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Noms de lieux alpins, IX

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Jules Guex. IX.

Toponymes prégermaniques du Haut-Valais.

Introduction.

Chacun sait que l'on parle un dialecte alémanique dans le Haut-Valais, c'est-à-dire dans la région qui, en amont de Sierre, est arrosée par le Rhône et par ses affluents. La limite des langues est représentée par une ligne qui part du Wildstrubel, suit le cours de la Raspille, passe entre Miège et Salgesch, touche Sierre, franchit le Rhône, sépare les vallées de Tourtemagne et d' An, escalade l' Obergabelhorn et la Dent Blanche pour aboutir à la Tête de Valpelline. La germanisation de ce pays est beaucoup moins ancienne que celle des cantons de Berne, de Zurich ou de Lucerne, par exemple. Elle ne remonte pas à l' époque des grandes invasions. Malheureusement, aucun document historique ne nous apprend d' où, par où et à quelle date sont venus ces Allemands; nous en sommes réduits à des conjectures, à des hypothèses plausibles. On admet généralement aujourd'hui que ces envahisseurs arrivèrent par les hauts cols de la Grimsel et du Lœtschenpass, que c' étaient donc des Alémanes ou des Burgondes alémanisés originaires des vallées de la Kander et du Hasli, dont les patois offrent d' évidentes analogies avec ceux des Haut-Valaisans. Les Sires de Rarogne, qui jouèrent un si grand rôle au 13e siècle dans le Haut-Valais, étaient des Oberlandais apparentés à la noblesse de Brienz. On croit aussi pouvoir affirmer que cette immigration ne commença pas avant le 8e ou le 9e siècle, mais qu' elle est en tout cas antérieure à l' an 1200, date où les Allemands apparaissent solidement installés dans le Haut-Valais. Y eut-il conquête militaire ou pénétration et imprégnation pacifiques? Nous l' ignorons. Y eut-il des poussées, des vagues successives? Nous l' ignorons aussi. Les vallées envahies n' avaient que des populations très clairsemées? Nous ne le savons pas davantage. L' invasion fut lente et atteignit la région de Louèche au 15e siècle seulement.

L' étude des noms de lieux permet de jeter quelques lueurs, bien pâles, il est vrai, sur ces problèmes historiques. Si les territoires envahis avaient été déserts ou si une invasion brutale avait eu pour résultat l' anéantissement, ou le refoulement et l' expulsion des premiers occupants, la toponymie serait toute germanique, ce qui n' est point le cas, même dans les hautes vallées où elle l' est le plus fortement: Termen, Furka, Mœrel, Mœrjelen, Lonza ne sont pas d' origine alémanique et n' ont pas été créés par les hommes du Hasli. Dans la vallée de St-Nicolas, sur 21 noms de communes 12 sont prégermaniques. Il se peut même que des noms aujourd'hui germaniques ne soient que la traduction de formes antérieures, que le Phimmatt du val de Tourtemagne ( Blum matte ) ait pris la place d' un Pra Fiori roman. Et si l'on descend dans la région de Leuk et de Salgesch, on constate non sans étonnement que la proportion des noms de lieux prégermaniques est encore beaucoup plus forte. A deux pas de Leukerbad, un alpage porte le nom quasi français de Feuillerette, qui ne serait pas dépaysé dans les environs du Bois de Boulogne. Il y a donc dans ces parages une foule de toponymes, noms de villages et de lieux-dits, qui sont comme en retard sur l' état linguistique réel de la région où on les emploie. En ces territoires nouvellement germanisés, on a gardé et on gardera longtemps encore les noms de lieux de la langue parlée par les anciens habitants.

Ce sont ces noms là, quelques-uns d' entre eux tout au moins, que nous voudrions examiner dans la présente étude, en cherchant leur origine et leur signification et en notant les déformations qu' ils ont fatalement subies. Nous laissons à d' autres, plus compétents que nous, le soin de commenter et d' ex les beaux noms alémaniques du Haut-Valais.

lre partie. Noms de lieux d' origine gauloise.

Depuis quand le Haut-Valais est-il habité? Pour répondre à cette question embarrassante, contentons-nous de constater qu' à Glis, près de Brigue, on a retrouvé des tombes de l' époque néolithique ( 3000 ans environ avant Jésus-Christ ), renfermant des armes en silex. De la langue parlée par ces lointains ancêtres, nous ne saurons sans doute jamais rien. A l' âge du bronze, quelque 1000 ans avant Jésus-Christ, notre pays aurait été habité par les Ligures. Nous ignorons tout de l' organisation sociale et politique de ces populations et presque tout de leur langage.

