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Montagnes du passé

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR JEAN RAMEAU

Maintenant, j' ai trop l' impression que nous sommes des retardataires qui n' ont pas voulu - et surtout n' ont pas pu, hélas! s' adapter aux méthodes nouvelles - je ne dirai pas techniques, car le fond en lui-même n' a pas tellement évolué.

De notre temps, il n' existait dans notre jargon que ficelle, piolet et crampons ( que j' ai entendu appeler piqûres par des profanes philistins ), et c' était tout! Il y avait bien aussi cette sacrée garce de maudite lanterne dont la propension à s' éteindre était généralement en rapport direct avec l' obs ambiante.

Et nous marchions des heures... et des heures encore, sur d' affreuses moraines croulantes comme des ruines amoncelées par les âges - ce qui est ma foi vrai - pour retrouver le glacier blafard où, désormais, nous allions jouer notre vie d' homme amoureux de la montagne.

Des sacs de vingt kilos et parfois davantage, nous les avons portés dans les Alpes et les Pyrénées, d' un refuge à un autre refuge, parfois bondé, mais rarement gardé, souvent presque abandonné et rébarbatif avec ses couvertures aussi délabrées que le restant de l' édifice, domaine des loirs et autres bestioles grattantes ( ô Pyrénées des temps héroïquesqui vous faisaient jurer à tout jamais de ne plus verser un seul centime ( alors Poincaré !) à ce maudit CAF qui... que... enfin passons! Ce qui ne nous empêchait nullement d' acquitter avec ferveur la cotisation de l' année suivante.

Oui! nous étions jeunes et nous avions vingt ans!

Pour nous, qui habitions alors la ville - la grande -, il n' y avait là-haut qu' aubes de cristal, il n' y avait plus que les terribles journées sur la glace qui nous rendaient malades de coups de soleil pendant deux jours: deux jours de fièvre, à penser à ces heures perdues qui ne reviendraient que l' année suivante, après les heures mornes de la Faculté, les heures de déambulation parmi les maisons noires et tristes de la grande cité ou les salles de misère de l' hôpital: ce qui, en somme, était la vie, mais pas la nôtre, celle dont nous avions rêvé et que nous avions laissée, un matin d' août, où, seuls sur le sommet des Ecrins, tout gamins que nous étions, nous avons cru que nous avions conquis le ciel, et que le monde des cimes nous appartenait.

Pas davantage cette vie-là, plus tard, au fur et à mesure que cette gangrène montagnarde, alpine déjà, avait grignoté nos cerveaux et nos cœurs pour lesquels le seul mot intelligible qui pouvait survivre était le mot magique: Montagne!

Des rêves... des rêves de gosses: fantasques, comme pour un jouet, puis des rêves d' adolescents: dire que nous nous faisions d' une cime l' idée d' une fille aimée à la passion - ne riez pasc' était absolument cela, car nous avions appris avec elle à avoir déjà un cœur d' homme.

Une preuve? Oh! je la donne bien volontiers. Epoque et circonstances: j' avais vingt-deux ans. Je venais la revoir deux fois par an. Je l' aimais comme une étoile désirée, pour la pureté et la grâce de ses formes hardies blessant le ciel. J' en rêvais. Je ne parlais plus que d' elle et ne pensais plus qu' à elle!

Chère petite aiguille du Plat de la Selle! Mon plus beau souvenir de jeunesse alpine, un peu folle!

C' est avec Edgar - le vrai - que j' ai pu m' approcher d' elle, cinq ans plus tard. Et ce n' était presque rien, comme le penseraient sans doute les grimpeurs à pitons de maintenant un rien, perdu au milieu de la Dibona et des autres aiguilles voisines. Et pourtant c' était elle que j' avais choisie. Au sommet, j' ai senti que ma vie à la montagne avait atteint son point culminant.

J' ai gravi bien d' autres sommets depuis, mais Edgar, mon vieil ami disparu, a été le seul à savoir, à comprendre ce que cette course débutant à St-Christophe en Oisans signifiait pour moi.

Et comme nous nous sommes bien compris ce jour-là! J' envie les jeunes gens qui s' élancent maintenant sur les cailloux avec une assurance, une aisance qui déconcertent le profane.

