l' histoire de l' escalade s' inscrit dans ces falaises calcaires abruptes.

A quatre pattes En 1893, on avait déjà construit plusieurs auberges attrayantes sur les sommets les plus connus de l' Alpstein, et les hôtes s' y pressaient chaque saison. En revanche, les Kreuzberge, difficiles d' accès et inhospitalières, étaient encore vierges. C' était déjà la fin novembre. Et voilà que Carì Egloff, de Saint-Gall, dessinateur en dentelles, et Johann Nänny, d' Appenzell, maître serrurier, parvinrent à démentir la réputation de ces montagnes: désormais, elles n' étaient plus inaccessibles!

Une neige profonde marquait l' accès à la brèche située entre la troisième et la quatrième tour. A quatre pattes, ils remontèrent le couloir raide et gelé et commencèrent l' ascension de la quatrième tour par une pente de gazon abrupte et couverte de glace. « Il n' était pas rare que le soulier trempé glisse sur le gazon tout gelé qui apparaissait sous la neige et plus d' une fois, nous avons été obligés de nous rétablir en plantant énergiquement notre piolet. » Les difficultés allaient toujours augmentant, surtout pour atteindre le sommet oriental, un peu plus haut que l' autre, à partir du sommet ouest. « Séparé de nous par un terrible gouffre, ce compagnon sauvage et arrogant se dresse devant nos regards envieux. » Aujourd'hui encore, cette traversée n' a rien d' agréable avec ses couloirs raides, exposés et remplis d' éboulis. Les premiers ascensionnistes durent affronter des difficultés supplémentaires dues à la neige et à la glace. Arrivés au but, ils ne ressentirent même pas la joie d' être au sommet, tant ils étaient inquiets pour le retour. Egloff reconnut avec franchise, dans l' article qu' il écrivit en 1894 pour la revue Alpina, que « dans ces conditions, il fallut toute l' énergie et le sang-froid d' un guide comme Nänny pour mener à chef cette entreprise sans accident ».

La deuxième ascension Ce n' est qu' en redescendant de la quatrième tour que les alpinistes découvrirent sur la troisième, qui leur faisait face, une voie plus facile et plus sûre: un couloir profond et très enneigé qui mène de la brèche presque jusqu' au sommet. Ils le remontèrent en utilisant la technique du ramoneur de cheminée, franchirent le goulet supérieur au moyen d' un coincement d' épaules et atteignirent le sommet. Quelques années après déjà, Egloff écrivait: « Des milliers de gens ont emprunté cette voie depuis lors et beaucoup ont senti là-haut le souffle de la liberté propre aux alpinistes, lorsqu' ils ont admiré, du haut du précipice vertical de la paroi sud, la vue impressionnante sur la vallée du Rhin, 1500 m plus bas. » Ainsi, Egloff et Nänny avaient réussi cette première ascension deux fois le même jour, soit le 5 novembre 1893.

La forteresse est prise Dès lors, l' interdit était tombé. Les Kreuzberge n' étaient plus inviolées. En 1941 encore, un article des Alpes affirmait que la première ascension des troisième et quatrième Kreuzberge « a plus de valeur que la conquête de n' importe quelle paroi nord dans les Alpes. Une splendide forteresse est tombée ». Egloff lui-même décrivit les voies sur ces deux tours comme des courses qui « peuvent incontestablement compter parmi les plus intéressantes de l' Alpstein. » D' ail, ces deux tours furent rapidement parcourues par d' autres grimpeurs.

Egloff et Nänny furent-ils vraiment les premiers? Egloff lui-même en doute. Des années avant lui, un berger serait monté derrière une de ses chèvres en franchissant la brèche entre la troisième et la quatrième tour. Un faucheur aurait même déniché des aigles au sommet de la huitième tour.

Un guide de l' Alpstein Carì Egloff réussit peu après d' autres premières. En 1894, il trouva le chemin du sommet de la deuxième tour, par une cheminée raide et une arête exposée. En 1895, il atteignit la huitième tour. Il fit cinq premières au total. C' est à lui que nous devons la division des Kreuzberge en huit sommets.