Les inconnues de cette préhistoire sont si nombreuses qu' il serait vain de s' y attarder ici, mais quelques certitudes, ou demi-certitudes, vont apparaître. Au 2e siècle avant notre ère, le Valais est occupé par des tribus gauloises, d' origine celtique, qui se nommaient Nantuates, Véragres, Sédunes et Ubères. Ces derniers habitaient le Haut-Valais et parlaient donc le gaulois. Un élément linguistique nouveau va laisser dans la toponymie haut-valaisanne des traces assez visibles pour que nous soyons tenté d' en donner quelques exemples. Le lecteur voudra bien ne pas oublier toutefois que des hypothèses plausibles sont et restent des hypothèses. Mais nous devons la plupart d' entre elles à des autorités dont personne ne contestera la compétence. Afin de ne pas encombrer de références le bas des pages de notre revue, nous donnerons en post-scriptum un index des sources consultées. Cependant nous serions ingrat de ne pas nommer expressément ici M. le prof. J. U. Hubschmied, dont plusieurs études remarquables ont été utilisées par nous et qui nous a facilité notre travail par des communications personnelles d' un très grand intérêt.

Il va sans dire que les noms qui vont être examinés ne datent pas tous de l' époque gauloise, mais tous renferment des éléments gaulois, survivances à travers les âges de la langue parlée au 2e siècle avant Jésus-Christ.

Aernen, en 1214 Aragnon, peut venir d' un primitif gaulois *Agraniono, qu' on a traduit par « lieu où croissent des prunelliers ».

Agaren, de 1250 à 1550 Aeri, Ayert, Aiert, Agoren, Agarn, est le gaulois *akaros ou son dérivé *akarno « érable », donc de la même famille que Aï, Ayer, Ayerne, Aegeri, etc.

Âlbrun. Il convient de rapprocher le nom de ce col de ceux de quelques rivières: Albona aujourd'hui Aubonne, Albarona aujourd'hui Albarine, dans lesquels le radical alb « blanc » apparaît de toute évidence. Albona, Albarona étaient des divinités fluviales gauloises, des fées des eaux, des « Dames Blanches ». Le masculin, Albaronos, qui désignait aussi un dieu gaulois, V«Homme Blanc », est devenu, dans le Haut-Valais, Albrun et en France Auberon. Au moyen-âge encore, les poètes le représentent comme un magicien de taille minuscule, et Alfred de Vigny, dans le Cor, évoque: «... la voix étouffée « Du nain vert, Oberon, qui parle avec sa fée. » En 1425, un corps de guerriers franchit le Col d' Albrun pour aller porter secours à la garnison suisse de l' Ossola.

Allalin. Le gaulois *akaros « érable », dont nous parlions plus haut, est devenu, dans les patois italiens des vallées alpines, agar, ayar. Un diminutif à'*akaros, *acarinus, explique le mot agalin « petit érable » employé dans le val d' Anzasca. « Je suppose, m' écrit M. Hubschmied, à qui je dois ce renseignement, que dans la vallée de Saas il y a eu, à l' époque romane, une forme analogue à celle du val d' Anzasca. Mais ici, dans le domaine franco-provençal du Valais,k— a passé par -—g— à —y—: acarinus est devenu ayalin. » Le valaisan ( un peu italianisé ) AU' ayalin « près du petit érable » a abouti plus tard à la forme alémanique Allalin.

On peut légitimement supposer qu' un « petit érable » croissait, il y a bien longtemps, près du chemin qui descend du Monte Moro, et nous le placerons entre Im Lerch et Zermeiggern, à l' altitude de 1800 m. environ 1 ). Solitaire peut-être, frappant par conséquent les regards des voyageurs, il était devenu un point de repère. Aussi l' expression: « Nous voilà arrivés au petit érable ( AlVayalin ) » donna-t-elle naissance à un nom de lieu. Plus tard, le nom fut employé ( et non inventé ) par les cartographes pour désigner les pentes et les contreforts rocheux qui le dominaient à l' ouest, puis un glacier et même une cime de 4027 m.!

Brigue. Aux 13e et 14e siècles Briga; plus tard, en 1418, Brüga ( Brücke ) « le pont ». Il est possible que jusqu' au 15e siècle on ait conservé par tradition le sens primitif du nom. Le briga du 13e siècle ne serait pas le gaulois briga « la colline, la hauteur fortifiée », mais représenterait le gaulois brigwa, déformation tardive de briva « le pont ».

Eischoll, en 1250 Oiselz, est le gaulois ouxello « le haut, le mont, le lieu escarpé », comme les nombreux Oissel et Oisseau de France.

