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L'Himalaya en 1934

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Marcel Kurz.

Trois grandes expéditions européennes étaient prévues pour 1934 et toutes trois devaient partir de Srinagar, capitale du Kashmir. L' une, allemande, comptait gravir le Nanga Parbat ( 8115 ); l' autre, internationale, allait s' atta à un géant du Karakoram; la troisième, italienne et plus modeste, projetait la traversée des glaciers d' Hispar et de Biafo ( Karakoram ).

Le hasard seul semblait avoir concentré les ambitions des conquérants sur cette extrémité de l' Himalaya. Un journal de Calcutta a même parlé de « congestion » et s' est ému à l' idée que tant d' étrangers allaient s' abattre sur ces montagnes, comme un vol d' oiseaux de proie. Puis on s' est récusé, avouant que le Kashmir est assez grand pour cent expéditions, à condition, bien entendu, de tout emporter avec soi, le pays étant aride et très pauvre.

Finalement, la réalité fut différente de ce que l'on avait prévu. Deux expéditions seulement se mirent en route: celle de Merkl pour le Nanga Parbat et celle de Dyhrenfurth pour le Karakoram. Dainelli, par contre, n' est pas venu, et ses projets sont renvoyés à l' année prochaine. Mais, beaucoup plus à l' est, un troisième larron surgissait inopinément pour s' attaquer seul et clandestinement à l' Everest... Son aventure, toute inofficielle qu' elle soit, n' en est pas moins sensationnelle et digne de retenir notre attention. Nous en reparlerons plus loin.

Considérons tout d' abord les deux expéditions principales, celles qui, normalement et régulièrement, avaient obtenu l' autorisation du Gouvernement de l' Inde et du Maharaja du Kashmir pour traverser ce territoire 2 ).

Jamais Srinagar n' avait vu tant d' alpinistes qu' au début de mai 1934. Cela rappelait les beaux jours d' avant à Courmayeur, Zermatt ou Chamonix. Mais au lieu du « Savoie », du « Mont Rose » ou de la « P. D. A. », le « Nedou' s », unique hôtel de l' endroit, servait de rendez-vous.

Les deux équipes logeaient sous son toit et, en somme, la rivalité n' était guère apparente, l' enjeu n' étant pas le même. Et pourtant chacune d' elles espérait bel et bien gravir seule le premier sommet de 8000 m. C' est là sur- tout que résidait la concurrence. Comme on le verra, ce premier 8000 n' est pas encore conquis 1 ).

Dans son camp, Willy Merkl avait rassemblé la plus forte équipe qui se soit jamais mesurée aux géants himalayens. Il y avait là toute la crème des alpinistes allemands et autrichiens: Willi Weizenbach ( celui des parois nord ), Erwin Schneider ( celui des 7000 — il en détient le monopole ), Ulrich Wieland ( ancien combattant du Kantsch ), Aschenbrenner et Bechtold qui, avec Merkl, en étaient à leur deuxième tentative. A part Welzenbach, tous ceux-ci avaient déjà fait leurs armes dans l' Himalaya.

Merkl avait préparé son expédition jusque dans les moindres détails et semblait avoir tous les atouts dans son jeu: de l' argent surtout, généreuse contribution des cheminots nazis, qu' il avait su gagner à sa cause. Solidement épaulé, il partait premier sous le sceau de la croix gammée. Grâce à cet appui officiel, il obtenait ce qu' on lui avait refusé en 1932: l' autorisation de passer par le Chilas et de suivre la voie d' approche la plus facile et la plus naturelle. Il avait à son service une brigade de topographes qui allaient opérer par stéréophotogrammétrie. Enfin, instruit par l' expérience, il avait choisi et engagé lui-même à Darjiling une trentaine de « tigres » — ces fameux coolies népalais qui se sont couverts de gloire à l' Everest ou au Kantsch — auxiliaires indispensables dans cette région du Kashmir, où les indigènes ne valent rien en haute montagne.