Carì Egloff est également l' auteur des guides de la région du Säntis, depuis la première édition en 1904 jusqu' à la cinquième édition. Il a créé ainsi une oeuvre modèle et complète. Il resta lié aux Kreuzberge jusqu' à un âge avancé: en 1938, il fêta sur la tour 5 son 70e anniversaire et, en même temps, sa 70e ascension de son sommet préféré. Nänny, son guide, n' avait pas officiellement le titre de guide. Mais cet alpiniste excellent conduisait fréquemment des clients dans l' Alpstein, de préférence dans les Kreuzberge, qu' il parcourait aussi très souvent seul. On lui doit la construction du sentier du Lisengrat au Säntis.

Les textes d' Egloff, surtout son livre illustré Alpine Majestäten und ihr Gefolge ( Leurs majestés les Alpes et leur suite ), dans lequel les Kreuzberge étaient présentés en détail, firent connaître ces montagnes loin au-delà de la Suisse. Ajoutez à cela que trois sommets de cette chaîne restaient encore à gravir. Du coup, un grand nombre de grimpeurs accoururent. Bien des cordées s' y retrouvaient presque chaque fin de semaine. La course pour l' ascension des derniers sommets avait commencé.

Un prix pour la première tour En 1903, Hans Dübi mit toute son énergie à vaincre la cinquième tour. Il était accompagné de sa femme, une alpiniste douée nommée Hermine Kläger. Du reste, on rencontre des femmes dans l' histoire de l' alpinisme aux Kreuzberge dès l' époque des pionniers, ce qui est plutôt inhabituel pour l' époque. Le 11 juin 1903, la cordée Dübi/Kläger réussit finalement l' ascension du cinquième sommet, par la face nord.

Mais les deux alpinistes ne s' en tinrent pas là et tentèrent leur chance au premier sommet, autour duquel une lutte acharnée s' était engagée. Il semble même qu' un prix en espèces ait été promis aux premiers ascensionnistes. Les meilleurs grimpeurs du moment s' essayèrent à cette montagne pourtant peu engageante: Carl Peretti, le célèbre Viktor Sohm, la cordée Richard Güttier/ Bernhard Schuh et même l' ancien, Nänny.

Ils attaquaient en général depuis le côté sud. A la vue des pentes de gazon extrêmement raides qui s' y trouvent, on est surpris aujourd'hui de la témérité des alpinistes qui s' y risquaient. Lorsque Hans Dübi et Hermine Kläger, accompagnés de Maurice Juilland, commencèrent la montée du versant sud de la première tour, ils trouvèrent une foule de traces laissées par leurs prédécesseurs. Eux aussi furent finalement contraints de faire demi-tour et c' est alors que la jeune femme fit une chute mortelle. Hans Dübi devint par la suite un alpiniste connu, mais il se retira pour toujours de la compétition des Kreuzberge.

L' échelle décisive Le 6 septembre 1904, Peretti, Güttier et Schuh firent cordée commune. Entre temps, plusieurs grimpeurs étaient parvenus jusqu' à l' arête, mais aucun n' avait réussi à franchir la profonde brèche. Si les trois alpinistes y parvinrent finalement, ce fut à l' aide d' une échelle de dix mètres de long. Aujourd'hui, on a peine à imaginer comment cette échelle a pu être hissée sur le versant sud. La voie qui devint plus tard la voie normale, celle qui emprunte les cheminées nord mouillées et délitées, ne fut découverte que l' année suivante. Cependant, Güttier et Schuh n' étaient pas satisfaits de la méthode de l' échelle. Ils s' efforcèrent de réaliser une ascension plus sportive: ils descendirent en rappel jusqu' au fond de la brèche, d' où ils remontèrent jusqu' en haut. Plus tard, les frères Müller, très actifs à l' époque et auteurs de nombreuses premières, réussirent à franchir la crevasse par un grand écart et à grimper ensuite du côté nord. C' est cette voie qui fut empruntée par la suite.

