Noms de lieux alpins (Esquisse toponymique du Val d'Anniviers)
Avec 1 illustration ( 10Par Jules Guex
Esquisse toponymique du Val d' Anniviers XIII N' y a-t-il pas quelque impertinence à convier le lecteur à me suivre dans le Val d' Anniviers? Depuis Jean-Jacques Rousseau, à qui le fendant joua un bien vilain tour, jusqu' à aujourd'hui, plus de quatre douzaines d' auteurs ont exploité ce beau sujet, et leurs œuvres, de valeur très inégale, rempliraient plusieurs rayons de bibliothèque. Historiens, ethnographes, géographes, linguistes, folkloristes, naturalistes, romanciers, dramaturges, poètes, chansonniers ou simples touristes en mal de littérature se sont jetés sur cette mine qu' ils ont crue inépuisable, sans se demander si les Anniviards authentiques leur en sauraient gré. Je crois bien que, là-haut, on éprouve quelque agacement à se voir traité en bête curieuse et, surtout, à fournir de la copie fade et truquée à la publicité touristique. Aussi j' hésite fort à prendre la plume, mais l' apparition, en 1946, de la belle feuille Montana ( Carte Nationale de la Suisse, n° 273 ) a levé mes scrupules et me servira de mauvaise excuse. On éprouve une satisfaction complète à étudier en détail cette nouvelle carte, et l'on admire la conscience et l' art de ses auteurs, en un mot, leur amour du beau métier. Il serait injuste, sans doute, de comparer les feuilles de l' Atlas Siegfried avec celles de la CNS en oubliant les services rendus par la photogrammétrie pour le dessin impeccable des reliefs topographiques. Mais on est en droit de relever, par exemple, l' exactitude du tracé des sentiers et des pistes, si précieuse pour le touriste: impardonnable désormais qui, sa CNS à la main, se fourvoierait dans les forêts ou les alpages.
Quant aux linguistes, friands d' une nomenclature exacte et correcte, ils se réjouiront en constatant que leurs revendications, autrefois mal accueillies, sont tombées dans des oreilles toutes disposées à faire pour le mieux dans la mesure du possible. Car ( qu' on ne s' y trompe pas !) c' est un domaine où se présentent des difficultés insurmontables. On ne pourrait songer à rendre toutes les particularités d' un dialecte régional qui emploie des consonnes inconnues de l' alphabet français, par exemple les ch pareils à ceux de l' alle dans ich et dans nach, le chll ( ch de ich + l mouillée ), l' A fortement aspirée ( comme dans hoch ), les ih anglais, les dj et dz, etc.
La suppression des z parasites ( Forcla au lieu de Forclaz ) est heureuse, mais peut-être insuffisante: ces az atones devraient tous devenir des e muets, comme dans Javerne, Anzeinde, Evolène, la Forcle ( du Besso ), etc., où l' accent tonique est respecté par le lecteur de langue française, qui, d' instinct, accentue la dernière syllabe sonore. Sur ce point particulier, il faudrait une doctrine claire et ferme, applicable à tous les noms de la Suisse romande. Mais que de difficultés à vaincre pour combattre ces déplacements de l' accent tonique qui sont de véritables trahisons! D' autre part, certaines prononciations, propres à quelques patois du Valais central, créent, elles aussi, de réelles difficultés de graphie. Ainsi, dans le patois anniviard, Y s finale d' un mot ( article ou adjectif pluriels ), en liaison avec certaines consonnes initiales du mot suivant, produit des résultats curieux. Exemples:
S + P devient / S + PI » fi et chi ( eh allemand de nach ) S + T » A aspirée et th anglais S + Ch ( ts patois ) devient s S + K devient A aspirée ( ail. AocA ) S + Kl » chll ( ch all. de nach ) et //.
Nous verrons quelques exemples de ces phénomènes déconcertants au premier abord; ainsi « le pré » se dit pra, mais « les prés », ( ras, « la planchette » se dit planisele, mais « les planchettes », chlantsète, etc., etc. Ne conviendrait-il pas de franciser ces graphies comme c' est l' usage là-haut pour les noms de famille? On signe: « Jean Epiney » quoique l'on prononce Zouann Efinèk.
Bien que le Val d' Anniviers soit à l' extrême frontière des patois franco-provençaux et des dialectes alémaniques, on n' y constate aucune de ces infiltrations germaniques si nombreuses dans les patois des cantons de Vaud et de Neuchâtel. Cela est d' autant plus étonnant que l' allemand, dès le 15e siècle, était descendu jusqu' à Sion. Mais les Anniviards surent opposer une résistance victorieuse à la langue de leurs maîtres. Aux documents allemands, dont les harcelait la chancellerie episcopale, ils répondaient toujours en latin ou en romand. Il ne faudrait pas attribuer à une influence germanique les g et c ( k ), parasites placés généralement à la fin des mots ( Motlec, Lirec, Dzirouc, Morning, etc. ), et parfois dans une syllabe médiane ( Chigro « Sierre », Gougra, etc. ). En effet, ces lettres parasites apparaissent dans d' autres dialectes, exemples: nik « nid » ( Aoste ); nèk « neige » ( Savoie ); nuk « nu » ( Charente ); trouk « trou » ( Vendée ); noek « nœud » ( Iles Normandes ), etc.
