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Noms de lieux alpins. V.

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Jules Guex. V.

Corrections, additions et discussions.

( Suite. ) Etier ou Etiez sur les dernières éditions de l' Atlas topographique de la Suisse. Hameau situé à l' entrée du Val de Bagnes, entre Sembrancher et Voilages.

On se rappelle peut-être que, dans une étude publiée ici-même, en janvier et août 1930 4 ), j' ai essayé d' expliquer ce nom de lieu comme une relique NOMS DE LIEUX ALPINS.

de la route romaine qui conduisait d' Octodurus ( Martigny ) au Mons Jovis Poenini ( Grand-Saint-Bernard ). Il me semblait qu' il y fallait voir un souvenir de la « huitième » pierre milliaire — ad « odavum » lapidem. Mais cette interprétation ne satisfait pas M. Ernest Muret, professeur à l' Université de Genève, et, dans la Revue d' histoire suisse 1 ), il a fait à mon analyse trois objections, auxquelles je m' efforcerai de répondre.

I. Mon évaluation de la distance serait par trop sommaire, et, à ce qu' il semble à M. Muret, un peu trop faible.

Tracé présumé de la Voie romaine d' Octodure au MUoux Kilomètres 12 Une évaluation de cette nature ne peut être que sommaire, parce que nous ignorons la situation exacte ( à Martigny ) du point à partir duquel se faisait la numérotation des milliaires et parce que je ne saurais indiquer avec une précision mathématique le lieu où était implantée la huitième borne. Toutefois, deux documents classiques, l' Itinéraire d' Antonin et la Table de Peutinger ( ou Table Théodosienne ), nous apprennent l' un et l' autre que l'on comptait 25,000 pas romains, soit 37,05 km. d' Ododurus ( Martigny ) au Mons Jovis Poenini ( Grand-Saint-Bernard ). Cette concordance frappante permet d' accorder entière créance à cette évaluation. Si je fais appel à des expériences répétées de mes jeunes et lointaines années, la dite étape, avec sa différence de niveau de + 2000 m. environ, demande à un marcheur moyen 9 heures et 20 minutes de marche effective, par les raccourcis, soit 4 heures Tome XI, fase. 4 ( 1931 ), p. 426.

NOMS DE LIEUX ALPINS.

de Martigny à Orsières, et 5 h. 20 m. d' Orsières au Grand-Saint-Bernard * ). Faire 25,000 pas romains en 9 h. 20 m ., c' est en faire 2678 en 1 heure. Or, pour atteindre Etier ( soit le confluent des Dranses de Bagnes et d' Entre ) en partant de Martigny-Ville, il faut 3 « petites » heures si l'on suit le fond de la vallée, donc 8034 pas 2 ) d' après mon calcul ci-dessus. Ce parcours, sur une pente de 2% en moyenne, est de 12 km. environ, soit de 8090 pas romains. L' écart n' est pas négligeable entre ces 8034 ( ou 8090 ) et les 8000 pas romains qu' annonçait la pierre milliaire, origine du nom d' Elier?

Mais voyons si le résultat sera le même si l'on suit le tracé de l' ancienne route romaine qui franchissait le Mont Chemin 3 ). De Martigny, par les villages de Chemin, on atteint le point 1342. Cette montée rapide, sur une pente de 23% en moyenne, demande 2 heures et 15 minutes. Du point 1342, par Vence, on redescend en 45 minutes à Etier. Total: 3 heures, soit, comme pour l' autre itinéraire, 8034 pas romains.

Il ne me semble pas que ces évaluations, tout approximatives qu' elles sont, soient « par trop sommaires ».

