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L'Etang de Gruère

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Marcel Joray, Dr es se.

Avec 1 illustration ( 133 ) et 1 diagrammeBienne ) A mi-chemin entre Tramelan et Saignelégier, quitte donc la route un instant, voyageur enfiévré. Que te sert-il de rouler toujours plus vite et toujours plus loin. A tout voir plus vite, tu verras de plus en plus mal, jusqu' à ne plus avoir le temps de voir, jusqu' à désap-prendre à voir et à sentir.

Tu veux fuir? Fuir le bruit. Fuir les hommes. Fuir les réalisations des hommes car, comme tu dis, il n' y a plus un mètre carré de nature intacte.

A deux pas de la route, pourtant, tu verras l' Etang de la Gruère. Tu le contourneras, non sans risquer de glisser dix fois dans les fossés tourbeux. Tu t' enfonceras au plus profond de la forêt. Là, y es-tu? Est-ce bien le dépaysement total? Rien que la nature encore vierge. Des pins ( Pins à crochets, Pinus uncinata ), petits et tout chargés de lichens, t' isolent du monde. Tu n' es plus aux Franches-Montagnes: les arbres sont nordiques, les plantes laponnes ou sibériennes. Mirage? Mais non, c' est bien un réel lambeau de Laponie, refoulé jusqu' ici à l' époque glaciaire et qui s' y maintient, presque inviolé, depuis des millénaires.

Disséminés dans la multitude des pins, tu verras quelques bouleaux ( Betulapubescens ) et même le rarissime bouleau intermédiaire ( Betula intermedia ). Parmi les airelles et les myrtilles, il est une autre espèce buissonnante de grand intérêt: un arbre nain, de soixante à quatre-vingts centimètres de hauteur à peine, aux minuscules feuilles rondes et crénelées, de la grandeur d' une pièce d' un sou, c' est le bouleau nain ( Betula nana ). Cet arbre rare, une relique glaciaire, prospère ici par milliers d' exemplaires.

Le sol, ou ce qui en tient lieu, n' est qu' un immense tapis spongieux colonisé par une multitude d' espèces de sphaignes ( Sphagnum ), mousses particulières des marais-bombés qui se gorgent d' eau de pluie et la conservent durant les longues périodes de sécheresse, mais qui périraient très vite si les eaux de ruissellement, calcaires, parvenaient à les atteindre. Elles sont vertes, jaunes, brunes, rouges même; le pied y enfonce et pour peu que tu y plonges la main tu t' apercevras qu' à la base elles sont noires et terreuses, partiellement humifiées déjà; ce sont elles en effet, plantes immortelles se décomposant par la base tout en poussant constamment de nouveaux rameaux en surface, qui ont accumulé ici une couche de six à huit mètres de tourbe. Ce tapis multicolore s' émaille en ce mois de juin des plumets blancs de la linaigrette ( Eriophorum vaginatum ), des minuscules clochettes de l' andromède ( Andromeda Polifolia ). Tu devras te baisser pour apercevoir les tiges grêles et les feuilles minuscules de la canneberge ( Oxycoccus quadripetalus ) et deux laiches calcifuges peu répandues, le Carex pauciflora et le Carex limosa. Mais, oh merveille, que sont ces perles brillantes serties en couronnes sur une rosette de feuilles rouges plaquées au sol? Ce sont les poils glandulaires du rossolis ( Drosera rotundifolia ), plante insectivore dont les feuilles se replient sur les imprudents moucherons qui s' y sont englués. Et là, tout près, le lichen des rennes, ou mousse d' Islande ( Cetraria islandica ), autre plante relictaire, voisine avec les cladonies et les bruyères. Si tu pousses tes investigations jusqu' aux limites de la tourbière et du pâturage, tu verras le trèfle des marais ( Menyanthes trifoliata ), le comaret ( Comarumpalustris ), les feuilles allongées de la renoncule n' ammette ( Ranunculus Flammula ), la rosette vert tendre de la grassette ( Pinguicula vulgaris ), parmi des saules à oreillettes ( Salix aurita ) et des saules rampants ( Salix repens ).

FLÂNERIE A L' ÉTANG DE LA GRUÈRE Diagramme pollinique résultant de l' analyse des tourbes de l' Etang de la Gruère Le diagramme de l' évolution forestière se lit de bas en haut; les parties basses donnent l' image de la composition des forêts les plus anciennes, chaque arbre étant exprimé en pour cent du nombre total des arbres ( à l' exception du noisetier, considéré comme arbuste, et exprimé en pour cent des arbres, ce qui explique qu' il peut dépasser 100 % ).

( Tiré de Marcel Joray, L' Etang de la Gruyère, étude pollenanalytique et stratigraphique de la tourbière.

Matériaux pour le levé géobotanique de la Suisse, vol. 25. ) —x— Sapin _û— Epicéa _a— Aune -m- Chênaie -tr- Mètre BouleauPin .+- Noisetier Saule Trêve de mots latins! Tu as bien droit à t' asseoir là, sur le haut bord de la presqu'île. Et tu pourras te prendre à songer au passé.

Les assises successives des couches tourbeuses, superposées ici depuis le retrait des glaciers quaternaires, recèlent d' innombrables restes végétaux. L' analyse microscopique permet notamment d' identifier les grains de pollen fossiles, caractéristiques de chaque plante, et d' en tirer la connaissance des successions forestières du pays, depuis quinze mille ans.

I

Les méthodes d' analyse microstratigraphique ne manquent pas d' intérêt puisque nous leur devons de savoir que le plateau fut tout d' abord colonisé par les saules, les bouleaux, par les pins ensuite, puis, il y a huit mille à dix mille ans, par des forêts presque pures d' ormes, de tilleuls et de chênes. Des forêts de chênes à cette altitude? Oui, ce qui prouve qu' à cette époque lointaine le climat était plus doux que celui d' aujourd. A la suite de nouvelles modifications climatiques le sapin envahit le pays, puis le hêtre qui céda finalement le terrain à l' épicéa.

Ainsi les tourbes t' ont révélé leur secret. Elles ne sont pas un dépôt du déluge, ainsi que le voudrait certaine tradition populaire. Elles se sont lentement édifiées, au cours des quinze derniers millénaires et portent encore tous les éléments initiaux d' une végétation non contrariée. Il valait la peine, tu l' as compris, de faire de l' Etang de la Gruère une réserve naturelle.

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