Ergisch, en 1100 Argessa, est peut-être le gaulois *argissa « clair, brillant, blanc comme la neige », apparenté au latin argentum « argent », au grec argos « clair », etc. Ce village doit-il son nom à sa situation sur un plateau ensoleillé, comme le dit Jaccard? C' est très douteux. On se rappellera plutôt qu' on trouve en abondance au-dessus de Tourtemagne, dans les terrains triasiques, de la quartzite « blanche ».

Galm est identique au mot chaux, du gaulois calmis, qui désigne en général les « hauts pâturages à gazon ras ». Dans la vallée de Conches, galm devient galen: Aernergalen, Münstergalen, etc.

Lœtschenthal, en 1233 Vallis de Lyech, et Leuk ( Louèche ), en 515, 1131, 1138 Leuca, en 1474 Luech. Ces deux noms peuvent remonter à un gaulois *leuca « blanche », apparenté au latin lucere « luire », lucem « lumière »; à l' allemand leuchten; au grec leukos « blanc ». Ces deux Leuca « blanches » furent vraisemblablement le nom de la rivière qui traverse la région. Les Gaulois, qui divinisaient les cours d' eau, leur donnaient souvent deux ou plusieurs noms. Ainsi la rivière de Louèche s' appelait Leuca et Data, qui a seul survécu, tandis que Leuca a été appliqué à la cité voisine. On rapprochera Leuk et Lœtschen de la Lütschine bernoise, qui doit être de la même famille.

Lonza, en 1346 Lodentza. De la racine gauloise *loud « plomb », on peut avoir formé un primitif *Loudentia « la rivière du plomb ». L' atlas Siegfried signale une mine de plomb à Rothenberg, au-dessus de Goppenstein.

Massa, au 13e siècle Massona. Ces deux formes appartiennent à la même rivière. ( Comparez ailleurs Diva et Divona, Matra et Matrona, etc. ) Un radical mag apparaît dans la plupart des langues indo-européennes ( latin: magnus « grand »; français: majeur, maximum, etc. ). Massa, à l' origine *Magsa, signifierait « la puissante, la forte », mais cette qualité doit être attribuée à la divinité du cours d' eau et non à la violence matérielle du torrent. M. Hubschmied me signale d' autres noms de rivières dérivés de mag: La Mag, rivière qui sortait du lac de Walenstadt avant la construction du canal EscherLa Maggia au TessinLa Moesa, que le Géographe de Ravenne ( 5e siècle ) appelait Magesa.

Mœrel est le résultat de formes plus anciennes: Morgi ( 1203 ), germanisé en Mary ( 1393 ), puis, avec un suffixe diminutif Mörill ( 1572 ). On sait jourd' hui que le gaulois *morga « frontière » explique par exemple le nom de rivières très nombreuses dites Morge, en pays français, et Murg, en pays germanique. Le Morgi de 1203 a la même origine et la même signification. On remarquera le voisinage du hameau de Termen, du latin terminus « frontière ».

Le village de Stalden, près de Viège, s' appelait aussi Morgi, Morgia au 13e siècle, Zer Morggun en 1374, uf dem Mirggbort en 1466. Aujourd'hui encore, un groupe de maisons voisines de la station du Viège-Zermatt s' ap Mörjen.

Märjelen ( alpe et lac ). Au 14e siècle, les archives rédigées en latin les désignent sous la forme Morgia ( 1344 ), mais les archives allemandes disent Meriolum ( 1351 ), qui n' est qu' un diminutif du morga primitif et que nous traduirons non par « frontière », mais par « limite marquée par des tas de pierres ». Märjelen aurait donc le même sens qu' un autre dérivé de morga: l' ancien murgier, le savoyard murger ( d' où le nom de famille de Murger, l' auteur de la Vie de bohème ), le vaudois et valaisan mordzi « tas de pierres servant de limites entre des champs et entre des alpages » Rarogne, au 13e siècle Raronia, devenu en allemand Rarun, Raren, Raron. A rapprocher d' un lieu-dit à Chippis: Tsararogne. D' origine gauloise, vraisemblablement, mais de signification inconnue.

Rhône, en dialecte haut-valaisan Rotten. Nous avons déjà parlé longuement du nom de ce fleuve dans Les Alpes et ailleurs. On sait que la plus ancienne forme connue est Rhodanos et que cinq fleuves et rivières portent ce nom ou l' ont porté au cours des âges. Rhodanos doit être antérieur au gaulois, puisque un fleuve de la Corse, où les Celtes gaulois n' ont jamais pénétré, s' est appelé autrefois Rotanos. La forme Rotten n' est guère employée que dans la vallée de Conches, partout ailleurs dans le Valais allemand on dit: Reune, Runo, Rono.