Dyhrenfurth, au contraire, avait eu beaucoup de peine à trouver les fonds nécessaires. En 1930, lors de notre tentative au Kantsch, il avait tourné un film documentaire et savait, par expérience, que ce genre de films ne rend plus actuellement. Très large d' idées comme toujours, il projetait cette fois-ci un grand film avec régisseur, diva et acteurs professionnels de premier ordre. Cela coûte beaucoup d' argent et, pendant près de deux ans, il chercha vainement les fonds en Suisse. Partout il se heurtait à la méfiance des financiers. A la onzième heure, il se décida à essayer en Allemagne et là, en moins de quatre semaines, il réussit à trouver et à « sortir » l' argent nécessaire.

Le départ fut nécessairement retardé, puis précipité. Il y eut des défections et des remplacements au dernier moment. Finalement sa troupe, mitigée d' alpinistes, de filmeurs et d' acteurs, se montait à une quinzaine de personnes. Elle s' embarqua à Gênes, le 13 avril, sur le même navire que le gros des Nazis.

Je l' avais précédée à Srinagar d' une quinzaine de jours pour organiser le transport. Nous comptions, nous aussi, quelques fameux as, malheureusement sans expérience himalayenne: André Roch et James Belayeff représentaient l' école genevoise; Hans Ertl et Albert Höcht l' école munichoise. Ces deux paires constituaient notre « chair à canon », mais il eût fallu en avoir quatre, et non deux, à lancer à l' assaut. Leur rivalité, pensions-nous, devait compenser en quelque mesure la pénurie de nos forces. L' expédition était donc internationale, avec majorité suisse parmi les alpinistes: Dyhrenfurth et sa femme naturalisés Uranais, Roch de Genève, le docteur Winzeler de Schaffhouse et moi de Neuchâtel. Belayeff est Anglais et Piero Ghiglione représentait bravement l' Italie. Il venait de gravir l' Aconcagua et était rentré à toutes voiles pour nous rejoindre.Vous n' imaginez pas une expédition au Karakoram sans participation italienne!

Pour le film, Dyhrenfurth s' était assuré le concours des principaux as du « SOS Eisberg », tourné au Groenland: le régisseur Marton et sa femme ( diva ), Gustav Diessl, Richard Angst et Fritz von Friedl l ).

Le désastre du Nanga Parbat.

L' expédition allemande quitta Srinagar les tout premiers jours de mai avec 500 coolies. Elle laissait l' impression d' être cousue d' or et sûre de vaincre. Comme la première fois, elle suivit tout naturellement la route séculaire des Pamirs qui passe au pied même du Nanga Parbat, itinéraire relativement court et facile, en comparaison des voies d' approche au Karakoram. Seul le Burzil Pass ( 4200 ) fortement enneigé, peut donner du fil à retordre aux coolies et doit être franchi de nuit.

A Astor, le 10 mai, grand relai et échange des 500 coolies contre des porteurs frais. A Bunji, deux marches plus loin, on quitte la route des Pamirs et, tournant brusquement au sud-ouest, on s' enfonce dans le Chilas, en suivant les rives de l' Indus jusqu' à « Rakiotbridge ». Ici le Rakiot se jette dans l' Indus; son vallon et son glacier jalonnent la voie la plus naturelle pour gagner la grande dorsale du Nanga Parbat.

En 1932, Merkl était arrivé trop tard à pied d' œuvre. Cette fois-ci, il arrivait trop tôt. L' hiver avait été très doux et très sec dans tout le Kashmir. Comme conséquence, avril et mai furent maussades et il tomba beaucoup de neige à une époque où elle aurait, au contraire, dû fondre et disparaître. La « Märchenwiese » ( voir Les Alpes, 1933, face à p. 377 ) était encore complètement blanche; l' enneigement à peu près pareil à celui de nos Alpes à la fin de mai, après les grosses précipitations du printemps, c'est-à-dire à son maximum. Il fallut donc se résoudre à camper plus bas, à la limite inférieure des neiges. Ce fut un premier accroc au programme et une attente forcée de huit jours ( du 17 au 25 mai ).

On en profita pour congédier les 500 coolies cachemiriens et engager ( en plus des tigres ) une quarantaine de porteurs baltis qui commencèrent le transport de cette base temporaire à la base permanente.

Celle-ci fut installée au delà de la prairie, derrière la grande moraine du Rakiot. Puis progressivement, on poussa les premiers camps sur le glacier et les névés du Rakiot, à peu près aux mêmes emplacements qu' en 1932, c'est-à-dire dans un terrain connu et relativement facile.

