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Mystique de l'alpinisme

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR F.E. LAMBOSSY

Avec 1 illustration ( 167 ) C' est là qu' admis au fond d' un antique mystère L' Oeil pense avec effroi voir la nature mère, Dans les convulsions d' un douloureux tourment S' agiter sous l' effort d' un long enfantement

André Chénier Je n' aime pas le titre que j' ai choisi: l' alpinisme a déjà été accommodé à trop de sauces frelatées; du sport pur à la passion byronnienne, la compétition entre l' Homme et la Montagne a donne lieu aux interprétations les plus extrêmes, les plus absurdes! Mais au lu du bilan éloquent des drames de l' Alpe en 1957, j' ai pensé que le qualificatif de mystique réveillerait, dans l' esprit des techniciens de l' escalade moderne, un doute salutaire sur leur invincibilité et un vestige d' humilité devant les œuvres irréductibles de la Nature.

La mort en montagne n' est point un crépuscule des Dieux. Le sang et l' encre qui ont coulé sur les parois de l' Eiger ont suffisamment excité les passions, remué les orgueils nationaux, révélé I' égoïsme et le mesquin des intérêts privés, sans pour autant ternir l' immuable sérénité de l' Alpe. C' est pourquoi je crois que, de la conception purement sportive de la conquête des sommets, un retour à un idéal plus contemplatif et plus romanesque s' impose: avec un peu de « pureté » et un peu moins de technique, Vincendon et Henry ne seraient sans doute pas morts!

La conquête massive des sommets, les brillantes tctoires à l' Himalaya, au Karakorum, dans les Andes ont consacré la fin du respect et du culte i êlé de terreur inspiré aux anciennes générations par le décor alpestre. Et pourtant, depuis le vieil Homère les cimes n' ont point changé: « un air plus pur les environne toujours » et « les dieux y goûtent encore sans doute un bonheur qui dure autant que leurs jours éternels »!

Faut-il donc - alors que, le progrès aidant, l' Alpe se révèle mieux à la mesure de l' homme - renoncer à tout sentiment d' émotion ou de respect?

La somptuosité surhumaine des décors, l' altitude, la violence imprévisible des éléments, le danger latent ont-ils cessé de faire naître au cœur du grimpeur bardé de pitons et de mousquetons la sensation de l' isolement, la fatigue, l' instinct de conservation? J' en doute. De telles impressions sont intensément humaines, en marge des modes passagères, des engouements collectifs, de l' or de la victoire sur la Nature: les méconnaître ou les assimiler à l' excitation éphémère du succès sportif serait faire preuve d' une incompréhension absolue pour tout ce qui est instinctif et humain!

Loin de moi cependant l' intention de nier le possible, de refuser d' admettre pour certains hommes d' élite la faculté de remplacer la folie de l' audace et de la vanité par la sécurité de la réflexion et de la logique.

L' alpinisme est un art dans lequel le corps et l' esprit coopèrent harmonieusement pour résoudre un problème difficile, et les hommes qui pratiquent cet art sont l' exceptionnel. Ils ont en eux l' instinct de la montagne avec laquelle ils vivent en étroite communion, ils savent déceler les signes à peine perceptibles de l' avalanche, de la chute des pierres, reconnaître la nature d' une prise, la consistance d' une neige; nés en général de l' Alpe et dans l' Alpe, ils apparaissent comme un symbole extrême du triomphe de l' humain sur la matière; leur nom peut être Lachenal, Terray, Bonatti ou Lambert, ils demeurent à la montagne ce que le fauve est à la jungle. Qu' ils soient des exemples, et non des rivaux à surpasser.

Le lamentable épisode de l' Eiger ne peut inspirer tout véritable alpiniste qu' une tristesse sans passion. Quelques profanes dépourvus d' expérience ont songe à comparer les morts de l' épopée du Cervin à ceux de l' Eiger! Il n' y a point de similitude: l' esprit qui anima les hommes du Cervin, et anime encore leurs semblables, brûle d' une tout autre flamme. C' est dans cette différence fondamentale que réside la vraie explication des récentes tragédies alpestres. La saison de 1958 va bientôt s' ouvrir, il y aura sans doute de nouveaux et « sensationnels » grimpeurs, les câbles de téléphériques déverseront jour après jour leurs cargaisons d' innocents et de curieux sur les neiges ensoleillées. Souhaitons alors, du ciel, beaucoup de protection, et des hommes, une âme un peu sensible encore à d' émotion mystique!

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