La plus petite vient la dernière II ne restait à gravir que la plus petite des tours des Kreuzberge, la sixième. Une série de tentatives, dont une « attaque aux chevilles de fer » menée par Pichl et Sohm, restèrent vaines. Ce fut de nouveau Richard Güttier qui trouva la voie du sommet, le 18 septembre 1904, avec Bernhard Schuh et Hans Blüthner.

Leur cheminement commençait dans les grottes au pied de la montagne, côté nord. En traversant par l' intérieur de la montagne, ils atteignirent la terrasse d' éboulis près de la niche rocheuse. Finalement, ils surmontèrent une fissure abrupte, lisse et souvent mouillée où ils s' écorchèrent les mains. Cette fissure est vraiment repoussante; tous ceux qui s' y hissent péniblement auront une pensée pour Guttler, car si actuellement quatre pitons sont en place dans cette longueur, il avait, lui, maîtrisé ce passage sans assurage et c' est donc à bon droit que la voie porte son nom.

Güttier a ouvert encore bien des voies dans l' Alpstein: il a gravi la paroi ouest des sommets 6 et 7, la paroi nord des 2, 3 et 4, la sud du 4 et la paroi est du 7. Enfin, en 1906, il a réalisé la première traversée de l' ensemble des huit sommets.

La cinquième tour devient une classique La cordée Pichl/Sohm était également très active à cette époque, mais contrairement au reste des Alpes où elle signa de nombreuses premières, elle eut peu de succès aux Kreuzberge. Les voies qu' elle avait ouvertes dans les tours 5, 7 et 8 ne furent pas répétées. Il en alla tout autrement pour l' arête ouest de la cinquième. En réalisant cette course le 12 septembre 1905 avec Karl Huber, ils réussirent un joli coup: une course très plaisante qui devint rapidement la préférée de nombreux grimpeurs.

La course aux premières qui durait depuis six ans avait rendu cette région si célèbre que des alpinistes toujours plus nombreux furent pris par le virus des Kreuzberge. Tout autour de ces dents, il y avait presque une ambiance de foire en fin de semaine et les alpinistes épris de tranquillité devaient chercher leur bonheur ailleurs. Les sommets des Kreuzberge étaient « faits », les gens normaux pouvaient s' y lancer. Durant les 25 années suivantes, il n' y eut pas d' événements marquants.

Des solitaires à la première tour Pourtant, les courses en solitaire de Walter Risch ressortent de cette période un peu terne. Habitant au pied des Kreuzberge, Walter Risch gravit la première tour plusieurs fois à partir de 1916. Il devint plus tard un guide de grande envergure, qui réalisa par exemple la première de l' arête nord du Badile. Aux Kreuzberge, il était seul la plupart du temps et partait hiver comme été. Une première particulièrement remarquée fut l' ouverture d' une voie empruntant la série de cheminées de la paroi sud-est. Il réalisa cette ascension en solitaire hivernale, alors même qu' elle est plus difficile d' un degré que toutes les voies existant à l' époque dans les Kreuzberge.

Une nouvelle la difficultés A la fin de l' automne 1928, Ernst Holderegger et Emil Tribelhorn inaugurèrent une tout autre échelle de difficultés en ouvrant des voies à l' arête nord-est de la 5e et dans la paroi est du Pouce, à la 6e tour. L' arête nord-est passa longtemps pour le problème d' esca le plus difficile des Kreuzberge. Cette voie franchit un ressaut vertical, puis, par une traversée extrêmement aérienne, passe sur le versant nord où une fissure verticale mène au sommet.

La voie du Pouce est particulièrement originale. Elle comporte un passage abrupt de 15 m de haut qui représenta la première voie de 6e degré dans les Kreuzberge. On assurait depuis tout en haut, sur une dent de l' arête ouest de la cinquième tour. On quittait le fond de la brèche par un grand écart et on devait surmonter le mur vertical, très haut au-dessus de la vallée du Rhin, à l' aide de prises minuscules. Si on ratait, on faisait un pendule dans les airs jusqu' à une petite niche de la tour 5...