Juin s' annonçait superbe, les conditions de neige s' amélioraient chaque jour, les sahibs étaient en excellente forme; bref, tout semblait aller pour le mieux lorsque, brusquement, Alfred Drexel succomba à une pneumonie foudroyante, en moins de 48 heures. Tout le monde redescendit à la base et, le 11 juin, par un temps merveilleux, on lui fit d' émouvantes funérailles sur la grande moraine, au pied des somptueuses parois de glace, dans un des plus beaux sites de l' Himalaya.

Cette mort intempestive entraîna naturellement un nouveau retard. En outre, les rations nécessaires aux « tigres » n' arrivaient pas. Ces coolies bouddhistes se nourrissent d' une farine spéciale ( tsampa ) et ne veulent rien savoir de la farine du Kashmir ( ata ). Au lieu de l' acheminer d' Astor directement par les cols, on lui fit faire tout le détour par le Chilas. Il fallut attendre encore et cette attente fut fatale. Elle dura du 11 au 22 juin, alors que le temps était merveilleux.

D' autre part, la provision de kerosine ( pétrole ) s' épuisait très vite, comme toujours lorsqu' on n' a pas soin d' emballer les bidons dans des caisses bien fermées et numérotées, chaque porteur étant responsable de sa caisse. Rien n' est plus facile, en effet, que de faire « transpirer » ces bidons pour en diminuer le poids. C' est un truc ancien et très simple, utilisé par les coolies dans toutes les expéditions 1 ).

Lorsqu' enfin la tsampa fut arrivée, juin touchait à sa fin. Ce fut le seul beau mois de tout l' été et, par un malencontreux concours de circonstances, il fut impossible d' en profiter. On décida alors de brusquer l' attaque — surtout pour ne pas être à court de kerosine. Le 25 juin, le camp IV fut réoccupé. Il se trouvait sur un plateau que forme l' arête faîtière entre les pics Rakiot et Chongra. Par manière d' entraînement, on s' amusa même à refaire l' ascen de ce dernier, déjà gravi plusieurs fois deux ans auparavant.

Les tout premiers jours de juillet, on se mit à préparer sérieusement la route à travers le Rakiot Pk. En 1932, l' expédition avait contourné ce pic par le versant nord qui présente des pentes très raides et dangereuses. Cette fois-ci, fort sagement, on préféra le traverser. Le camp V fut installé sur l' épaule neigeuse au pied des rochers et dans ces rochers on fixa des cordes pour faciliter le passage aux coolies chargés.

Malheureusement, on avait trop escompté des tigres, de leurs capacités et de leur résistance. Peut-être aussi étaient-ils fatigués par les transports continuels, ou affaiblis par une nourriture insuffisante? Bref, il y eut de nombreuses défections et, au moment de déclancher l' attaque décisive, plus de la moitié d' entre eux était hors de combat. Il fallut naturellement réduire le nombre des sahibs en proportion et, finalement, les six meilleurs se mirent en route avec une douzaine de tigres.

Le 4 juillet, après avoir traversé le Rakiot Pk. ( 7060 ), ils installent le camp VI au delà de ce pic, sur la large selle neigeuse ouverte entre celui-ci et le double sommet est du Nanga. Cette selle marque le point extrême atteint en 1932 et cote environ 6900 m. De là, l' arête neigeuse faîtière monte régulièrement vers le collet séparant les deux sommets orientaux. Ce collet fut baptisé Silversaddle.

Le 5 juillet, on s' élève le long du faîte et l'on installe le camp VII au pied du Silversaddle, à 7100 m. seulement. Tout ce parcours fut rendu très pénible par la neige poudreuse et profonde. Schneider et Aschenbrenner, Wieland et Weizenbach ouvrent la trace à tour de rôle. Merkl et Bechtold suivent derrière avec 13 coolies.

Le 6 juillet, mer de brouillards. Bechtold se décide à redescendre avec deux coolies malades ( Thandu et Norbu ) et n' atteint que très difficilement le camp IV, par suite d' une tempête de neige. Les autres tigres voudraient bien redescendre, eux aussi, mais, à force d' insistance, les cinq sahibs finissent par les entraîner.