Je sais bien qu' on a vu parcourir par de très grands alpinistes la face Innominata della Torre Iffele ( ne cherchez pas! elle n' est pas cotée dans les Dolomites ). Joli succès! Le public n' en croyait pas ses yeux et s' imaginait au cinématographe d' autrefois en plein air!

Mais j' en arrive à la seconde partie de mon propos:

Dites-moi, jeunes gens ( je puis vous appeler ainsi, étant donné votre âge et le mien ), la Montagne, qu' en faites-vous?

En hiver, vous avez les téléphériques, les hélicoptères et les avions qui vous déposent à 4000 mètres sans effort, et vous descendez... hop! ( effort tout de même, j' en conviens ), mais la Montagne... la Montagne... où l' avez rangée dans vos yeux? Quelle place lui avez-vous réservée dans votre cœur? L' avez sentie vivre? Vous êtes passés à ski à toute allure sur cette crevasse qui demain sera peut-être fatale à un autre. Bon, vous avez eu du pot, c' est un fait.

Et vous avez dévalé des pentes à ski ou des parois de granit ou de calcaire à grande vitesse ( le temps presse... il faut aller vite !) en regardant les cimes blondes, brunes ou blanches et en vous disant: Oui! on les connaît...

Avez-vous eu un geste amical pour le choucas voletant et gamin qui venait quémander une miette de pitance, du bout de son bec jaune, en vous considérant de son petit œil goguenard, lui, choucas, qui en sait tellement plus que vous sur le monde des cimes et des abîmes qui n' en finissent pas?

Avez-vous eu une oreille attentive, plus bas, pour le cri de la marmotte en sentinelle sur un caillou de la moraine, marmotte que vous n' avez pas vue, mais qui, elle, ne vous a pas manques?

Avez-vous eu un regard émerveillé pour cette pauvre petite renoncule des glaciers, pour ce minuscule myosotis-nain, blotti dans une fissure, et dont le bleu irréel pouvait, le cas échéant, vous faire évoquer les yeux d' azur de la bien-aimée de la vallée?

Avez-vous eu seulement une attention délicate pour cette touffe de génépi frileux, caché dans une fissure de rocher et dont vous savourerez peut-être, ce soir à l' hôtel, le parfum délicat et unique?

Auriez-vous, si la malchance ( ou la chance ) vous avait fait rater la dernière benne ou le dernier train du Montenvers ou du Gornergrat, eu le temps de contempler l' admirable sous-bois de mélèzes, gonflé de petits ruisseaux descendus des glaciers que vous venez de quitter et où s' accrochent ces mille petits joyaux de l' Alpe aux couleurs vives, fleurs en bouquets somptueux, dont la composition choisie ferait rêver le fleuriste le plus exigeant?

Et plus bas encore... la douceur de la vallée, ses clarines indolentes qui laissent tout pantois les pauvres citadins intoxiqués par les bruits des HLM de vingt étages... la brume qui s' étend tout doucement sur le torrent qui traverse le village ou la petite ville, si peu comparable aux fumées empoisonnées des usines de banlieue...

C' est alors seulement que vous saurez ce qu' est la Montagne des millénaires, la Grande, l' Im, la Vraie, qui ne changera jamais, malgré les hommes, malgré leurs mécaniques, leurs guerres et leur méchanceté.

Car telle fut la Montagne des Whymper, des Young, des Carrel, des Lochmatter et tant d' autres à laquelle s' est jointe celle de Javelle et de Ruskin: la Montagne chante pour ceux qui l' aiment, sous toutes ses formes: qu' elle soit arête de glace, muraille de roc, alpage immense ou petite fleur emplie d' azur.

Alpine, pyrénéenne, jurassienne, elle est ce que le Créateur a voulu qu' elle fût: elle est notre joie, notre idéal à tous. Sachons donc l' aimer dans ses moindres secrets qui vous semblent parfois si petits, si inutiles...

Non! ces deux qualificatifs sont faux, car jamais ils ne conviendront au royaume des monts!

Bulletin de la section du Haut-Jura, CAF

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