La présente étude de quelques noms de lieux du Val d' Anniviers est loin d' être entièrement le résultat de mes recherches personnelles: il s' en faut de beaucoup. Une abondante documentation m' a été fournie par les travaux de quelques linguistes qui sont penchés sur ces problèmes 1. Mais comme leurs ouvrages sont d' une consultation un peu difficile et comme certaines de leurs interprétations m' ont paru discutables, je me permets de m' engager à leur suite dans cette exploration toujours pleine de périlleuses embûches. J' étudierai tout d' abord le nom de la vallée et de ses cours d' eaux, puis, divisant le terrain en six secteurs topographiques sans rapport avec les divisions administratives, communes et paroisses, j' examinerai leurs noms de lieux et de lieux-dits. Plusieurs d' entre eux figurent sur la Carte nationale de la Suisse, mais un plus grand nombre ne vivent que dans la tradition orale et dans les registres de propriété.
Anniviers. Cette orthographe moderne avec deux n et une r s' accorde mal avec les formes historiques: Vallis Anivesii ( 11e siècle ), Anivisio ( 12e s. ), Anives, Aniviex ( 13e s. ).
On ne saurait retenir les interprétations suivantes, dont je m' abstiens de nommer les auteurs responsables.
a ) Ad-niues « vers les neiges ».
b ) Anii-vias « les routes d' Anius ».
c ) Anni-vise « les routes de l' année », c.à-d. « les voyages annuels », allusion au nomadisme bien connu des Anniviards.
d ) Anni-visio « la visite annuelle », soit « pays visité une fois l' an par l' évêque ou l' administrateur episcopal.
e ) Ana-av-isa « ruisseau du lac », nom soi-disant celtique de la Navisance, qui aurait passé à la vallée après la disparition d' un prétendu lac intérieur.
1 Jaccard, H., Essai de toponymie.
Meyer, L,., Untersuchungen über die Sprache von Einfisch im 13. Jahrhundert. Gyr, W., La vie rurale et alpestre du Val d' Anniviers.
Tagmann, E., Toponymie et vie rurale de la région de Miège. ( Romanica helvetica, vol. 26. ) Muret, E., Effets de la liaison de consonnes initiales avec s finale. ( Bull. Gloss, patois 11. ) On jugera un peu plus plausible la base Anawesi, nom d' homme germanique formé à' ana, préfixe de renforcement, et de l' adjectif wesi « bon, vertueux ». Mais ana peut-il donner aniFaudrait-il recourir à un nom d' homme latin, le gentilice Anivius? Tout cela est douteux.
La Navisance, au 13e s. Navisenchy. De même que le nom du village valaisan Aproz explique YAprintze ( orthographié à tort La Printze ), de même Anawesi pourrait être l' origine du nom primitif de la rivière, l' hypothétique Anavisinca, puis Anavisentia, enfin l(a ) Navisance, par suite de la chute de l' a initial passé à l' article féminin la.
La Gougra, torrent du Val de Moiry. Guura, Gouvra au 13e s. Mot du patois anniviard signifiant « gouffre, ravin profond, gorge ». Le g médian est parasite; la forme ancienne devait être goure, que nous rapprochons des Gura, Gurre d' autres régions valaisannes.
La Frintze « la fissure », où coule le torrent de ce nom.
Secteur de Chandolin Chandolin, au 13e s. Eschandulyns. Il y en a plusieurs en Valais ( St-Martin d' Hérens, Savièse, etc. ). Peut-être dérivé de scanalila « échandoles, bardeaux, tavillons », qui auraient recouvert les toits de ces villages. Cependant scan-dula aurait aussi signifié, a-t-on dit, « épeautre, froment, paille ».
Le Bouet est le nom du quartier central de Chandolin, où se trouve un bouet « bassin de fontaine, abreuvoir ».
Pramin, de pratum medianum, « pré du milieu ». L' adjectif min apparaîtra dans Morning et Armina, La Rèehe « la scierie ».
Plan Logier, en réalité Plan l' Augier, « plan du sentier»1, de l' IUpass.
Le Collyou « le couloir, le ravin ».
Le Par des Modzes « parc, enclos des génisses »; correction justifiée: A. Siegf. écrivait Mosses.
Garboula. Serait-ce un diminutif de garbe « écume qui se forme sur le petit-lait chauffé pendant la fabrication du sérac »?
Bella Tola, littéralement « belle table », c.à-d. « surface rectangulaire unie »; ici « belle terrasse ».
La Cliva « la pente », généralement « inculte ».
Plan pra couè « pré plat exposé aux coups de vent ». Voir plus loin Traçai.
Damon villa « ( terres situées ) au-dessus du village ».
Les Echertesses, dérivé de Esseri, « terrains défrichés »; en français essart, du latin exsartum.
Le Merdcsson « terrains et ruisseau boueux ».
Le Moury ( à Fang ); prononcez mori, « le mûrier »: seul de son espèce, il attirait l' attention.
Le Dzenevree « lieu où croissent des genévriers », latin juniperetum.
Les Arm èie « anneau; collier de vache; anse de chaudière ». Métaphore curieuse pour désigner un nom de lieu.a. suivre ) 1 Pour plus de détails, voir J. Guex, La montagne et ses noms, p. 92, 165, 170.