Simplon ( village et col ). En 1235 Semplon et en 1474 Simploni. Jaccard y voyait: ( Mont ou village de ) Sempronius, mais —pr— devenant —pi— ne satisfait guère la phonétique.

M. Hubschmied m' écrit en substance à ce sujet: « Le gaulois avait de nombreux dérivés du radical indo-européen *kwel, probablement dans le sens de „ pâturage ": *pelion, d' où En Pillon, les Pillons; *pelio, d' où en rétoromanche *pell ( avec l mouillée ), d' où le nom alémanique Peil, alpage près de Vais ( Grisons ); vallis *pelina „ vallée des pâturages ", en 1177 et 1219 Valle Pelino, aujourd'hui Val Pellina ( vallée d' Aostewesu peliona „ bon pâturage ", d' où Wispeliona, Wispilliona en 1312, jourd' hui Wispelen ( écrit Windspillen ), très bel alpage près de Saanen; *seno pelion „ vieux pâturage ", d' où Semplon en 1235, en alémanique Simpele ( écrit Simpeln ), en français Simplon et en italien Sempione. » *Seno est devenu en irlandais sen, en gallois, comique et breton hen « vieux », et a la même origine que le latin senex, senes « vieillard » et que l' ancien siniskalk « le plus âgé des serviteurs », d' où le français a tiré sénéchal.

Törbel, en 1100 Dorbia, au 13e siècle Torbio et au 15e siècle Torbil, Törbil. A rapprocher de Dorben sur Louèche, au 13e siècle Alpis de Dorbinis, de Dorbon et de Dorbain, ancien nom du vallon qui se creuse entre Chandolin de Savièze et la colline de la Soie, au 13e siècle Dorbi. Du gaulois *dorwia « bois de pins, de sapins ou de mélèzes ».

Viège. La rivière a sans doute donné son nom à la ville. En 1100 Vespia, au 13e siècle Vespia et Vesbia. En allemand Vispach et Visp.

Voici l' étymologie qu' a proposée M. Hubschmied. Une racine indo-européenne, wes, exprime l' idée de « nourriture » et apparaît dans le latin vesci « se nourrir » et dans l' ancien haut-allemand wastel, devenu le français « gâteau ». On peut donc imaginer un mot gaulois *wespa « nourriture du bétail, pâturage », qui, sous la forme wespon, doit avoir été le nom d' un alpage uranais, Wespen, origine de Wespenhorn ( abrégé aujourd'hui en Wespen ), contrefort des Scheerhörner.

Le *wespa primitif aurait donné naissance à un dérivé *wespia identique au Vespia de 1100, plus tard Vesbia, Viège et Visp, qui pourrait donc signifier « torrent des prairies où paît le bétail » ou « torrent des alpages ».

Il est possible que la Vièze du Val d' Illiez, qu' on appelait Viège au 17e siècle, ait la même étymologie.

* A ces exemples de toponymes gaulois du Haut-Valais, nous devons joindre encore quelques curieux hybrides gallo-germaniques.

Bettelmatten, du gaulois betulla « bouleau » et matten « prés », donc « Présaux bouleaux ».

Bietschtal, Bietschalp = « vallée » et « alpe des bouleaux », du gaulois bettia « bouleau ».

Nanztal. Le gaulois nanto « vallée » est devenu dans les patois romands nant « vallée, vallon » et surtout « torrent ». Il est probable que Nanztal signifie « vallée du torrent », et que le Ginanztal voisin, formé du préfixe collectif allemand ge, de nanto et de tal, veut dire « Vallée des torrents réunis »: le Mühlebach, qui l' arrose, a une douzaine d' affluents.

Taubenwald. Un examen superficiel conduirait à deux traductions aussi fausses l' une que l' autre: « bois des colombes » ou « bois des sourds ». Il faut rapprocher Taubenwald de ses doublets Tobwald, Toppwald, Toubwald, Taugwald, Dauwald, Doppwald, dans lesquels le premier élément est l' ad gaulois dubo « noir, sombre ». On traduira donc Taubenwald par « noire forêt », et l'on remarquera que le nom de famille Taugwald appartient à ce groupe.

IIe partie.

Noms de lieux d' origine latine et romane.