C' était le test final, le passage clé de tout spécialiste des Kreuzberge. S' il arrivait à passer, il avait fait le plus difficile de tout le massif. A cette époque, personne n' aurait eu l' idée de planter un piton à cet endroit.

Un usage parcimonieux des pitons Les pitons étaient honnis, à l' époque. On en trouvait tout de même un, parfois, dans un passage clé. Il s' agissait souvent d' une simple cheville de fer ou d' un crochet de fenêtre. Pour le reste, le respect du rocher ne permettait pas de rabaisser la difficulté par la pose de pitons. Il n' y avait que les pitons nécessaires aux différents rappels. En 1943 encore, Samuel Plietz écrivait dans Les Alpes que les Kreuzberge ne constituaient pas un champ d' activité pour les « artistes pi-tonneurs ». Hans Biedermann, l' homme qui inaugura une série de voies nouvelles dans les années trente, appartenait encore à cette école. C' est lui qui ouvrit les voies les plus plaisantes dans les degrés de difficultés moyennes. On lui doit l' arête du pilier sud-ouest de la tour 7, qui porte son nom, et les deux côtes de la tour 3, encore à la mode aujourd'hui. Dans les années quarante, Max Herzig et Félix Melliger trouvèrent des voies de difficulté comparable et tout aussi belles dans la face ouest des tours 8 et 4.

Rivalités nationales Mais déjà, un nouveau groupe d' alpinistes s' était formé pour s' attaquer aux parois réputées infranchissables. Cette course pour l' ouverture de voies nouvelles n' aurait pas été pensable sans l' utilisation de pitons et de mousquetons telle qu' on la pratiquait déjà dans les Alpes orientales. Au centre des préoccupations de cette nouvelle génération de grimpeurs, on trouvait l' arête est de la tour 1. En 1935, des alpinistes allemands réussirent à trouver une nouvelle voie très athlétique dans la paroi nord-est; ce fut le coup d' envoi d' une série de premières. Dans l' Allemagne de Hitler, les alpinistes n' avaient pas bonne presse. Ils devaient souvent encaisser des remarques désagréables. Ainsi, dans le livre de sommet de la tour 6, après un long texte où un Allemand décrit tous les dangers encourus, un Appenzellois inscrivit simplement: « Choge cheibe Chöge! » ( A peu près: « Drôles de zèzès! » ) Deux cordées venues de Suisse orientale sortent du lot des nombreux bons grimpeurs de l' époque: Sämi Pulver et Noldi Duttweiler, ainsi que Paul Hell et Paul Schafflützel. Le succès de l' équipe munichoise autour de Berti Lehmann avait été pour eux une défaite. C' est pourquoi ils se dépêchèrent de répéter cette voie pour se concentrer ensuite sur la directe de l' arête est de la tour 1.

De nombreuses cordées avaient déjà tenté de conquérir les fissures-cheminées verticales du milieu de la paroi. Mais toutes les tentatives étaient restées vaines, jusqu' au 29 août 1937. On a peine à imaginer aujourd'hui à quel point cette course intéressait les gens et attirait des spectateurs. Ainsi, le jour de leur première, Paul Hell et Paul Schafflützel tombèrent sur un nombreux public venu pour les observer et faire des paris sur leurs chances de succès!