Après une longue taille de marches, exécutée par Schneider et Aschenbrenner, ceux-ci, très en forme, parviennent au Silversaddle ( 7600 m .) et débouchent enfin sur le grand plateau neigeux supérieur 1 ).

On connaissait déjà l' existence de ce plateau pour l' avoir aperçu du Buldar Pk. lors d' une reconnaissance. Les sommets est et nord en forment comme les piliers d' angles. A l' ouest il se relève et culmine en une sorte de coupole neigeuse ( 7950 m. environ ) où commence l' arête finale qui conduit au point culminant. C' est près de là que l'on devait installer le dernier camp.

Par un vent violent, Aschenbrenner et Schneider traversent le plateau neigeux dans toute sa longueur et gagnent le pied de la coupole. Rapides comme ils le sont, 3 à 4 heures leur suffiraient maintenant pour gagner le but suprême. Mais ce sera pour demain... Du reste, les autres sont restés près du Silversaddle et y installent le camp VIII, les tigres ne voulant pas aller plus loin. Les deux Autrichiens sont donc obligés de revenir en arrière. Jamais on n' avait été aussi près d' un sommet de 8000 m.

Jusqu' alors, le Nanga trônait au-dessus de la mer de nuages qui ne montait guère à plus de 6800 m. Mais dans la nuit du 6 au 7, la tempête se déchaîne et devient terrible. La neige poudreuse s' infiltre dans les tentes les mieux fermées et les bâtons sont rompus par la violence du vent. Toute la journée du 7 se passe dans les tentes à demi-effondrées. Impossible de cuire à cause du vent qui éteint les réchauds. Au dehors, on peut à peine respirer. La seconde nuit est encore pire que la première. Impossible de dormir. La tempête augmente toujours et devient un ouragan indescriptible.

Le 8 au matin, la retraite est enfin décidée. Il n' est plus question du sommet: chacun ne songe qu' à fuir et à sauver sa vie. La tourmente continue. La neige arrachée par le vent forme des panaches longs de plusieurs milles. Les Autrichiens partent en tête pour ouvrir la trace dans la neige profonde. Très rapides comme toujours, ils sèment bientôt derrière eux leurs trois tigres ( Pasang, Pinzo Norbu et le vieux Nima Dorji ).

Le même soir, tard, ils arrivent au camp IV. Ils sont sauvés. Mais que sont devenus les autres?

Le 9, la tempête continue. Le 10, légère éclaircie. Du IV, on aperçoit sept coolies descendant du Rakiot Pk. Sur ces sept; quatre seulement parviennent au camp IV, ce sont: Pasang, Kitar, Kitkuli et Da Thandup. Ils sont complètement épuisés par deux bivouacs improvisés, sans feu ni aucune nourriture. Les trois autres sont morts en route ( le vieux Nima Dorji, Nima Norbu et Pinzo Norbu ). Les camps V et VI n' existent plus. Toutes les tentes et les provisions ont été emportées par le vent. Ils ont dû creuser la neige pour s' y blottir. C' est au sommet du Rakiot que les trois tigres des Autrichiens ont été rattrapés par les quatre tigres expédiés en avant par Merkl. Les trois sahibs, disent-ils, sont restés au camp VII.

Le 11 juillet, durant une éclaircie temporaire, les Autrichiens, deux autres sahibs et quelques tigres essayent de traverser le Rakiot pour gagner le VI, mais ils ne dépassent guère le camp V. Dans les rochers, ils découvrent les corps gelés des trois tigres qui manquaient.

Toutes les tentatives subséquentes échouent successivement, par suite du mauvais temps ou de la neige fraîche trop profonde. Du reste les tigres ne veulent plus remonter.

Aussi, le soir du 14 juillet est-on bien surpris de voir arriver un revenant solitaire. Il se traîne péniblement dans la neige et semble à moitié mort. C' est Angtsering, ce brave tigre qui s' est déjà distingué à l' Everest, au Kantsch et ailleurs. Il n' a rien mangé depuis six jours. On le ranime peu à peu. Il réussit enfin à parler et voici comment le drame se reconstitue:

Peu après le départ des Autrichiens et de leurs coolies, tous les autres ( trois sahibs et huit tigres ) ne tardèrent pas à quitter le camp VIII, laissant tout sur place avec l' intention de remonter plus tard. Ils comptaient, eux aussi, arriver le même soir au camp IV ou au V, ou tout au moins au VI... Ils ne parvinrent même pas au VII ce jour-là!