En l' an 57 avant Jésus-Christ, sur l' ordre de Jules César, le général Galba établit son camp fortifié à Octodure ( Martignybientôt s' engagent des combats très meurtriers, dont l' issue ne pouvait être douteuse. Rome victorieuse étend son pouvoir du Léman à la Furka et même au delà. Le territoire conquis reçoit le nom de Vallis pœnina, et on ne parle plus de Nantuates, de Véragres, de Sédunes et d' Ubères, mais de Vallenses « hommes de la vallée ». Durant quatre siècles, le pays va se romaniser rapidement et profondément, car cinquante ans ne s' étaient pas écoulés que les Vallenses avaient compris les avantages de leur situation nouvelle. Et leur loyalisme est si grand que certains d' entre eux se voient accorder des droits presque équivalents à ceux des citoyens romains et que les empereurs peuvent recruter chez eux un régiment de cavaliers fidèles, l' ala Vallensium. Tout concourt d' ailleurs au prestige de Rome. Les admirables légionnaires bénéficient de cette affinité naturelle qui, partout, lie avec le soldat le petit peuple et les jolies filles; les agriculteurs et les marchands prennent les habitudes et la langue des négociants romains qu' a attirés la récente conquête. Le développement économique et commercial est considérable. La bonne société entre en relation avec les fonctionnaires envoyés pour gouverner la province, toujours., .>. t gens du meilleur monde, qui, dans ces contrées à demi-barbares, apportaient Yurbanitas, que nous traduirons par « l' air et les manières de la capitale ». La littérature et les arts de Rome répandent leurs séductions chez les Vallenses éblouis par tant de nouveautés. La population augmente et les vallées latérales voient se multiplier les établissements.

Aussi le latin est-il de bonne heure adopté par les Gaulois du Valais. S' ils ont appris assez facilement la langue de leurs vainqueurs, c' est à cause des* ressemblances des idiomes des deux peuples. Par exemple, pour dire: roi, argent, trois, lac, mer, raie, trente, ils emploient les mots: rix, argento, tri, lucos, mor, rica, triconti, et les Romains: rex, argentum, très, lacus, mare, riga, triginta. Ces analogies de vocabulaire sont frappantes.

Sans doute subsistera-t-il, ici et là, quelques îlots où la vieille langue sera employée jusqu' aux 5e et 6 siècles: résistance insignifiante qui ne peut entraver les destinées victorieuses de la lingua romana. Le latin s' est si fortement implanté que les patois du Valais roman en sont les descendants directs et légitimes.

Quels sont, dans la toponymie, les résultats de ce bouleversement linguistique? Des noms de lieux gaulois vont être remplacés par des vocables latins, mais, surtout, le développement du pays a fait naître des lieux habités nouveaux qui recevront des désignations dans la langue nouvelle. A ne considérer que le Haut-Valais, qui seul nous intéresse dans la présente étude, on peut affirmer que le latin doit nous donner l' étymologie des toponymes créés entre le 1er et le 9e siècle dans les régions germanisées les premières ( Conches, Lœtschenthal, par exemple ), et jusqu' au 15e siècle dans celles où le dialecte alémanique s' introduira en dernier lieu ( Louèche, Salquenen, par exemple ).

Quand les documents historiques font défaut, il est toujours difficile, et même téméraire, d' attribuer une date précise à la naissance d' un toponyme, cependant certains indices permettent de supposer que quelques-uns des noms que nous allons étudier sont apparus à l' époque où l'on s' est mis à parler latin dans le Haut-Valais et qu' ils ont été dès leur origine un vocable latin. D' autres, plus jeunes, de formation dite romane, sont en tout cas antérieurs au 15e siècle. Tous ces noms, naturellement, subiront au cours des âges maintes modifications: changements de consonnes et de voyelles, additions et surtout suppressions de lettres, etc., pour aboutir à des formes germanisées.

Voyons en quelques exemples.

Albinen, en 1224 Albignun, de même origine que Arbignon ( sur Collonges ), en 1200 Albignon, ne signifie pas « petite alpe », comme on l' a dit, mais rappelle le nom de famille ou le gentilice de son fondateur ou premier propriétaire, le Romain Albinius.

Almagell, en 1291 Armenzello, en 1377 Almenkel, en 1491 Almakel, est situé à la « bifurcation » de deux chemins qui se dirigent, au sud, vers le Monte Moro et, au sud-est, vers le Col d' Antrona et qui furent des voies commerciales importantes. Tous deux sont connus et fréquentés depuis le 13e siècle et en partie pavés. Au col d' Antrona, on voit les restes d' un dépôt de sel ( une souste ) construit en 1792.