Une chute dans l' abîme On lit dans les notes des premiers ascensionnistes: « En silence, nous nous équipons pour cette difficile ascension. C' est drôle, Escalade au Pouce. En cas de chute, le premier de cordée pendule en un grand arc jusque dans une fenêtre rocheuse tous nos doutes sont balayés, les mousquetons cliquent d' impatience à nos baudriers... Je tourne prudemment le coin et je découvre avec amusement toute une série de chevilles de fer rouillées... Mais bientôt, des dalles grises sans aucune prise nous bouchent complètement le passage. Une fissure de la largeur d' une main raye le surplomb et au-dessous, des boucles de rappel pourrissent dans un anneau rouillé. Maintenant, nous savons à quoi nous en tenir. » Cette fissure va encore laisser un souvenir désagréable à de nombreux autres grimpeurs malheureux. Hell et Schafflützel traversèrent en adhérence une dalle très raide pour rejoindre l' arête. Soudain, un bloc se détacha et entraîna le premier de cordée dans l' abîme. Un piton mal posé retint la chute. Avec une détermination farouche, les deux grimpeurs essayèrent alors de forcer le passage jusqu' à la cheminée géante et largement ouverte qui les dominait. « Nous y serons bien cachés durant les heures à venir et soustraits aux regards curieux de la foule bruyante massée à la Saxerlücke et qui évalue nos chances... Vers le haut, la fissure devient surplombante, délitée et envahie de boue. Il faudra utiliser beaucoup de pitons car maintenant, nous n' avons plus droit à l' erreur ».

Les grimpeurs s' étaient encordés à la taille avec le nœud de bouline; leur corde était en chanvre. Dans les longueurs, le premier plantait six à dix pitons. Une chute trop haute ne pouvait être supportée ni par les pitons, ni par la corde, ni par les os de la poitrine et de la colonne vertébrale. Le second de cordée enlevait tous les pitons, sans exception.

La traversée jusqu' à l' arête une fois réalisée, les longueurs suivantes leur parurent faciles. Ils atteignirent le sommet au bout de onze heures de varappe. « L' arête Est est enfin traversée. Ce qui a été refusé à d' autres et ce que nous osions à peine espérer il y a quelques heures encore, est enfin accompli. Mais nous n' avons pas le sentiment d' être des vainqueurs. La simple conscience que la vie nous est offerte à nouveau remplit tout notre être intérieur. » Critique de la « quincaillerie » Cette réussite déclencha dans la presse une vive controverse. L' admiration et le refus s' y exprimaient tour à tour. Dans le St. Galler Tagblatt, Karl Kleine écrivait par exemple: « Désormais, un des derniers grands problèmes de l' Alpstein est résolu. Nous accordons aux jeunes gens que cette victoire a été durement acquise. L' arête Est est tombée, mais seulement à l' aide de moyens artificiels, d' un grand déploiement de quincaillerie. Celle-ci est maintenant arrivée chez nous, après que les Alpes orientales l' ont adoptée. Mais nous ne pourrons jamais l' ac. La conquête des Alpes devient ici un sport, une compétition, mais pour nous ce triomphe est bien regrettable. Cela n' a rien à voir avec l' alpinisme et il serait souhaitable que cette course ne soit pas répétée ni mentionnée dans le guide du Säntis. » Pourtant, la course fut bel et bien décrite dans le guide publié huit ans plus tard, sous la plume de... ce même Karl Kleine! Sa critique des nouvelles méthodes avait donc vite passé à l' ar!

Un an à peine après son succès à la tour 1, la cordée Hell/Schafflützel résolut encore deux autres problèmes: la gorge de la paroi nord de la tour 3 et la face sud, haute de 300 m, de la tour 2. Ces voies, de difficulté 5 et 6, sont encore souvent parcourues aujourd'hui. Il n' en est pas de même pour les voies de leurs concurrents, Sämi Pulver et Noldi Duttweiler. Ces derniers ouvrirent des voies, entre autres, au pilier sud-ouest de la tour 1, dans les parois sud des tours 4, 5 et 7, les parois ouest des tours 4 et 8 ainsi qu' une variante à la paroi sud de la tour 2. La plupart de ces voies extrêmes ne furent répétées que rarement. Les fissures raides qu' elles empruntent, parfois humides et délitées, témoignent des capacités extraordinaires et surtout du courage de ceux qui les ont ouvertes.