Complètement épuisés, ils sont obligés de bivouaquer entre VIII et VII ( soit au VII1/2 ), sur un infime replat neigeux, juste sous le Silversaddle, sans tente, avec un seul Schlafsack. Rien à manger. Pas d' allumettes. Impossible de rien chauffer. Merkl et Wieland couchent dans le sac et Welzenbach dans la neige, avec les tigres. Nima Tashi meurt durant la nuit.

Le 9 au matin, les trois sahibs avec quatre tigres ( Kitar, Kitkuli, Da Thandup et Nima Norbu ) descendent au VII où l'on retrouve une seule tente. Comme la place est insuffisante, Merkl ordonne aux quatre tigres de poursuivre jusqu' au VI. Les trois autres ( Angtsering, qui souffre d' ophtalmie, Gaylay et Dakshi ) restent au bivouac VII1/2, les 9 et 10 juillet. Le 11, Dakshi meurt et les deux autres descendent au VII. Peu avant d' y arriver, ils trouvent Wieland assis, mort, dans la neige.

Au VII, Merkl et Welzenbach sont assis devant leur tente. Welzenbach divague et s' évanouit à plusieurs reprises, tombant d' un côté ou de l' autre. Leur unique Schlafsack est maintenant plein de neige et les deux sahibs doivent coucher sur les nattes de caoutchouc. On passe là la nuit du 11 au 12, puis toute la journée du 12. Absolument rien à manger. Chacun se sent très faible. Merkl a des hallucinations et prétend voir une caravane de secours montant du IV.

Durant la nuit du 12 au 13, Welzenbach meurt à son tour ( il n' avait pas été bien les derniers jours, alors que Wieland, au contraire, resta très en forme jusqu' au 8 ).

Le 13, Antsering tâche de descendre Merkl et Gaylay au camp VI. Merkl est excessivement faible et se sert de deux piolets comme béquilles. A mi-chemin, il doit s' arrêter, n' en pouvant plus. On creuse une petite grotte dans la neige et on s' y blottit jusqu' au lendemain. Toujours rien à manger.

Le 14 au matin, Angtsering sort de la grotte. Le temps s' est amélioré durant la nuit. Il prétend voir l' emplacement du camp IV. Il appelle au secours, mais ne reçoit aucune réponse. Il s' offre alors à descendre seul et Merkl le laisse partir, en lui recommandant bien de rapporter des provisions...

Et c' est ainsi qu' après des efforts inouïs pour traverser le Rakiot, Angtsering parvient à rentrer au IV, dernier survivant du Nanga Parbat.

On a prétendu que Gaylay s' était sacrifié pour Merkl. Ce dévouement n' aurait rien du tout d' extraordinaire de la part d' un tigre, mais Gaylay était très faible lui aussi et il n' en pouvait guère plus que Merkl. Angtsering suppose qu' ils n' auront pas survécu longtemps après son départ.

Malgré cela on attendit encore. On essaya même à plusieurs reprises de traverser le Rakiot, mais la neige poudreuse était si profonde qu' elle dressait un obstacle infranchissable entre les morts et les vivants. Il fallut se rendre à l' évidence. On décida finalement d' abandonner la partie et d' évacuer les camps. Fin juillet tous les survivants se trouvaient réunis au camp de base.

Les topographes, sous la direction experte du Prof. Finsterwalder, avaient terminé leurs travaux. Dès lors il ne restait plus qu' à prendre la voie du retour. Le 19 août l' expédition rentrait à Srinagar 1 ).

La tentative au Hidden Peak ( 8068 ).