Comme, dans les Alpes, la métaphore « fourche » était réservée aux cols ( Furka, Furgge, Forclaz, etc. ), on ne pouvait, sans risque de confusion, l' employer pour désigner une « bifurcation ». Le peuple eut recours à une autre métaphore excellente: le « mancheron » de la charrue, les deux cornes du mancheron représentant fort bien deux sentiers descendant de la montagne et convergeant vers le fond de la vallée. Or, mancheron dérive de « manche », en latin manicus. On peut supposer, m' écrit en substance M. Hubschmied, que dans la Vallée de Saas, un diminutif de manicus, manicellus, devenu manzel à l' époque romane, servit à exprimer l' idée de « bifurcation ». Comme la région était en relation constante avec l' Italie, naquit la forme al manzel « à la bifurcation », qui explique fort bien la graphie Ar+menzello de 1291, où apparaît la permutation si fréquente en Valais de 17 en r ( balme devenant barme, etc. ).

Scherminong ( alpage sur Albinen ), que l' atlas Siegfried appelle Chermignon, est identique à Chermignon, village du district de Sierre, et vient, comme Albinen, d' un gentilice romain, Carminius.

Finges, en allemand Pfyn ( hameau et forêt ), en 1321 Fingis, en 1376 Fynio. Trois solutions sont proposées: 1° comme Finhaut, en 1294 Finyaux, de fenile « fenil »; 2° dérivé du gentilice Fidius; 3° Finges de finicos « les gens de la frontière », et la forme allemande Pfyn, anciennement d' Fin, du latin finis « la frontière, les confins ». La troisième solution nous paraît la meilleure, à cause de l' analogie frappante avec Pfyn ( Thurgovie ), qui est le Fines de l' Itiné d' Antonin, et dont la situation correspondait à la « frontière » de la Gaule.

Findelen, sur Zermatt, autrefois Finelen et Finneln sur Staldenried, du latin fenile « les fenils », sont probablement postérieurs à l' époque romaine.

Fiesch ou Viesch, en 1196 Via, 1239 Vius, 1277 Vios, 1323 Vies, germanisé en Viesch, est sans doute le latin vicus « le village », comme dans le Faucigny Viuz, et Vieu dans l' Ain.

Zen Gafinen, de capanna « aux cabanes ».

Gampel, en 1238 Champilz, 1344 Champez, 1454 Gampil, est le latin campellum « le petit champ », comme nos Champel, Champex, etc.

Gampinen ou Gampenen, en 1267 Champagnes, du latin campanias « les campagnes ».

Gamsen, en 1233 Gamosum, en 1392 Chamosono, en 1400 germanisé en Gamse, doit avoir la même origine que Chamoson ( Bas-Valais ), en 1050 Villa Camusia, en 1214 Chamosun. Est-ce « territoire à chamois », comme le dit Jaccard? L' altitude s' y oppose. On y verrait plutôt un « domaine de Camu-sius ». Mais ce gentilice est-il attesté?

Gesehenen, en 1381 Geschinon, identique à Gœschenen ( Uri ), et à l' italien cascina, doit être le latin *capsina, dans le sens de « petit chalet », qui serait un diminutif de capsum ou capsa, devenus dans le Valais romand chiesso, Chesse, d' où Bonatchesse, Chessette ( Val de Bagnes ).

Gestein ( Ober- et Unter- ), en 1331 Castellione, diminutif de castellum « château-fort, forteresse », identique au français Châtillon.

Gifrisch, au 13e siècle Chevrils, Chivriz, du latin caprile « étable à chèvres », identique aux Chevril, Chevry, Chevrilles de la Suisse romande.

Glis, en 1231 Glisa, 1309 Glis, du latin ( ec)clesia « église », ne désignait pas une église isolée, mais un village qui, le premier peut-être, doté d' une église grande ou petite, se distinguait ainsi des autres. Aujourd'hui encore, sauf erreur, Glis a l' église paroissiale de Brigue. Il est identique aux toponymes français Gleizes, d' où Gleysenove, Glisolles, Grisolles. On remarquera l' aphérèse, c'est-à-dire la chute de la première syllabe ec du mot latin, qui s' est produite aussi en italien: ( ec)clesia est devenu chiesa, et en provençal, glieisa. Glis est un échantillon toponymique unique en Suisse romande, où sont très fréquents, au contraire, les Môtier, Mothy, Mouthi, du latin monasterium.

Grengiols, en 1052 Graneiroles, 1222 Griniruels, 1290 Graniols, 1325 Greniols. La forme primitive vient du latin granariolas « petits greniers ».

Goms ou Conches, au 13e et 14e siècles Conches et Gomes, semble avoir son origine dans le latin concha, comme les autres Conches romands, et signifier, par conséquent, « vallée, grande dépression », mais cela n' est pas certain.

Grœchen, en 1250 Granges et Grescon, 1295 Grangiis, 1307 Grenkun, du latin *granica « grange ».