IL « La situation d' Etier par rapport à la route du Grand-Saint-Bernard est excentrique, écrit M. Muret. Quels motifs auraient engagé les ingénieurs romains à détourner leur tracé vers Etier, qui est au nord-est, pour le ramener ensuite dans la bonne direction ( au midi ), par un pont jeté sur la Dranse de Bagnes? » A cette deuxième objection, je répondrai ceci:

a ) La route romaine descendant de Vence atteignait le fond de la vallée à quelque cinq cents mètres seulement du confluent des Dranses de Bagnes et d' Entremont, dans l' état actuel des lieux.

bL' avantage était considérable, pour les ingénieurs romains, de jeter un seul pont et sur un cours d' eau plus étroit en amont qu' en aval du confluent.

c ) Ce pont unique, jeté sur la Dranse de Bagnes, permettait de rester constamment sur la rive droite de la Dranse d' Entremont, jusqu' au delà de Bourg-Saint-Pierre, et même de Proz.

d ) Franchir la Dranse en aval du confluent, c' était l' obligation de construire un pont beaucoup plus considérable et de s' engager ensuite sur des pentes rocheuses où l' établissement d' une route était fort difficile sans explosifs; c' était l' obligation enfin de construire un deuxième pont à Orsières. Au contraire, les terrains de la rive droite, entre Etier et Orsières, étaient bien plus favorables. Ne s' y trouvait-il pas un établissement romain: une villa Camullia, le Chamoille d' aujourd?

e ) Enfin, en admettant que la route romaine conduisant au Grand-Saint-Bernard n' ait pas fait ce modeste détour par Etier, ne pourrait-on pas supposer que ce huitième milliaire se trouvait sur un embranchement de chemin remontant le Val de Bagnes?

III. « L' étymologie proposée ( Odavum = Etier ) ne s' impose pas comme évidente », écrit plus loin M. Muret. « Les plus anciennes mentions: octiart, octeat, uiteat, Oitiez ( 1150 et 1179 ), à cause de leurs consonnes finales, sont incompatibles avec l' hypothétique odavum. » Cette dernière objection paraîtra peut-être irréfutable à première vue, mais je crois pouvoir y répondre d' une manière satisfaisante.

Je ne mettrai pas en doute l' exactitude des érudits italiensdans leur transcription des documents d' archives qu' ils ont eus sous les yeux. Ce que. je déclare trompeurs, ce sont les documents d' archives eux-mêmes. En effet, le sympathique Renaud d' Etier, qui, avec son compère Odon de Bagnes, figure comme témoin dans les actes passés, vers 1150, par Humbert III de Savoie, pouvait-il porter trois noms différents: Reinaudus de Uiteat, Renal-dus de Otties et Renaudus de Oitiez 2Il faut faire un choix dans la cacographie des notaires de ces temps lointains. Qui croira que les Bagnards du XIIe siècle aient jamais employé simultanément et indifféremment des sons aussi disparates que odiart, odeat, uiteat, oitiez pour désigner un hameau de leur vallée? De ces quatre orthographes, trois au moins ne rendent pas la véritable prononciation du nom d' Etier au XIIe siècle. Laquelle a des chances d' être la fidèle transcription phonétique du nom médiéval? Sans hésitation, j' affirme que c' est la quatrième: Oitiez. En effet, d' autres documents, de la même époque et postérieurs, ont tous à la terminaison le son ié. Les voici: Odier, 1150; Odiez, 1177; Oitiez, 1179; Oitiez, 1198; Othiez, 1245; Oytier ( retenez cette orthographe ), 1249; Odhiez, 1280; Odyez, 1315 3 ).

Or, la forme Oitiez ( qui, je présume, se prononçait oètié ) n' est pas incompatible avec mon hypothétique odavum. Elle l' est si peu qu' un autre l ) Gibrario et Promis, Documenti, sigilli e monete appartenenti alla storia della monarchia di Savoia ( Turin, 1833 ), pp. 64—66; MR, XXIX, p. 110.

* ) Cibrario et Promis, op. cit. pp. 66, 71 et 80.

3 ) Ce sont les formes que donne Jaccard dans son Essai de toponymie, p. 157. On sait qu' il ne proposait aucune traduction du nom d' Etier.

VIII26* Oytier ( Isère ) remonte très certainement à odavum, comme l' a montré Auguste Longnonet comme je l' ai répété après lui dans mon article de janvier 1930. Je prie le lecteur de s' y reporter, pour m' épargner des redites, et je rappelle le parallélisme significatif du verbe bagnard élyeoâ ( latin odauare ) « faire la traite de la huitième heure », c'est-à-dire « de deux heures après-midi ». Dois-je rappeler enfin que le latin odavum avait donné au moyen âge, en vieux-français, la forme oitief?