Par suite de complications financières, l' expédition Dyhrenfurth ne quitta Srinagar que le 12 mai, avec un retard d' une dizaine de jours sur le l ) Le service météorologique des Indes à Poona à reproché à l' expédition de ne s' être pas munie de récepteurs légers et portatifs tels que ceux employés à l' Everest en 1933 pour enregistrer les prévisions du temps. Ce reproche me paraît aussi inutile que l' étaient les prévisions elles-mêmes. Celles qui furent émises le matin du 7 juillet arrivaient naturellement trop tard. Le 6 déjà, le temps semblait désespéré. Ce matin-là, à 8 1/2 h., rentrant du Baltistan, je me trouvais au sommet du Chachor La ( 4270 ), tout au haut du vallon qui débouche à Chilam Chauki, sur la route d' Astor. Par beau temps, on découvre de là une vue grandiose sur le Nanga Parbat. Or ce matin déjà, de sinistres paquets de nuages lisses et noirs s' écrasaient sur la montagne. Sans être grand clerc, on pouvait dire que le temps était « gâté » et prédire la tempête à brève échéance. Cette tempête fut effroyable et entraîna la plus grande catastrophe que l' Himalaya ait connu jusqu' à ce jour.

Pourquoi l' expédition a-t-elle continué l' attaque dans des conditions aussi défa-vorablesVoilà, j' espère, ce que l'on nous expliquera plus tard. A mon avis, Merkl a dû être trompé par le temps extraordinairement propice dont il avait bénéficié en 1932 à pareille époque. L' optimisme est un facteur dangereux dans l' Himalaya où les difficultés sont presque toujours pires qu' on ne le pense. On peut dire que Merkl et ses compagnons ont été victimes de leur optimisme...

programme prévu. Son but était de gagner le glacier de Baltoro, de le remonter et de s' attaquer à l' un des géants de 8000 m. dressés au fond de ce glacier, sur la frontière du Turkestan. La voie d' approche est terriblement longue et autrement plus compliquée que celle du Nanga Parbat. Trois expéditions l' avaient suivie en l' espace de 32 ans: Eckenstein ( 1902 ), le duc des Abruzzes ( 1909 ) et le duc de Spoleto ( 1929 ). Ces expéditions n' ont guère contribué à faire baisser les prix... aussi le Karakoram est-il aujourd'hui le massif le plus cher de l' Himalaya.

Arrivée à Baltal, au pied du Zoji La, la caravane dut se scinder en plusieurs échelons pour franchir ce col ( 3530 ) encore fortement enneigé. On avait compté sur les ponies pour cette traversée, mais il fallut les renvoyer et engager des coolies, tant la neige était profonde et le temps maussade.

A Dras, on put reprendre des ponies et continuer ainsi par étapes jusqu' à Skardu, capitale du Baltistan. C' est là que, fin mai, le gros de la troupe me rattrapa. Un stupide accident de cheval m' y avait immobilisé et j' avais dû renoncer à ma mission qui consistait à reconnaître le haut du Baltoro pour décider à quel pic il convenait de s' attaquer. N' ayant pas été plus loin moi-même, je cède la plume à l' un des membres de cette expédition qui en fera le récit dans l' un des prochains numéros des Alpes 1 ).

Une tentative solitaire à l' Everest...

Les nouvelles les plus extraordinaires nous parviennent de Darjiling, au sujet d' une tentative sohtaire à l' Everest. Le héros de cette aventure est un ancien capitaine de l' armée britannique, un nommé Maurice Wilson, âgé d' environ trente-huit ans. En juin 1933, il était arrivé à Calcutta, à bord d' un petit aéroplane, acheté de rencontre et avec lequel il comptait atterrir sur les flancs de l' Everest, pour achever ensuite l' ascension à pied et planter au sommet le drapeau de l' Union Jack.

On se rappelle qu' à cette époque, les puissants engins de l' expédition Houston venaient de survoler le point culminant du globe et qu' ils étaient rentrés indemnes, rapportant une riche collection de photographies.

Le projet Wilson ne fut pris au sérieux par personne: on lui refusa l' autori de survoler le Népal et on le mit en garde contre les conséquences d' une violation de territoire. Qu' à cela ne tienne. Il vendit son aéroplane et alla s' installer dans les environs de Darjiling, où il passa tout l' hiver 1933/34 à ruminer ses plans. Il ne cachait pas ses projets et en parlait même volontiers, jusqu' au moment où on lui interdit également toute tentative terrestre.