Kalpetran, en 1315 Kalpotran, peut-être du latin callis *petranus « le sentier pavé ».

Praborgne ( ancien nom de Zermatt ) en 1285 Pra Borno. On a souvent dit, avec raison semble-t-il, que ce nom se traduit fort bien en allemand par Lochmatte, borne ou borgne signifiant « trou, creux, fond de la vallée », comme pour les nombreuses rivières homonymes.

Saas, au 13e siècle Sauxo, Solxa, Sausa, etc., a la même origine que 7a Sage ( Val d' Hérens ), prononcé en patois la Châse, et remonte au latin salicem « saule, osier ». C' était autrefois le nom de la vallée tout entière, et non des trois villages Baien, Im Grund, Fee.

Fee, en 1491 Fee, Vee, 1578 Föberg, du latin fœta « brebis pleine », puis « brebis en général ». Les patois romands disent feya « brebis », qui explique Crau des Fayes, Tannaz es Fayes, Six des Fées, Pare es Fées, etc., où il ne faut pas voir de gracieuses fées.

Salquenen est la forme française officiellement consacrée par les C. F. F., mais elle est un hybride monstrueux: on devrait dire Salquène ou mieux Sarquène, comme on le faisait encore il y a cent ans et comme le prouve la prononciation patoise des voisins romands: Charkèno. En 1235 Salqueno, en 1332 Sarqueno, dérivé de saliconem « petit saule ».

Salgesch ( prononcé Salkesch ) est le nom alémanique du même village. Il a le même sens que la forme romane, mais représente salicetum « saulaie ».

Termen, du latin terminus « frontière ». Voir plus haut Mœrel.

Turtig, en 1306 Turtinge, 1414 Turting. Ces formes semblent être une germanisation de Torteins, qui était en 1290 le nom de l' Alpe de Tortin ( Nendaz ). Turtig et Tortin pourraient avoir la même origine et dériver du latin tortus « tordu, tortueux », d' où les significations « tournant du chemin » pour le premier, et « vallon tortueux » pour le second.

> Dès le 15e siècle, le Haut-Valais étendit sa suprématie sur toute la vallée, dans les domaines religieux et politique. Il en résulta un déplacement de la frontière linguistique, qui s' avança peu à peu de Gampel à Sierre. Le district de Louèche, par exemple, roman au moyen âge, sera germanisé définitivement au 16e siècle. Mais la toponymie romane ne disparaît pas; cette germanisation tardive n' a d' autre effet que de modifier légèrement la prononciation des noms de lieux. Voici quelques exemples, relevés dans les environs de Louèche et de Salquenen, dont il suffira de donner les équivalents français.

Tschallong « champ long ».

Schachtalar « châtelard ».

Kleiven, au 15e siècle eys cleoes « aux pentes ».

Sehanderong « champ Durand ».

Grandschang « grand champ ».

Flanlsellini;j « plan champ ».

Tschabeln « chables ».

Tschalmett « charmette », soit « petite chaux ».

Tschiidenett « chaudannette ». Les « chaudannes » sont des sources ou ruisseaux qui ne gèlent pas en hiver.

Tscharboniry « charbonnières ».

Tschenefieren « chenevières », où l'on cultive le chanvre.

Glü, au 15e siècle ou doux « au clos ».

Glumartang « clos Martin ».

Goliéry, au 15e siècle en laz coloyri », aux couloirs ».

Folyeret « feuillerette », bois feuillu, par opposition aux conifères.

Franové « pré nouveau ».

Frewire « ( le champ du ) preveyre », c'est-à-dire du « prêtre », en vieux-français preveire, du latin prcebyterum.

Flaschen, Flaschetten « places, placettes ».

Flagnen, au 15e siècle eys plannes « aux plans ».

Flantcy « les ( terrains ) plantés ». Comparez la Planta, à Sion.

Golliet « la petite gouille ».

Guttet, en 1359 Göltet « petite goutte », c'est-à-dire petite source, comme les Gottettaz romandes.

Larschen, au 15e siècle ou clou dou larsy, « au clos du mélèze ».

Mulling, au 15e siècle az mulyn « au moulin ».

Pravillerang, au 15e siècle en pra Willeran « au pré de Willeran ».

Rachar « racard » ( fenil, petite grange ).

Karo, au 15e siècle eys quarroz « aux coins ».

Susten « la souste », c'est-à-dire: douane, entrepôt de marchandises.

Schinjeren, en 1224 Sinieres « terres où l'on peut senâ ( semer ) des céréales ». Identique à Seneires, sur Orsières, couvert de champs de seigle.