L' alpiniste au petit ventre Les voies ouvertes par Franz Grubenmann entre 1943 et 1945 ne furent pas non plus beaucoup répétées. A la troisième tour, le passage clé de la fissure de la paroi nord passe encore maintenant pour une rude épreuve nerveuse, tandis que l' intégrale de la traversée de la paroi du Pouce jusqu' au sommet comprend un pas très audacieux dans le degré de difficulté le plus élevé de l' époque. Cet excellent membre de la colonne de secours garda pendant de longues années son style d' escalade quasi félin. Alors qu' il était déjà assez âgé et doté d' un petit ventre, il escaladait encore le Pouce avec élégance. L' escalade des difficultés se poursuivit avec Fredy Bürke et Alfred Künzle, qui ouvrirent en 1945 une voie très audacieuse et directe dans la paroi nord de la tour 1. Encore plus abrupte et dénuée de prises, la paroi nord de la tour 4, avec sa cuirasse de dalles, exigea la pose de nombreux pitons « lame de couteau », spécialement fins. Dans ce cas, la plus grande partie de la voie fut conquise, peut-être pour la première fois, grâce à la technique. Un an plus tard, Bürke et Baumann ouvraient un « passage clouté » dans les surplombs délités de la paroi sud de la tour 6. Mais cette voie était si effrayante qu' il ne se trouva guère d' amateurs pour la répéter.

Ainsi se termina la deuxième période d' ouverture des Kreuzberge, qui avait inauguré les grandes courses de 6edegré.

D' autres tabous tombent Toutes les parois étaient désormais parcourues par plusieurs voies. Mais ceux qui croyaient qu' il n' y avait plus rien à ouvrir dans les Kreuzberge au début des années 50 se trompaient. Un premier coup de maître, dû à Max Niedermann et Hansi Frommenwiler, fut l' ouverture du « Vol » à la paroi nord de la tour 1, le 10 août 1953. Cette voie - baptisée d' après la chute de ceux qui répétèrent la voie en troisième et en quatrième - est souvent désignée comme la plus esthétique des Kreuzberge. Une semaine plus tard, Hansi Frommenwiler était de nouveau à la tour 1. Il y mena un combat acharné de quatre jours pour la directe du pilier sud. Avec son compagnon Ernst Hörler, il fit tomber un autre tabou en utilisant les premiers pitons à expansion.

L' année suivante, Max Niedermann poursuivit sa série d' ouvertures, cette fois en compagnie de Seth Abderhalden. Ils firent d' abord la paroi sud de la tour 3, très à l' écart, puis en deux jours d' efforts, le dièdre sud de la tour 2. Cette voie est toujours la plus longue des Kreuzberge et elle est souvent parcourue, malgré ses difficultés soutenues de 5e et 6e degré.

Dans l' itinéraire le plus récent des Kreuzberge: le « Jubiläumsweg », dans la face S de la 5e tour La face N de la Ve tour. A g., la voie « Gelbes Plät-teli », puis « Kolonnen-tüürli », « Alter Nord » et « Flugroute ». A dr ., gorge de la voie normale, avec la brèche Vue plongeante depuis l' arête Biedermann, à la 7e tour La face N de la 3e tour. Près des lignes se croisant en X dans la partie gauche de la paroi: à g., la « Veloroute »; dans la série de fissures suivante: fissure Grubenmann; dans la gorge: la voie « Nordwand »; sur la dalle ensoleillée, à droite: « Gumminord », « Herzlipfad », « Schiipp-Mweg » et « Flora alpina » 38De la foule...

Le guide du Säntis publié en 1954 par Ruedi Schatz fit connaître les voies nouvelles à un large cercle d' alpinistes. Ils étaient toujours plus nombreux à s' y essayer. A chaque printemps et chaque automne, c' était la foule, et même les voies les plus dures furent souvent parcourues. Les films de Paul Etter et les photos de Herbert Maeder contribuèrent aussi à faire connaître la région.