Mais Wilson avait la tête plus dure qu' on ne pense et semblait être poussé par un grand idéal. Il vécut de la vie des indigènes, s' entraîna par des exercices respiratoires et par des jeûnes prolongés à affronter les hauteurs éthérées. Il recruta secrètement des coolies et réussit à décider trois d' entre eux à l' accompagner.

Le 25 mars 1934, il quittait Darjiling de nuit, déguisé en Tibétain et réussit à franchir la frontière du Sikkim, aux avant-postes de Rangpo, sans éveiller l' attention des sentinelles.

Il passa de là dans la vallée de Chumbi et suivit en majeure partie la voie prise par les quatre expéditions officielles à l' Everest. A travers les hauts plateaux tibétains il abandonna ses nippes et continua sa marche en costume européen, sans être inquiété.

Son bagage était réduit à la plus simple expression et tenait sur le dos d' un unique pony. Malgré toutes les embûches semées sur sa route, il réussit à parcourir la distance de Darjiling à Rongbuk en 25 jours, soit dix jours de moins que l' expédition officielle de 1933.

Au monastère de Rongbuk, où il parvenait le 18 avril, un de ses coolies tomba malade de la dysenterie. Wilson poussa une reconnaissance jusqu' à l' emplacement officiel du camp II, puis revint au monastère, où il passa la fin d' avril, jugeant sans doute qu' il était encore trop tôt pour tenter l' assaut.

Au début de mai, il se mit alors en route avec les deux coolies valides et s' éleva lentement, mais progressivement, jusqu' au camp III de 1933 ( 6400 m. ). Le temps devait être beaucoup plus favorable que l' année précédente à pareille époque. Mais les coolies n' avaient probablement jamais pris au sérieux les projets de leur sahib. Lorsque celui-ci voulut les entraîner vers le Col Nord ( 7007 ), ils soulevèrent quantité d' objections, très naturelles chez des indigènes mal équipés, qui ne se sentent aucune attraction vers ces hauteurs glacées et sacrées...

Malgré toute sa force de persuasion, Wilson ne réussit pas à leur faire partager son rêve, ni son ambition Voyant qu' il ne fallait plus compter sur eux, il se décida à partir seul. Il leur laissa quelques lettres et les pria d' attendre une quinzaine de jours...

C' est probablement le matin du 17 mai qu' il se mit en marche pour l' ascension suprême. Il emportait avec lui une petite tente très légère, trois miches de pain, deux boîtes de porridge et son cinéma...

Les coolies attendirent un mois au camp III, puis, comme ils touchaient au bout de leurs provisions et qu' ils avaient abandonné tout espoir, ils prirent le chemin du retour et rentrèrent à Darjiling le 7 juillet. La police les interrogea et leurs déclarations furent dûment enregistrées.

Du camp III, l' itinéraire à suivre est visible sur un long parcours et il eut été intéressant de savoir jusqu' à quel point les coolies avaient vu monter leur sahib. Malheureusement le reporter ne donne aucun renseignement à ce sujet. Dans son extraordinaire optimisme, Wilson comptait, paraît-il, trouver les traces et même les cordes de l' expédition Ruttledge et en profiter pour accéder au Col Nord.

Par la suite et à plusieurs reprises, on s' est moqué de Wilson dans les journaux et on l' a même traité de fou. Mais ceux qui l' ont connu s' accordent à le défendre et prétendent avoir trouvé en lui un grand idéaliste, un idéaliste si passionnément épris de son rêve qu' il n' a pas hésité à lui sacrifier sa vie.

P. S. Six expéditions européennes et une expédition américaine sont prévues pour 1935: une expédition anglaise au Nanda Devi, une allemande au Nanga Parbat; Bauer au Kantsch; une expédition française; Visser et Dainelli au Karakoram. Quant à l' expé américaine, elle est scientifique et compte étudier les effets de l' altitude sur l' homme. Elle a choisi comme champ d' observations le Mont Godwin Austen ( K 2 ). Bonne chance 1 Les indigènes eux-mêmes ne restent pas indifférents à la conquête de l' Himalaya. Ils viennent de fonder un club dit: Indian Himalayan Expedition Club qui compte prouver au monde que les Hindous sont capables de gravir leurs montagnes eux-mêmes. Ils ont établi un plan quinquennal pour l' Everest: chaque année on montera un peu plus haut.

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