Tscherdig, au 15e siècle eys gerdys « aux jardins potagers ».

Schanderiino, au 15e siècle eys chan de ronoz « aux champs du Rhône ». Remarquer que le fleuve garde son nom roman et n' est pas appelé Rotten comme dans la vallée de Conches.

Nous avons signalé dans la première partie de cette étude quelques toponymes hybrides formés d' éléments gaulois et germaniques: on ne s' éton pas qu' à cette frontière des langues on puisse constater des accouplements de mots romans et alémaniques. Nous ne nous arrêterons pas à ces monstres tout modernes que sont le Signalhorn, le Napoleonsbrücke ou la Concordiaplatz, mais nous considérerons avec plus d' attention les formations suivantes, qui sont beaucoup plus anciennes.

Autan niizfirat « arête dep Autannes ».

Alpetjigrat « arête de la petite alpe »..

Tschesswald. A notre avis, le premier élément, tschess, est celui que nous trouvons dans Bonatchesse ( Val de Bagnes ), forme patoise ancienne, tombée en désuétude, venue du latin capsa, capsum, et qu' on traduira par « chalet ». ( Voir plus haut Geschinen, de capsina ). Donc Tschesswald serait « la forêt du chalet ».

Majingalp et Majinghorn sont, littéralement, « l' alpe » et « la corne du mayen ».

Manschetgraben est le « ravin du petit mayen », du « mayenchet ».

Pischiourgraben ( en 1551 Comba dou Pissyor ) se traduit par « ravin du pissoir ». On sait le rôle important que joue le verbe « pisser » dans la toponymie des ruisseaux et des cascades.

Visperterminen « les limites » ou « les confins de Viège ».

Windstadel. L' allemand Stadel est l' équivalent de « grenier » ou du valaisan « racard ». Le premier élément n' est pas Wind « le vent », mais le mot français ou roman viande, dans son sens ancien de « vivres, provisions », du latin vivendo. Donc Windstadel est le « racard aux provisions ».

Mais il est temps de conclure et de rappeler, une fois de plus, que les noms propres de lieux ne sont pas des mots vides, pareils à ces étiquettes fantaisistes qu' on colle sur les produits pharmaceutiques ou alimentaires. Ils doivent signifier quelque chose, et l' alpiniste aime, pensons-nous, à en connaître l' explication raisonnable. Cette étude sommaire et incomplète des toponymes prégermaniques du Haut-Valais ne saurait prétendre à évoquer les vicissitudes de l' histoire de ce pays. Cependant elle soulève un coin du voile qui recouvre ce passé, tout en illustrant la réalité présente. Certains noms de lieux très anciens sont aujourd'hui encore en harmonie avec les reliefs du sol et la végétation, et d' autres nous laissent deviner des croyances ou des superstitions dès longtemps révolues. Mais, il se peut, hélas! que les fées et les « Dames » des torrents gaulois aient pour compagnons ces fantômes auxquels se laissent prendre les étymologistes téméraires.

Vevey, avril 1938.

Index des principales sources consultées.

H. Jaccard, Essai de toponymie. 1906.

J. Zimmerli, Die deutsch-französische Sprachgrenze in der Schweiz. III. 1899.

E. Muret, Effets de laliaison de consonnes initiales avecs finale, observés dans quelques noms de lieu valaisans, dans Bulletin du Glossaire des patois de la Suisse romande. 11e année, N° 3.

E. Tappolet, Les données fondamentales des conditions linguistiques du Valais, dans Revue de linguistique romane. Tome VII.

J. U. Hubschmied, Notes de toponymie dans Über die Verbreitung von « Heiden-gräbern » am Ausgange des Visperlales und des Turtmanntales, paru dans 18. Jahresbericht der Schweizerischen Gesellschaft für Urgeschichte, pro 1926.

J. U. Hubschmied, Bagako, Bagon(o ), dans Revue celtique. Tome L. N° 3.

J. U. Hubschmied, Über schweizerische Flussnamen, dans Der kleine Bund, 29. November 1931.

J. U. Hubschmied, Gallische Namen auf —pi,pa, dans Festschrift Ls. Gauchat. 1926.

J. U. Hubschmied, Sprachliche Zeugen für das späte Aussterben des Gallischen, dans Vox Romanica. III. 1938.

J. U. Hubschmied, Nombreuses et importantes communications personnelles.

G. Dottin, La langue gauloise.

Leo Meyer, Zermatt in alten Zeiten, dans Jahrbuch des S.A.C. 1922.

Marcel Kurz, Guide des Alpes valaisannes. Ill a, III 6. 1937.

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