Une telle affluence n' alla pas sans créer des problèmes: ainsi, il arrivait que les colonnes de secours interviennent plusieurs fois par dimanche pour sauver des accidentés, rechercher des morts et descendre des blessés dans la vallée. Alors que dans d' autres régions sévissait la fièvre des « directissimes », les Kreuzberge restèrent à l' écart de cette tendance. Une exception tout de même: le pilier Ruggli à la tour 8, une voie ouverte en 1972 par Edi Brunner et Sepp Ruggii.

.. .à la solitude A peine le mouvement de l' escalade libre, venu d' Amérique, avait-il gagné les Alpes, que les premières voies difficiles des Kreuzberge furent parcourues en libre. Un premier exploit fut réalisé par Bruno Büchler et Beda Fuster, deux pionniers de la génération des grimpeurs sportifs appenzellois. Ils maîtrisè-rent dans le nouveau style une fissure surplombante de la paroi orientale de la tour 1. En 1981, Hans Howald parcourut deux fois cette paroi est de la tour 1 par des voies nouvelles. Même dans les longueurs de 7e degré, il renonçait à planter des pitons. Son compagnon de cordée était l' infatigable Ernst Neeracher, qui déjà dans les années cinquante avait répété la voie Niedermann et qu' on rencontre encore aujourd'hui dans des voies de 7. Bruno Büchler et Herbert Schawalder ont encore ouvert en 1983, « en s' écorchant les mains », une voie où ils ont renoncé aux pitons de sécurité. Ensuite, les grimpeurs sportifs se tournèrent vers d' autres buts dans l' espace alpin et les Kreuzberge retrouvèrent une certaine tranquillité.

Brusque changement de temps à l' Amboss, vu depuis la cabane Roslen Rééquipement d' anciennes voies Mais cela ne signifie pas que tout soit devenu calme en matière de premières. Plusieurs voies de 7, qui exigent des capacités bien au-dessus de la moyenne, ont été ouvertes. En toute discrétion, un grimpeur de l' ancienne garde ouvrait des voies nouvelles, parfois abominables: Gernot Wersin. Ses voies, qui empruntent en partie un rocher très difficile, délité et herbeux, ne sont pas à la mode; les exigences qu' elles posent sont vraiment trop élevées.

Ces dernières années, à côté de Reinhard Buche, Markus Rusterholz et l' auteur du Kletterführer Alpstein, Philipp Hostettler, ce sont surtout les membres de la colonne de secours de Sax qui sont très actifs. Toute une série de voies nouvelles est à mettre au compte de Thomas Gschwend et Werner Heeb. Leur grande sensibilité et leur excellente connaissance du terrain leur permettent de récolter de nombreux succès. Ils ouvrent, toujours depuis le bas, de magnifiques voies de degré et de style classique dans un rocher en général très solide. Ils sont les premiers à s' aider régulièrement d' une perceuse électrique. Mais Thomas Gschwend et Werner Heeb s' efforcent avant tout de nettoyer toutes les voies anciennes et fréquentées, et de les équiper de pitons fiables. Et s' ils le font, c' est aussi parce qu' ils sont responsables pour cette région de la colonne de secours de Sax.

Nombreux sont les alpinistes qui ont ouvert des voies dans les Kreuzberge. Les possibilités d' escalade y sont donc variées. On peut constater avec satisfaction que, jusqu' à présent, aucun professionnel de la grimpe alignant les voies les unes après les autres n' est venu dans la région.

Il y a exactement 100 ans, Carl Egloff donnait au récit de sa première ascension des tours 3 et 4 le titre de « dernière conquête de la région du Säntis ». Il voulait dire par là qu' une époque se terminait. En même temps, c' était le début de toute une évolution qui posait régulièrement de nouvelles échelles de difficultés. Pour les générations à venir, les Kreuzberge continueront d' exer cer leur attrait. A condition, toutefois, que nous accordions à cette région dans son entier l' attention nécessaire et que, dans le domaine de l' escalade, on garde pour les nouvelles générations de grimpeurs « l' impossi » d' aujourd.

Traduit de l' allemand par Annelise Rigo

Feedback