Pour conclure, je maintiens mon hypothèse. Faisant un pendant avec deux noms de la vallée d' Aoste: Quart et Diemoz, quartum et decimum, « quatrième » et « dixième », Euer, c' est le latin ( ad ) odavum ( lapidem ) « à la huitième pierre milliaire » de la route d' Octodure au Mont Joux.

Dimîlio — Dixmilieux — Demi Ièga ( voir Les Alpes [1930], pp. 31, 32 et 320 ).

Vers 1860, l' historien H. Meyer, faisant quelques recherches sur les routes romaines de nos Alpes, avait été frappé par le curieux nom d' un lieu situé entre Sembrancher et Orsières, qu' il orthographia: Aux Dixmilieux, et où il crut reconnaître: « Au dixième mille. » J' avais adopté en toute confiance le nom que Meyer avait noté 2 ). Selon M. Muret, ce nom « est inconnu des personnes auprès desquelles il a cherché à se renseigner à Orsières et à Martigny » 3 ). Je me déclare d' accord avec lui sur ce point, sans essayer de me retrancher derrière une « mort » possible de ce toponyme dans l' usage actuel4 ). M. Muret critique la traduction donnée par Meyer, et admise par moi-même un peu imprudemment peut-être. Puis il ajoute: « Par conjecture, je crois pouvoir identifier ce nom avec un lieu dit in demi léga, au hameau de la Duay, à mi-chemin entre Sembrancher et Orsières 5 ). Mon informateur local traduisait demi léga par ,,demi-lieue "; et, sauf meilleur avis, ce n' est, je présume, rien autre chose que cette contrefaçon qui s' est fait prendre pour une relique du système itinéraire des Romains. » Je doute fort que le vocabulaire patois actuel autorise la traduction de l' informateur de M. Muret, mais il ne s' ensuit pas qu' elle soit entièrement fausse. Ce léga, en effet, présente une intéressante analogie avec le lègue d' un nom de lieu français de la Gironde: Cartelègue, en latin Quarta leuga ( dans des textes du XIIIe siècle ) « à la quatrième lieue », qui est certainement « une relique du système itinéraire des Romains » 1 ).

Il me reste à expliquer le demi noté par M. Muret. C' est un mot que le patois de la région ne possède pas, je crois, ou ne possède plus et qu' on ne saurait traduire. Des informations que j' ai prises de mon côté il résulte qu' on le prononce demie ( avec un e final semblable à celui du mot brebis, par exemple ), donc presque demieu, forme aussi insolite que demi. C' est sans doute une déformation ou une contrefaçon, explicable à mon avis.

Le latin decima « dixième » a dû prendre en patois archaïque la forme diema ou dieme, qui correspond au français « dîme » et se retrouve, au masculin, dans le nom du bourg de Diemoz, situé à l' emplacement d' une borne milliaire, « ( ad ) decimum ( lapidem ) », au « dixième » mille en aval d' Aoste. Comme d' Aventicum au Mons Jovis la numérotation était faite en partie en lieues et en partie en milles, la pierre située près de la Duay et portant le signe numérique X a pu donner naissance à la désignation d' un heu par les mots latins: ad decimam leugam, puis, en patois archaïque, à la dieme léga « à la dixième lieue », bien qu' il s' agît en réalité du « dixième mille ». Quand les mots dieme et léga sortirent de l' usage et ne furent plus compris, la déformation se produisit et la contrefaçon apparut: à dieme léga se substitua demie léga, qu' on traduisit à moitié, vers 1860, pour M. Meyer, sous la forme Dixmilieux. Et derrière tous ces barbarismes reparaît l' interprétation: « au dixième mille », qu' avaient entrevue de Haller et le savant Zuricois et que M. Muret juge inacceptable.

Mais je conviens qu' il ne faut pas se complaire au jeu divertissant des hypothèses: elles sont dangereuses. Aussi bien, ce suspect Dixmilieux ou Dimîlio n' étail pour moi, dans mon analyse du nomd' Etier, qu' un argument d' appui très secondaire et, si j' ose dire, surérogatoire.

Vevey, novembre 1931.

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